Il faut toujours prendre les dernières découvertes scientifiques avec des pincettes, surtout quand elles contredisent ce qu'on croyait bien établi avant mais, comme je le répète souvent, il n'y a rien qui change plus que notre passé, la préhistoire étant basée sur un nombre de faits assez réduit (contrairement à la physique par exemple, beaucoup plus difficile à prendre en défaut). Ainsi, après la tendance ces dernières années à repousser toujours plus nos origines (notamment l'Homo sapiens à 300 000 ans), deux études les rapprochent radicalement au contraire, bien que sur des temporalités différentes.
La première, étudiant les crânes des premiers Homo (Habilis, etc) depuis 2,6 millions d'années, montre qu'ils restaient très proches de ceux des singes jusqu'à l'Homo erectus à partir de 1,7 millions d'années, ce qui n'est pas si nouveau mais permet maintenant d'établir que les premières migrations hors d'Afrique, qui remonteraient à plus de 2 millions d'années, ont précédé le développement du cerveau. Comme l'utilisation des premiers outils et la bipédie commencent avec les Australopithèques, ce qui particularise les tout premiers Homo, s'adaptant à un changement climatique majeur, serait plutôt, non seulement une bipédie plus exclusive et le recours plus systématique aux pierres taillées mais surtout la construction d'abris de fortune et le début de l'acquisition de l'aptitude à la course (avec sans doute une perte des poils favorisant la sudation ? La plus grande indépendance des forêts que cela donnait, bien qu'ils étaient encore en partie arboricoles, pourrait suffire alors à expliquer leur extension à l'Europe et l'Asie ?). Ils étaient aussi devenu omnivores, commençant à manger de la viande (en charognards) sans être encore vraiment carnivores, alors que les australopithèques étaient presque exclusivement végétariens.
Les cerveaux des premiers Homo d'Afrique et d'Asie occidentale (Dmanisi) ont conservé une organisation primitive du lobe frontal, semblable à un grand singe. En revanche, l'homo africain de moins de 1,5 million d'années, ainsi que tous les Homo erectus d'Asie du Sud-Est, présentent une organisation cérébrale plus humaine.
L'organisation cérébrale moderne de type humain a émergé dans des aires du cerveau considérées comme liées à la fabrication d'outils, à la cognition sociale et au langage.
Parler ici de langage peut tromper car l'aire de Broca ne sert pas seulement à la grammaire mais d'abord à la rationalité procédurale requise pour la fabrication d'outils en plusieurs étapes. "Les aires du cerveau qui se développent à cette période sont celles utilisées pour des manipulations complexes, comme la fabrication d'outils". Effectivement, c'est à cette période qu'une industrie lithique plus élaborée apparaît, l'acheuléen, avec des bifaces qui ont pour particularité de présenter deux faces symétriques. Cela implique aussi une meilleure capacité de communication et de transmission mais avec sans doute un langage phonétique primitif plus proche d'un langage animal encore que du langage narratif (à double articulation détachant le son du sens). L'important à ce stade semble bien plutôt la nécessité d'outils plus perfectionnés car ce n'est pas seulement le cerveau mais nos mains qui sont dès lors façonnées par les pierres taillées ("C'est la première preuve d'une évolution anatomique pour s'adapter à une nouvelle technique"). L'humanité est le produit de l'adaptation à ses outils.
L'autre étude éclaire la raison de cette adaptation par un changement de régime alimentaire devenu hypercarnivore et la spécialisation dans la chasse aux grands animaux permise par les nouveaux bifaces. Cela expliquerait que les grands mammifères ou marsupiaux ont disparu partout assez peu de temps après l'arrivée des premiers humains, ce qui a paru très étonnant au regard de la petite taille des populations en ces temps reculés et qui a été contesté, mettant plutôt en cause changements climatiques ou catastrophes (volcans, astéroïdes, inversion des pôles). Il semble bien pourtant que la chasse ait constitué au moins le coup de grâce d'espèces affaiblies mais qui en avaient vu d'autres (il faut dire que des pratiques comme les feux de brousse précipitant des troupeaux entiers du haut de falaises étaient très destructrices).
On a plusieurs indices d'une évolution qui fait d'Erectus le premier homme véritable avec lequel des humains plus évolués pourront toujours se métisser ensuite et acquérir des gènes immunitaires ou adaptatifs (au manque d'oxygène des hautes altitudes du Tibet par exemple). Il était admis aussi qu'un régime carnivore était indispensable au développement d'un cerveau plus gros. La preuve en a été apportée ici par l'acidité de l'estomac, acidité éliminant les bactéries pathogènes de la viande chez les carnivores. Cela reste malgré tout compatible avec un comportement de charognard mais qui n'avait pas besoin de pierres taillées sophistiquées pour gratter la viande ou casser les os afin d'en récupérer la moelle. Erectus avait bien en tout cas un squelette adapté à la chasse avec de larges épaules capables de lancer de lourdes lances. De plus, grimpant plus difficilement aux arbres, il avait moins accès aux fruits, ce que corrobore une évolution du génome humain "permettant un régime riche en graisses, tandis que chez les chimpanzés ces mêmes zones du génome favorisaient un régime riche en sucre".
Le plus étonnant n'est pas pourtant cette confirmation du régime carnivore d'Homo erectus mais qu'il aurait perduré jusqu'à très récemment, le passage à un régime omnivore n'ayant commencé qu'autour de 85 000 ans sous la pression de la disparition du gros gibier pour s'achever avec la digestion de l'amidon peu avant le Néolithique et l'avènement de l’agriculture qui en a découlé. La raréfaction des animaux de +200 kg aurait nécessité également une nouvelle augmentation du volume de notre cerveau.
S'il y avait confirmation de cette datation, qui est cohérente avec celle de l'apparition du langage narratif et de l'humanité moderne (les chasseurs-cueilleurs actuels) avec une baisse de la testostérone (visible notamment dans le menton) qui daterait de 80 000 ans et permettant des groupes élargis, voilà qui creuserait sans doute un peu trop l'écart avec Néandertal notamment - qui avait un cerveau plus gros que le nôtre - mais ce serait attesté par la génétique aussi bien que par l'apparition tardive d'outils pour végétaux.
De nombreux chercheurs qui étudient l'extinction des grands animaux s'accordent à dire que la chasse par les humains a joué un rôle majeur dans cette extinction - et il n'y a pas de meilleure preuve de leur focalisation sur la chasse aux gros animaux qui aurait bien été leur activité principale tout au long de la majeure partie de l'évolution humaine. D'autres preuves archéologiques - comme le fait que les outils spécialisés pour obtenir et transformer les aliments végétaux ne sont apparus que dans les derniers stades de l'évolution humaine - confirment également le rôle central des grands animaux dans l'alimentation humaine, tout au long de la plus grande partie de l'histoire humaine.
Des preuves de changements génétiques et l'apparition d'outils en pierre dédiés au travail des plantes ont amené les chercheurs à conclure que, à partir d'environ 85 000 ans seulement en Afrique, et d'environ 40 000 ans en Europe et en Asie, s'est produite une augmentation progressive de la consommation d'aliments végétaux ainsi que de la diversité alimentaire - en fonction de conditions écologiques variables. Cette hausse s'est accompagnée d'une augmentation de la diversité locale des cultures et des outils de pierre, similaire à la diversité des cultures matérielles dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs du XXe siècle. En revanche, pendant les deux millions d'années où, selon les chercheurs, l'homme était un grand prédateur carnivore, on a observé de très longues périodes de continuité et de similarité des outils en pierre, quelles que soient les conditions écologiques locales.
Il faut souligner l'absence d'évolution notable pendant plus d'un million d'années (même si on a du mal à situer dans ce récit la pratique du feu, très ancienne, et de la cuisson depuis 400 000 ans au moins, ou l'enterrement des morts depuis plus de 110 000 ans et qui semble bien lié au langage). En effet, contrairement à ce que dit Hegel, l'évolution n'est pas une "calme production dans la nature" mais, tout comme l'histoire humaine, le résultat de la pression extérieure, évolution contrainte par quelque catastrophe qui rend un progrès vital, éliminant les retardataires, plus que l'épanouissement programmé de capacités préalables même si elle s'appuie forcément sur des acquis préexistants et les progrès précédents.
On ne peut s'attendre pour autant à ce que le manque de gros gibiers soit généralisé et synchronisé à l'échelle de la planète - en dehors d'une extinction de masse qui aurait pu être la conséquence de l'éruption du Mont Toba il y a 73 000 ans, si on ne devait remonter ici à 85 000 ans, soit dix milles ans avant. Il serait plus probable que ces mutations (culturelles, alimentaires, génétiques) se soient produites d'abord sur un territoire réduit trop exploité avant de se répandre partout ailleurs à l'occasion d'un tel événement catastrophique ou simplement à cause de la glaciation et de l'aridité. C'est bien en tout cas à partir de 65 000 ans que s'est produite la principale sortie d'Afrique, profitant de la baisse du niveau de la mer, à l'origine de toutes les populations actuelles non africaines, qui descendraient ainsi d'un petit nombre d'ancêtres. On a même parlé pour cela d'un "goulot d'étranglement", contesté par certains aujourd'hui, mais qui pourrait résulter simplement du remplacement des populations archaïques par les plus évoluées, comme on le verra encore par la suite.
Si les plus anciennes traces génétiques, remontant à 180 000 ans, se retrouvent à la fois dans la vallée du Nil et les Khoisans d'Afrique du sud (haplogroupes A et B), la population qui va se répandre partout, pas seulement en Afrique, sera celle portant l'haplogroupe E, apparu plus tardivement il y a 70000 ans, sans doute venu des plateaux éthiopiens.
Il est plus clair qu'il y aurait eu autour de 40 000 ans la conjonction de l'éruption du supervolcan des champs Phlégréens (39 000 ans) et de l'inversion des pôles (plutôt l'affaiblissement du champ magnétique terrestre, il y a 42 000 ans) provoquant une nouvelle extinction de masse, ce qui aurait mené à un nouveau stade cognitif et une "explosion de la communication à l'aide de symboles vers 38000/35000" (Alain Testart), l'art pariétal notamment mais aussi de nombreuses autres innovations techniques. 40 000 ans, c'est-à-dire l'époque de Cro-Magnon, rétrécit considérablement notre horizon et la distance de notre véritable origine qui se confond vraisemblablement avec le langage narratif et les mythes les plus anciens partagés par des communautés désormais plus étendues, permettant des cultures plus complexes, et colportés au loin par des échanges à longue distance.
Tout cela, et notamment l'introduction des céréales dans l'alimentation avec la digestion de l'amidon, nous mène au seuil du Néolithique dont on trouve les premières traces à Göbekli Tepe. J'avais montré qu'on peut y voir l'origine de la religion, de la civilisation et de l’agriculture, vers 11 500 ans, peut-être après la chute dévastatrice d'une météorite, il y a 13 000 ans causant un refroidissement brutal juste après la fin de la dernière glaciation et suivi d'une reprise du réchauffement après quelques siècles. Cet extraordinaire temple était un lieu de rassemblement des chasseurs-cueilleurs de la région pour des banquets arrosés de bière (à base de petit épeautre) en l'honneur de leurs morts (sans doute offerts aux rapaces comme chez les anciens Perses et les Parsis d'aujourd'hui), entraînant à proximité une ébauche de sédentarisation dans des maisons mitoyennes à moitié enterrées, s'appuyant les unes sur les autres, où l'on entrait par le toit, avec les premiers stocks de grains. Il faudra attendre 2000 ans plus tard pour une sédentarisation des chasseurs-cueilleurs et le passage à l'agriculture quand les conditions deviendront moins favorables et qu'il faudra cultiver le blé désormais moins abondant. Au départ, la sédentarité était d'ailleurs une condition de l'agriculture plus que sa cause, permettant de ne pas abandonner son petit confort (maison, lit, foyer) et tous ses ustensiles (récipients, stocks, outils, armes) impossibles à transporter. La relative sécurité de subsistance procurée par l'agriculture, qui multipliera la population par dix, empêchera tout retour en arrière, mais se paiera de vies bien plus dures que l'ancienne vie nomade, en moins bonne santé avec un régime appauvri, exposées à de nouvelles maladies (et des pillages, des guerres, des dominations).
Tout cela montre comme notre destin est contraint par l'environnement et n'a rien d'un choix arbitraire ou idéologique malgré le rôle qu'a pu jouer la religion à ce stade (les récits, les mythes, les cultes). C'est après-coup que la viabilité d'un mode de vie (ou d'un mode de production) est sélectionnée ou éliminée, non pas leur rationalité mais leur efficacité matérielle. S'il y a un progrès cognitif malgré tout, c'est uniquement qu'il y a un savoir cumulatif et que l'efficacité a besoin de rationalité, limitant notre folie.
Voir aussi "Les leçons de la préhistoire".
Une nouvelle étude prétend avoir trouvé les différences génétiques ayant permis à Sapiens de l'emporter sur Néandertal dans 267 nouveaux gènes régulateurs apparu autour de 100 000 ans et qui seraient liés à l'allongement de la vie et la narration (meilleure conscience de soi, créativité et sociabilité) conditions de la transmission de cultures complexes. Je suis toujours réservé quand on parle de notre créativité tant il y a des millénaires de stagnation, en dehors d'une pression écologique majeure. Néanmoins, c'est relatif et il s'agirait notamment d'une créativité narrative qui est certes indispensable au langage narratif.
J'ai tendance à croire en effet que c'est l'émergence d'un langage narratif (qui n'est plus phonétique mais détache le son du sens et parle de ce qui n'est pas là) qui serait à l'origine de notre humanité (et des mythes), hypothèse qui reste à démontrer mais que cette dernière étude renforce plutôt. Il est par contre mieux établi que des sociétés plus étendues avec plus d'anciens constituent bien un facteur essentiel de transmission des savoirs et d'amélioration des techniques. Le rôle d'une baisse de la testostérone visible sur les mentons est sur ce plan tout aussi essentielle.
Il faut souligner enfin que les derniers Néandertals se rapprochaient de Sapiens et n'étaient pas identiques aux plus anciens, ayant évolués notamment au contact de Sapiens (ils auraient pu ainsi acquérir sur la fin, après 40 000 ans, un langage narratif?). On voit qu'on est encore au début de l'étude de la préhistoire, l'étude des génomes permettant de grands progrès.
https://phys.org/news/2021-04-creativity-modern-humans-overcame-neanderthals.html
Plus ancien:
http://jeanzin.fr/2013/05/01/les-origines-de-la-creativite/