Il est irresponsable d'inciter les gens à chercher la vérité alors qu'il n'y a que la vérité qui blesse et qu'ils risquent de tomber sur le cadavre dans le placard. Rien de plus naïf que de s'imaginer qu'il suffirait de sortir de l'ignorance pour s'accorder sur ce qu'il faudrait faire et que tout s'arrange soudain. Il n'est pas étonnant que les religions prospèrent partout : c'est qu'à ne plus croire en Dieu, il n'est plus possible de diviniser l'humanité comme ont cru pouvoir le faire aussi bien les communistes ou nos républicains rationalistes que la plupart des philosophes. Que reste-t-il donc si on ne suit plus Hegel dans son épopée de l'Esprit, ni Marx dans son histoire sainte, ni Heidegger dans sa quête de l'Etre ?
Comment une conception écologique, reconnaissant nos déterminations extérieures qui nous font le produit de notre milieu, pourrait-elle garder une haute idée de l'humanité dès lors qu'on ne la croit plus maître de son destin ? Ce que l'accélération technologique rend plus palpable, c'est qu'au lieu d'être sortis de l'évolution, comme on nous l'enseigne, tout au contraire, c'est l'évolution technique qui nous a forgés et que nous continuons de subir de plus belle, loin d'en avoir la maîtrise, jusqu'à la modification de notre génome.
De plus, on est bien obligé de constater qu'en dépit de la haute opinion que nous avons de nous-même, l'Homo sapiens se montre si peu rationnel et si souvent inhumain - même s'il y a tout autant de gestes émouvants d'humanité. Il ne s'agit pas de noircir le tableau, il n'en a pas besoin quand la bêtise régnante s'étale partout, aussi bien sur les réseaux sociaux qu'en politique ou philosophie, nul n'en est à l'abri semble-t-il, mais au plus haut qu'on remonte on ne trouve qu'obscurantisme et l'absurdité des mythes ou de la religion de la tribu, justifiant souvent quelques cruautés au nom de grands mots et de l'ordre du monde. Il n'y a pas à s'en émerveiller.
Difficile, de toutes façons, de prétendre s'extirper par l'esprit de notre part biologique, animale, c'est-à-dire de notre destin de mortels qui ne nous grandit pas non plus dans les mouroirs modernes où l'on attend la mort sans aucun héroïsme. On peut toujours s'être illustré par de hauts faits, croire à la valeur de nos exploits passés et à notre haute moralité, à la fin, cela ne compte plus guère, mort presque toujours minable, aussi loin des clichés de Hegel que de Heidegger.
Nous ne nous réduisons certes pas à notre biologie et appartenons bien au monde de l'esprit, du sens, des idées et du récit de soi, mais revendiquer notre haute culture ne suffira pas à rehausser notre image quand elle ne fait que nous divertir de notre tragique réalité en nous racontant de belles histoires. Le plus trompeur, c'est de se croire toujours, par notre position, à la fin de l'histoire, du monde, de l'humanité pour en être les derniers représentants vivants. Par suite, l'Histoire a beau être pleine de massacres insensés, on fait comme si tout cela était du passé, comme si nous étions devenus maîtres et possesseurs de ce monde hostile par la force de la raison, heureux contemporains d'une fin radieuse, d'un dimanche de la vie où il ne devait se passer plus rien...
A quoi bon philosopher, objectera-t-on, si c'est pour ne rien promettre, pour ne pas dévoiler le secret de la vie et du bonheur qui nous réconcilierait avec le monde et ferait régner la justice ? Le premier benêt venu vous reprochera, la gueule enfarinée, de désespérer la jeunesse prête si généreusement à donner sa vie en masse pour de grandes causes, et croire sauver le monde en ne servant à rien ou même pire. Quoi, vous avez cru à la Révolution et voudriez nous empêcher d'y rêver et retrouver l'exaltation des foules ? Vous êtes gâteux mon vieux ! C'est pourtant qu'on n'est plus à l'époque du communisme ou de la révolution culturelle et que la situation est devenue critique, il est temps de sonner l'alarme sur l'étendue de notre impuissance au lieu de jouer les gros bras qui vont réussir tout ce que les générations précédentes ont raté, comme si avant nous, les utopistes et hommes de bonne volonté avaient jamais manqué depuis des millénaires. Ce n'est pas seulement qu'on se trompe par nos limitations cognitives mais qu'on veut être trompé, qu'on revendique de vivre dans l'illusion au nom de l'idéal.
La différence pourtant avec le temps passé, c'est que les menaces sur nos vies ne sont plus seulement individuelles et communautaires, car nous sommes confrontés désormais à des menaces globales, de plus en plus reconnues sans que cela se traduise encore par des résultats à la hauteur. Il faudra bien y répondre un jour ou l'autre, mais peut-être faudra-t-il attendre pour cela la constitution d'un véritable Etat universel (déjà en gestation malgré l'escroquerie souverainiste à la mode) ?
Toujours est-t-il que nous devrons faire preuve de plus de réalisme. Il ne suffira pas de volontarisme, d'extrémisme ni de bonnes intentions pour venir à bout de puissances matérielles sur lesquelles on se casse le nez. Même le meilleur des religieux au pouvoir ne fait pas de miracles. Pas la peine d'insister, la politique non plus ne nous grandit pas à tomber dans tous les panneaux et les promesses électorales, ajoutant encore à notre impuissance sous ses belles envolées lyriques. On préfère toujours le fol espoir aux résultats effectifs pendant que le monde change sans nous et se dégrade à cause de nous. En l'état, la politique fait partie du problème au lieu de la solution. En prendre conscience devrait nous inciter à construire des stratégies gagnantes, certes décevantes par rapport à ce qu'il faudrait et aux radicalismes de tribune, mais qui ne seraient plus de simples coups d'épée dans l'eau.
Faire tomber l'humanité de son piédestal est une nécessité pratique, pas seulement philosophique, mais l'absence de toute essence divine et la reconnaissance de notre connerie constitutive, n'est pas pour autant un nihilisme et ne nous condamne pas au non-sens, devant au contraire nous pousser à l'action car l'urgence reste, qui ne nous laisse pas le choix, ni dans l'indéterminé. S'il nous faut tenter malgré tout de sauver l'humanité, ce n'est pas parce que nous serions exceptionnels, sages, savants, ou les sommets de la création, mais tout simplement parce que nous sommes fragiles (et informés). Le souci du monde n'est pas le témoignage de notre liberté mais il donne un socle solide à nos engagements et pour nous unir, même si, pour l'instant, cela nous divise plutôt entre visions divergentes de l'écologie et du possible. Les appels à l'unité se multiplient de façon assez comique, chacun voulant unir tous les autres derrière lui ! La tâche de nous unir ne fait du moins pas de doute et devrait finir par s'imposer, espérons-le.
Ne plus se faire une trop haute idée de l'humanité est déjà bien difficile mais plus encore pour l'individu d'accepter qu'on attente à son narcissisme ou de renoncer à son idéalisation. Ce n'est pas pour rien que toutes les cultures, tous les mythes sont bâtis sur la négation de la mort ou son euphémisation, Maurice Godelier remarquant que la mort n'y est jamais une fin et n'y est pas opposée à la vie mais à la naissance. On se détourne systématiquement du tragique de la vie et de notre finitude en rêvant d'un ciel qui nous en délivre, comme nous le promettent les croyances communes, et, en même temps qu'on s'enquiert constamment de l'actualité et de ses horreurs, on s'en détourne dans la pratique elle-même, en se laissant absorber continuellement par les nécessités matérielles et l'affairement quotidien, conformément au tableau qu'en dresse la phénoménologie de l'existence de Heidegger - mais au lieu d'une existence authentique qui regarde sa mort en face pour mieux être dans la pure affirmation de la vie ou de l'esprit, on n'a que cette vie routinière et ses divertissements ou petits plaisirs les plus futiles (heureusement, il y en a). Non, la vie ne surmonte pas la mort, elle l'oublie et il n'y a pas d'autre vie. Quand on n'est plus dans le tourbillon ordinaire, l'ennui nous gagne aussitôt cherchant à tout prix une occupation, n'importe quoi, des mots croisés, des jeux, des livres, des films, des vidéos... Non seulement il n'y a pas d'autre vie mais quand des accidents font intrusion dans nos habitudes, nous n'aspirons rien tant qu'à revenir à nos routines journalières, non à une existence plus aventureuse (sinon dans nos fantasmes). Quand l'accident est collectif, cela paraît moins honteux, sans doute, mais nous fait tout autant attendre avec impatience le retour au monde d'avant qu'on croyait tant détester. Cependant, tout ne s'arrange pas forcément à la fin, ce qui est d'autant plus vrai pour les catastrophes écologiques qu'on se prépare.
Ce qui est le plus remarquable, c'est la façon dont le quotidien se présente sous la forme d'un temps immobile, comme s'il devait durer indéfiniment et qu'on avait tout le temps devant nous, temps de la répétition et de la familiarité, de la reproduction familiale ou des ambitions professionnelles, entre travail et divertissements. Impossible d'y échapper tant le temps est long qui nous laisse trop tranquille entre les coups du sort et nous fait languir ; il nous faut y passer et la fin de journée qui se tire prend le pas sur la fin de vie ou la fin du monde. Il n'y a pas d'éveil à la vérité, de plénitude de l'existence hormis quelques instants de grâce et la satisfaction de réussir ce qu'on fait.
Ce n'est pas que la conscience de la mort disparaisse complètement, c'est impossible, elle peut même prendre la forme d'une obsession suicidaire mais qu'on ne prend guère au sérieux, plutôt de l'ordre de la fuite, de l'épuisement, désir de hâter la fin et se délivrer de notre fardeau (mais mieux vaut souffrir que mourir finalement). Malgré tout, ces éclairs de conscience de notre mort nous donnent en charge notre existence, sans qu'on en ait les moyens, devoir impossible de lui donner sens, en faire un récit de soi et en assumer la responsabilité devant les autres, loin d'être cette injonction à la jouissance et à sortir de l'aliénation servile comme on nous le serine. Le maître auquel on voudrait s'identifier ainsi, supposé posséder la jouissance et toutes les femmes, n'est qu'un fantasme patriarcal. L'aliénation est bien constitutive. La philosophie n'y peut rien sinon faire miroiter de fausses espérances par quelques raisonnements trop logiques censurant la triste réalité. Notre temps est celui de l'action qui mobilise notre attention et nos facultés, dans l'insouciance de tout le reste, comme le regard s'oublie derrière le regardé et l'individu s'oublie tout à sa tâche. En fait, on prend tellement au sérieux nos activités et nos désirs ou divertissements les plus frivoles, qu'on peut dire qu'on se trouve du coup plutôt dans la comédie - y compris la comédie sexuelle qui remplit le vide de passions et de drames mais aide bien à donner sens à notre vie de tous les jours malgré le revers de la médaille souvent - sinon, on ne se reproduirait pas !
En tout cas, il n'est pas vrai qu'on passe son temps à penser à notre finitude et au sort du monde, même si on y repense souvent, quand chacun a ses propres problèmes et plus ou moins de mal à vivre. On vit dans un monde interlope, clair obscur qu'on parcours en tâtonnant, il n'y a rien de sublime là-dedans, pas la peine de se la jouer. On peut du moins éviter de s'y déshonorer et tenter de limiter les dégâts mais le tragique de l'histoire et l'hostilité du monde sont en permanence chassés de notre esprit pour ne pas trop empoisonner notre journée et pouvoir retrouver une insouciance vitale. Quand la mort, la guerre ou quelque catastrophe se rappellent à nous, on se dépêche de les oublier, n'empêchant pas de nourrir de nouvelles illusions, tout au contraire, et d'embellir le tableau pour se donner du coeur à l'ouvrage.
Comme dans tous les sermons, depuis la nuit des temps, on nous parle donc d'amour et de bonheur futur quand tant de vies sont dévastées, mais il faudra bien que jeunesse se passe, l'état de minorité de l'humanité. Dream is over. Par nécessité de l'urgence, le temps de l'âge adulte viendra, qui est assurément un temps très sévère, celui du retour au réel, nous ramenant au sol. Rimbaud désenchanté, miné par la gangrène, revenant de son Abyssinie, et de ses illuminations de jeunesse, pour y terminer sa vie dans les affres d'une douloureuse agonie, on ne peut plus commune...
Evidemment, on aura compris que ce ne sont pas vérités bonnes à dire, choquant la bienséance et ne faisant que gâcher l'ambiance. Reprenez votre existence normale, oubliez-moi.
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