Les politiques des philosophes

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La philosophie apparaît en général comme une sagesse individuelle, Alain la définissant même comme une "doctrine du salut sans Dieu", même si Dieu y était bien présent jusqu'à Hegel et Schelling au moins. La philosophie politique apparaît par contre assez marginale tout au long de l'histoire de la philosophie mais c'est un peu comme la religion qui semble consister dans l'expérience mystique de l'adepte, sa foi, alors qu'elle a une fonction éminemment sociale (d'adhésion à un récit collectif et d'appartenance à un monde commun, celui de sa secte). De même, on va voir comme les différentes philosophies, opposées entre elles, s'avèrent en fait fonder des politiques et des idéologies encore vivaces, qui toutes promettent un salut, collectif cette fois.

Même Descartes, qui ne s'est guère occupé de politique, a pu faire dire à Tocqueville que la Révolution française était le fait de "cartésiens descendus dans la rue", ce qui est bien sûr exagéré, et peu conforme aux faits, mais n'est pas faux pour autant. Ainsi, la table rase du passé et la tentative de reconstruction rationnelle de la société par les révolutionnaires rejoignent bien la reconstruction rationnelle entreprise par Descartes comme par chaque système philosophique, reconstruction qui s'avère à chaque fois fautive. L'affirmation un peu trop optimiste d'un bon sens qui serait la chose la mieux partagée - ce que tout dément pourtant, notamment les sciences - participera beaucoup aussi à la légitimation de la démocratie, dans une conception "cognitive" de la démocratie, au moins très prématurée, et d'une volonté générale ne pouvant se tromper (pas de malin génie qui nous trompe).

En tout cas, pour ma part, c'est effectivement par souci politique surtout que je me suis intéressé à la philosophie, d'abord sous l'égide de Hegel et Marx, dans le sillage de Mai68, mais ayant fini par adopter une "philosophie" écologique de l'extériorité, je suis devenu plutôt antiphilosophe puisque réfutant aussi bien les promesses d'un salut personnel que d'un salut collectif dans une fin de l'histoire idyllique qui escamote l'extériorité du réel et les causalités écologiques. Les philosophies, qui ont fait avancer les connaissances et permis les sciences rationnelles, ne pêchent pas seulement en effet par ce qu'elles ignorent mais par ce qu'elles veulent refouler in fine grâce à quelque formule magique bien trouvée, le vrai n'étant plus qu'un moment du faux.

L'actualité politique illustre cependant qu'il ne suffit pas de simplement rejeter toute la tradition philosophique pour ne se fier qu'aux sciences car l'influence des diverses métaphysiques est bien réelle, elle aussi, motivant les différents mouvements de l'extrême-gauche à l'extrême-droite, les illusions révolutionnaires et démocratiques tout comme les revendications identitaires ou d'un retour à la nature. Ces illusions métaphysiques prennent des formes opposées entre Marx, Heidegger, Deleuze, etc., mais à chaque fois nous promettent la lune, une vie tout autre. Examiner l'histoire de la philosophie sous cet angle politique est en tout cas assez éclairant (rejoignant d'ailleurs des analyses marxistes).

Socrate (-470 ~ -399) reste le fondateur en se focalisant à raison sur notre ignorance première appelant un apprentissage. Il ne s'agit pas seulement de ce qu'on ignore cependant, mais de la prise de conscience honteuse de ce qu'on ne savait pas qu'on ignore, et donc de nos faux savoirs inquestionnés, préjugés ne témoignant que de notre sottise et notre fatuité. Il n'avait comme souci que de rationaliser les débats publics et de former les dirigeants politiques, de les moraliser, objectif honorable mais on ne peut dire qu'il ait été un fin politique, cela lui a si peu réussi qu'il a été condamné à mort démocratiquement (à cause aussi des turpitudes de son élève Alcibiade). Il n'était pas pour autant un réformateur, seulement un formateur, faisant miroiter quand même la perspective d'une vie après la mort, pourtant contradictoire dans les termes.

Par contre Platon (-427 ~ -347) illustrera le projet démesuré d'une reconstruction rationnelle de la République assez effrayante. On retient en général exclusivement la métaphysique platonicienne alors que la préoccupation principale de Platon était bien politique, ses "vagabondes folies de Sicile" en témoignent (la Lettre VII relatant ses déboires à la cour de Denys, tyran de Syracuse qu'il a failli payer de sa liberté et de sa vie). Son modèle était celui d'un des très rares rois philosophes, son ami Archytas de Tarente, dont la sagesse était reconnue de tous, ce qui avait convaincu Platon qu'il n'y avait rien de mieux qu'un gouvernement des sages - sauf que les philosophes se révéleront souvent pires que les ignorants. Ce n'est pas si simple, en effet (et Platon sera plus mesuré dans Les Lois où il gardait quand même la condamnation à mort pour impiété de "ceux qui, devenus semblables à des bêtes fauves, ne croient pas à l'existence, à la providence et à l'inflexible justice des dieux").

L'ironie avec Aristote (-384 ~ -322), bien plus raisonnable et s'appuyant sur la réalité des constitutions politiques de son temps, c'est que son idéal de république modérée, combinant démocratie, oligarchie et aristocratie, est devenu immédiatement obsolète dans l'Empire d'Alexandre, son élève, mettant fin à l'indépendance des cités et donc à la citoyenneté ou même la philia qui n'est plus constitutive. Aristote a servi surtout à naturaliser le patriarcat, le racisme et le sexisme, justifiant par leur supposée "nature" la domination des esclaves et l'infériorisation des femmes (comme des enfants) qui auraient besoin d'être commandés. Il est patent ici comme l'idéologie ne fait que refléter un mode de production, trouvant toutes sortes de rationalisations pour fonder en droit l'ordre établi. C'est ce qui permettra à Alexandre de baser l'Empire sur l'alliance des aristocraties, dans le respect des hiérarchies comme du système esclavagiste.

Alors que, pour les épicuriens, cette confiscation du politique par l'Empire justifiera le repli sur la propriété privée, à cultiver son jardin, les Stoïciens pour leur part justifieront l'ordre établi et la participation au système impérial, mais brouillant cette fois la séparation entre esclaves et citoyens (tous esclaves de l'empereur). En réaction à un stoïcisme trop élitiste, le catholicisme, première grande religion post-philosophique, émanation de l'Empire dont il répand le Droit (canonique), renversera justement cette morale de maîtrise en morale d'esclave, ouvrant à la communauté universelle des pêcheurs. La séparation entre la cité de Dieu et la cité terrestre participera à désamorcer les revendications des dominés dans ce monde-ci mais la place centrale de la foi favorisera plutôt le féodalisme de la décadence, la fidélité à ses maîtres plutôt que la fidélité à l'Empire. On ne peut dire que ces conceptions mafieuses aient disparu de nos jour, bien qu'affaiblies par rapport à ces temps anciens.

Descartes (1596 - 1650) fera essentiellement la promotion de la liberté de l'individu, libre de choisir son groupe, son pays, sa religion (prémices du contrat), mais on a vu qu'il allait servir à fonder une conception très naïve de la démocratie, sans se rendre compte qu'il ne suffit certes pas d'avoir des idées claires et distinctes (comme le sont les théories du complot et la désignation de boucs émissaires).

Spinoza (1632 - 1677) n'est pas important seulement par son Traité théologico-politique qui plaide pour la séparation de la religion et de la politique tout comme pour la liberté contractuelle, mais ce qui aura le plus de conséquences funestes, c'est sa théorie des essences, précédant les monades de Leibniz, et de l'histoire comme leur simple expression, nourrissant les revendications identitaires. Nietzsche en sera la version de droite peut-on dire, reprenant presque tout en dehors du Dieu qui couronne le système.

Je ne cherche pas à être exhaustif et la philosophie anglaise (en fait écossaise) n'a pas d'influence notable sur le continent - ce qui a de quoi étonner. On doit quand même parler rapidement de John Locke (1632-1704) dont l'empirisme, et la loi naturelle qui en découle, est directement politique, comme il l'expose dans ses "Traités du gouvernement civil", fondement du libéralisme et de la propriété qui résulterait du travail ou plutôt de la valorisation (celui qui valorise une épave non exploitée en acquiert la propriété). Il essaiera, sans vraiment y parvenir, de justifier l'esclavage sur ces bases libertariennes, étant lui-même très impliqué dans la traite des esclaves. De façon transparente sa philosophie empiriste contractualiste (d'une société et d'un gouvernement résultant d'un contrat social) qui valorise la liberté individuelle et l'oppose résolument à l'absolutisme, est bien la philosophie de la conquête du nouveau monde, la justification de l'appropriation des terres des Indiens et du système esclavagiste, concernant donc assez peu l'Europe.

Avec son empirisme sceptique, David Hume (1711-1776) qui lui succède, et réveillera Kant de "son sommeil dogmatique", sera plutôt le théoricien des tout débuts du capitalisme anglais, dans le sillage de "la fable des abeilles" de Mandeville, ramenant morale et politique aux passions (préférences) individuelles, au plaisir et à la douleur, la base de la socialisation étant l'instinct sexuel et la famille dont la société garantit la propriété et les échanges par un Etat de Droit autoritaire. Il défend ainsi la liberté économique et le libre-échange, la seule légitimité étant celle du consentement. La propriété (et les inégalités), n'étant pas en Ecosse comme pour Locke en Amérique l'appropriation par le travail, ne se justifierait pour lui que par la limitation des ressources.

Rousseau (1712 - 1778) est bien sûr incontournable politiquement avec son Contrat social qui nous fait croire qu'on pourrait choisir son peuple et sa constitution, que notre cohabitation résulterait non d'un réel préalable, de rapports de force, d'une histoire, mais d'un contrat volontaire (contrat qui aura tant de succès par contre dans l'économie libérale). Cette utopie ne peut s'appliquer qu'à des groupes de colonisateurs partant fonder des cités, non à ceux qui restent sur place et doivent cohabiter avec leur voisinage. Il est aussi utopique de définir la liberté comme le respect de la loi qu'on s'est donnée, volonté générale universelle car supposée détachée des intérêts particuliers, ce qui est pure abstraction ("écartons les faits").

Kant (1724 - 1804) s'est beaucoup inspiré de Rousseau en identifiant la liberté au devoir moral comme loi de la raison. La reconnaissance de notre "insociable socialité" et des limites qu'il met à notre faculté de connaître réfutent cependant la plupart des utopies en nous renvoyant à notre finitude. En réponse à Herder, son "Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique", précédant la Révolution française de 5 ans seulement, postule malgré tout un sens à l'histoire, un dessein rationnel de la nature comme de l'évolution, bien qu'échappant à nos fins, "déploiement continu, progressif, quoique lent, des dispositions originelles de notre espèce". On reste dans le déploiement d'une essence intérieure au lieu d'une détermination écologique par l'extériorité, notre espèce n'existant pas sinon, seulement comme adaptation au progrès technique. [Sa conception de l'histoire comme progrès, "comme si" elle avait une finalité bien que "sans fin" assignable se retrouvera dans la conception du Beau de sa "Critique du jugement", tentative maladroite d'appréhender ce que sera la théorie de l'évolution].

Après avoir participé à la Révolution française, Fichte (1762 - 1814), pour qui on ne se pose qu'en s'opposant, sera l'initiateur, contre l'Empire napoléonien, du droit des peuples à l'autodétermination, concept, pourtant sans aucune consistance mais opposé à l'universel devenu oppresseur, et qui justifiera bien des dictatures, après l'indépendance et la décolonisation, ou des guerres sanglantes (en premier lieu Hitler prenant prétexte des Sudètes). Si pour Fichte le peuple a pu être présenté comme une création volontariste, résultant de son auto-affirmation, de son adhésion à cette communauté particulière (nouveau contrat social), il est au contraire pour Herder (1744-1803) une réalité historique, héritée, pré-individuelle, développement d'une nature propre, en référence à l'expression libre de son essence (comme une plante), selon Spinoza, ainsi qu'aux monades de Leibniz ("sans porte ni fenêtres"), conception identitaire relativiste, qu'on peut dire raciste ou biologisante, et qu'une conception écologique rend illusoire au profit de causalités extérieures et d'une convergence évolutive. Les deux conceptions du peuple, originaire ou choisi, se mêleront dans l'éveil des nations où l'essence éternelle du peuple n'empêchera pas d'en exiger sa réaffirmation par une adhésion individuelle et des cérémonies publiques. On n'en a pas fini encore depuis que s'éloigne assez la mémoire du nazisme pour qu'il revienne nous hanter.

Les préoccupations politiques de Hegel (1770 - 1831) sont incontestables, témoin enthousiaste de la Révolution française dans sa jeunesse et partisan avant-gardiste de l'utopie du règne du Bien, du Bon et du Beau pour finir par critiquer ces utopies et se résoudre, après l'Empire napoléonien, à une monarchie constitutionnelle et au règne du Droit - avant ce que Kojève interprétera comme la fin de l'histoire avec un Etat universel et homogène (supranational et sans classes). On retient plutôt en général cette promotion de l'Etat, ce monstre froid jugé dictatorial et uniformisant, alors que c'est un Etat de droit où l'individu peut faire valoir ses droits contre l'autorité, avec une société civile pluraliste dotée d'une grand autonomie où la propriété privée est la condition d'une liberté objective et des droits individuels - ne faisant que théoriser le capitalisme naissant. Ce qu'on peut lui reprocher, c'est d'avoir (comme Marx ensuite) fait de l'histoire une théodicée et de n'avoir reconnu la place du négatif et de la dialectique que pour les éliminer à la fin dans une réconciliation finale (le grand pardon) où le réel extérieur disparaît absorbé par le système achevé. Cependant, l'influence politique de Hegel passera surtout par les hégéliens de gauche et leur contresens sur sa théorie de l'histoire où "la chouette de Minerve ne prend son vol qu'à la tombée de la nuit", après-coup donc. Cela devient, avec August von Cieszkowski, l'injonction de "Réaliser les idées" où la dialectique disparaît, l'action progressiste se justifiant d'aller dans le sens de l'histoire sans rencontrer aucun réel qui la démente ou lui apprendrait quelque chose.

Avec Marx (1818 - 1883), héritier illégitime de Hegel lui aussi, la finalité politique devient explicite et la fin de l'histoire unifiant toute la terre dans le communisme et l'union des "prolétaires de tous les pays", se voudra une fin de l'aliénation, un accès au réel enfin (re)trouvé, à l'épanouissement de chacun (selon ses capacités) et la transparence des rapports personnels sinon l'amour universel, n'étant plus séparés par la propriété. Il faut bien dire qu'on a avec le marxisme là aussi un dogmatisme qui ne se trouve pas dans Marx de façon articulée mais a été élaborée par les marxistes à partir de maigres indications, c'est une création collective débouchant sur un prétendu matérialisme dialectique qui ne sera pas très dialectique, se consacrant à la promotion des luttes idéologiques (jusqu'à la propagande soviétique), à rebours du matérialisme (sauf à se persuader être dans le sens de l'histoire alors qu'on ne fait qu'ouvrir la voie au stalinisme). L'ironie, c'est que ce qu'on peut retenir du marxisme, son matérialisme historique faisant de l'infrastructure (de la technique et de l'économie) la véritable cause de la superstructure, réfutera complètement l'idéologie du communisme qui finira aux poubelles de l'histoire confrontée à son négatif comme à l'accélération technologique. Le collectivisme n'était pas aussi productiviste que le capitalisme (en grande transformation aujourd'hui avec le numérique). L'insistance sur la praxis était aussi louable, sur le côté actif de la production matérielle et de la lutte des classes, sauf que la praxis était dépourvue de dialectique là aussi, et qu'elle dégénérera en activisme, contre la passivité du spectateur devenue honteuse, servant plutôt l'idéologie fasciste et volontariste de l'actualisme (Gentile).

Nietzsche (1844 - 1900) se situe sur un tout autre plan et semble bien éloigné de la politique, c'est pourtant un fait qu'il a été utilisé politiquement de façon très efficace par les Nazis pour dénigrer la démocratie et réhabiliter le modèle hiérarchique. Comme il est de bon ton de contester ou sublimer son racisme, son darwinisme, son mépris des sous-hommes, son élitisme, sa violence verbale, sa "volonté de puissance", cela permet à ceux qui défendent mordicus cette idéologie barbare d'en répandre les idées les plus rances en toute impunité. Sa philosophie se résume à un spinozisme sans dieu, où nous aurions à "devenir ce qu'on est", destinée implacable déjà donnée à la naissance. Mais, si Dieu n'existe pas, tout serait permis et il n'y aurait, comme le prétendait déjà Calliclès, que le règne de la force, domination brutale, sélection naturelle et déterminisme implacable. Cette négation du Droit n'est pas tenable ("Le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître, s'il ne transforme sa force en droit et l'obéissance en devoir" Rousseau). Ses attaques contre la morale chrétienne ne font que revenir à la morale aristocratique pré-chrétienne et une impossible société de maîtres dont la vanité avait fini par devenir trop patente dans l'Empire romain finissant. C'est pourquoi les élites ont préféré une morale moins sévère, morale d'esclave peut-être, reconnaissant nos insuffisances, mais retrouvant ainsi la communauté humaine de l'entraide et de la charité envers les plus faibles. Il était certes nécessaire pour le matérialisme de reconnaître, comme Machiavel, la place des rapports de force qu'on recouvre de moraline et de beaux discours hypocrites, cela n'empêche pas que la solidarité et le soin aux plus faibles aient été encouragés par une sélection naturelle qui ne se réduit pas à la sélection des plus forts, tout comme la sécurité sociale a démontré ses avantages économiques contre un darwinisme social implacable. Les nietzschéens qui restent très présents, des libéraux à l'extrême-droite, sont donc non seulement ignobles mais aussi de mauvais économistes ou politiques, interprétant l'évolution de façon bien plus simpliste que Darwin lui-même.

Les recherches logiques de Husserl (1859 - 1938), parti de la critique du psychologisme, et sa phénoménologie de l'intentionalité, reprise de Brentano, d'une conscience tournée vers son objet, n'auraient rien eu de politique si cela ne l'avait conduit finalement, au moment du nazisme, à la critique "des sciences européennes" au nom du "monde de la vie", influençant certains écologistes et critiques de la technique comme Gorz, en faisant référence à une naturalité originaire mythifiée, pas si éloignée de son ancien assistant, le nazi Heidegger ratifiant pourtant son exclusion de l'université...

Il n'y a aucune supposition à faire, en effet, sur l'engagement politique de Heidegger (1890 - 1975) et son adhésion enthousiaste au nazisme (dans sa tendance populaire des SA, vite éliminés). Il en a donné les raisons philosophiques, contrairement à ce qu'on prétend, ce qui l'a fait passer de l'existence à l'Être comme patrie, à la poursuite d'une authenticité perdue, d'une identité menacée, d'une communauté de destin qui nous sauve de la machination, préserve notre union à la nature ou à l'Être comme notre dimension divine, notre existence spirituelle au milieu des étants qui nous entourent. Bien que cette quête de l'originaire se soit révélée exterminatrice, il n'a jamais renié ses rêves d'un sens collectif retrouvé, purifié des influences asiatiques, cauchemar d'un fascisme dominateur qu'il aurait voulu réactionnaire, revenant à nos origines, quand la guerre est au contraire un accélérateur de l'histoire et des progrès techniques.

Sartre (1905 - 1980) avait une toute autre politique puisque, pour lui, s'il n'y a pas d'essence de l'homme ni de la femme, "l'existentialisme est un humanisme", ne concernant que les humains comme tels, dans leur pour-soi, mais il n'était pas beaucoup plus glorieux de se faire le compagnon de route du Parti communiste ou des Maoïstes. Le rapport entre son existentialisme libertaire et le marxisme n'a cessé d'être contradictoire, les tentatives de résoudre cette contradiction ("Questions de méthode") n'étaient guères convaincantes, ses conceptions politiques concrètes restant finalement très floues, s'imaginant exprimer ce que penseraient tous, la subjectivité n'étant plus que l'intériorisation de l'extériorité ("Je considère qu'un individu quel qu'il soit, ou un groupe, ou un ensemble quelconque, est une incarnation de la société totale"). Alors même qu'il considérait que "l'enfer, c'est les autres", réifié par leur regard, il entretenait encore les espérances utopiques d'un monde idéal où régnerait l'harmonie des désirs, délivrés de toute mauvaise foi, authenticité de l'existence enfin retrouvée et nous donnant une supériorité sur les pauvres aliénés. Son orgueil de se vouloir sans regrets est bien moins sincère que le constat amer de Simone de Beauvoir d'avoir été floués par une histoire qui décevait leurs attentes. Exister n'est pas un exercice d'auto-satisfaction mais tout au contraire la confrontation à l'extériorité d'un monde qui peut à tout moment devenir hostile.

Il y a eu effectivement une inflation des théories de l'aliénation, thème se développant à partir de l'aliénation religieuse pour Feuerbach et de l'aliénation du travail salarié pour Marx et sera étendu par Heidegger à la vie quotidienne et la technique alors que Georg Lukács (1885 - 1971), s'inspirant du jeune Marx, en fera surtout l'aliénation de la marchandise et de son fétichisme à quoi Marcuse (1898-1979) rattachera la répression sexuelle et l'aliénation de "l'homme unidimensionnel" dans la société de consommation. Ce concept d'aliénation n'est donc pas réductible à un auteur particulier mais à une période où il aura été largement partagé, aussi bien par la gauche marxiste que par la droite réactionnaire, dans le fantasme d'un homme total ou d'un homme nouveau et la nostalgie d'une nature humaine ayant juste été réprimée par les pouvoirs, dénaturée par la technique ou détournée par les marchandises, nature originelle (enfantine) qui n'aurait besoin que d'être retrouvée en libérant nos chaînes comme nos instincts sexuels (le consentement paraissant aussi naturel que chez les bonobos). Cette pensée68 éclectique et assez peu élaborée, imprégnait l'époque comme aujourd'hui on dénonce l'aliénation des écrans et du virtuel par rapport à la présence réelle, à la chaleur des rapports humains en présentiel (très idéalisés). Lukács avait d'ailleurs dû démentir la compréhension courante de la réification (dans "Histoire et conscience de classe"), interprétée le plus souvent comme la perte de rapports humains directs (ce qui ne serait que nostalgie féodale), alors qu'il fallait voir dans la chosification ce qui oublie qu'elle est le résultat d'un processus, et que disparaît ainsi le côté actif (prolétarien, révolutionnaire) permettant d'y intervenir (oubliant cette fois un peu trop les contraintes matérielles).

On peut évoquer aussi la valorisation excessive de l'autonomie par Castoriadis (1922 - 1997) entre autres, car c'est là aussi l'idéologie de l'époque, correspondant aux évolutions de la production et aux nouvelles exigences d'un travail qui n'est plus asservi mécaniquement, ayant besoin de travailleurs éduqués capables d'initiatives et d'une part d'auto-organisation. Sa conception de la révolution comme nouvelle "institution imaginaire de la société", unifiant la société, est purement idéologique, sorte de conversion qui postule un peu légèrement l'unité idéologique des révolutionnaires, et sera aussi facilement récupérée par l'extrême-droite que Sorel l'avait été par les fascistes en son temps. L'autonomie d'une démocratie ne se fondant que sur elle-même est absurde dans un monde interconnecté soumis à des causalités extérieures, écologiques, mais ce sera l'aliment des populismes autoritaires promettant de retrouver leur souveraineté rêvée.

Enfin, pour Derrida (1930 - 2004), la démocratie est essentiellement réflexive, critique de soi, retour sur soi fragilisant et toujours exigence d'une démocratie à venir, où il voit la déconstruction à l'oeuvre - déconstruction qui n'aura pas été sans effets politiques positifs pour les études de genre et les cultural studies (ou études décoloniales), menant cependant chez ses épigones à un relativisme identitaire intégral assez confusionnel et tout simplement intenable, évacuant les causes matérielles remplacées exclusivement par les (fausses) hiérarchies, qu'il ne suffit pas d'inverser ou de déconstruire dans les têtes. Là aussi, on rencontre un réel et la négation de la négation.

C'est notre actualité dont l'issue n'est pas connue encore, mais cela participe au fait que la démocratie est mise en cause, qu'elle a perdu son évidence dans la réalité effective de ses injustices systémiques, et qu'elle n'est plus livrée qu'à l'arbitraire d'opinions et de valeurs contradictoires. Il ne serait pas si mauvais de ne plus croire à la vérité d'une démocratie idéalisée si on n'y opposait pas une exigence démocratique encore plus grande, sûre d'être dans le vrai et son bon droit. Il est bien suffisant que la démocratie soit le régime de la discussion et de la résolution des conflits par le vote plutôt que par la violence, elle n'est pas la voix de la vérité, n'est pas infaillible et montre de nombreuses imperfections, ce qui légitime les mouvements sociaux qui en corrigent les plus grands défauts.

En tout cas, les pirouettes de la déconstruction du passé paraissent bien futiles au regard de l'objectivité des menaces écologiques futures qui devraient nous mobiliser pour essayer de construire une possible démocratie cognitive à l'ère du numérique, nous permettant d'aller dans le sens des exigences matérielles de notre survie ou de notre qualité de vie au moins, donnant sens à l'existence comme préservation de l'avenir ?

 

Evidemment, tout cela est trop court (qui est déjà trop long), simples indications et programme de travail pour montrer comme les philosophes sont plus importants qu'on ne croit dans la politique, bien que n'étant pas particulièrement lucides politiquement, tout est là, souvent plus dogmatiques et dangereux même que les ignorants par excès de logique, comme la plupart des délires, tenant plus que tout à leurs conclusions les plus absurdes et vivant dans un monde atemporel sans rapport avec l'évolution effective.

Il s'agit surtout de réaffirmer, contre l'idéalisme, qu'on ne sort pas de l'extériorité du réel, qu'on ne contrôle pas notre destin et qu'il n'y a ni salut individuel, ni salut politique définitif. L'argumentation philosophique ne vise presque toujours qu'à faire croire possible l'impossible ou bien à éliminer ce réel extérieur, notamment notre mort dont on voudrait se consoler par quelque oxymore comme une vie après la mort, ou bien en se fondant dans l'Être (l'Un, Dieu, le Cosmos), ou encore en feignant l'indifférence. Les doctrines ou religions du salut peuvent être plus ou moins bénéfiques au niveau individuel, cela se discute, procurant des règles de vie et des jouissances mystiques ou collectives appréciables (au prix de la culpabilité tout de même). On peut être certain par contre de leur effet politique délétère : on ne trompe pas innocemment avec des promesses impossibles à tenir, vérité qui revient dans le réel et à partir de laquelle on peut revenir à soi sans plus se la raconter. Nous ne serons pas sauvés de l'existence tant que nous vivrons, ni individuellement, ni collectivement, nous avons juste des défis à relever, des combats à gagner.

Il faut souligner comme des avancées très récentes de la paléoanthropologie ont renforcé une conception évolutionniste et écologique de notre humanisation, où l'existence précède effectivement l'essence, où il n'y a ni essence préalable, ni vraiment une espèce humaine, évolution buissonnante ne faisant que s'adapter aux progrès techniques (la main s'adapte à la taille de pierres) puis à des groupes plus élargis par une domestication de l'homme par l'homme, etc. C'est le progrès des sciences (des origines) qui réfute l'idéalisme de la race et d'une naturalité originaire. Tout cela était ignoré ou trop hypothétique il y a 10 ans seulement, même si on savait déjà que cette espèce invasive de prématurés (néoténie) se caractérisait surtout par son adaptabilité et sa longue éducation.

Auguste Comte (1798 - 1857), si décrié de nos jours, n'avait certainement pas tort de voir dans l'état métaphysique idéaliste une continuation de l'état théologique ou mythique qu'il nous faudrait dépasser pour accéder à l'état positif, à l'efficience des sciences, d'un savoir en progrès, ni scepticisme, ni dogmatisme mais qui connaît ses limites, limites du rationalisme et limites aussi des sciences, trop inhumaines pour notre nature sentimentale. Cette loi des trois états est à la fois peu de chose et cruciale (de grandes conséquences), nous enjoignant donc plutôt à l'antiphilosophie pour ne pas s'égarer dans quelque chimère ou hallucination des mots - mais c'est ce qu'on refuse, voulant rester dans le rêve émouvant de l'enfance.

L'âge adulte et de la responsabilité écologique, est celui de la perte de nos illusions enfantines comme celle de l'enthousiasme des foules et du volontarisme, pour s'affronter à la réalité, remplir notre fonction "anti-entropique" contre tout ce qui menace notre fragile existence, qui ne dure qu'à réagir sans cesse à ce qui lui arrive afin de résister à la mort encore quelque temps. Il faut se résoudre au possible, sans cynisme mais ne pas surestimer nos moyens ni croire aux miracles et, pour cela, il est incontournable de réfuter un certain nombre de revendications utopiques, idéalistes, qui ne se font pas sans références philosophiques, sans un substrat métaphysique, un devoir-être, des conceptions du monde et de la vie bonne qu'il faut juger sur leur traduction politique.

Au lieu du romantisme révolutionnaire d'une réconciliation finale où tous les coeurs s'enflammeraient dans un grand élan de fraternité, notre avenir n'est donc pas à l'expression des peuples, ni d'une subjectivité particulière excluant les autres, ni d'une volonté démocratique arbitraire, et pas plus d'une prétendue essence humaine, mais bien plutôt le règne de la science et du droit, de l'économie et la technique, des catastrophes et de l'écologie enfin, histoire devenue universelle du climat. Kojève ou l'illusion de la fin

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