L’identité en question

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À en croire certains, la crise d'identité serait le nouveau mal du siècle. Quand des habitudes séculaires s'effondrent, quand des genre de vie disparaissent, quand de vieilles solidarités s'effritent, il est, certes, fréquent qu'une crise d'identité se produise. Malheureusement, les personnages qu'inventent les médias pour convaincre du phénomène et souligner son aspect dramatique ont plutôt, de façon congénitale, la cervelle vide; leur identité souffrante apparaît comme un alibi commode pour nous masquer, et masquer à leur créateur, une nullité pure et simple. La vérité est que, réduite à ses aspects subjectifs, une crise d'identité n'offre pas d'intérêt intrinsèque. Mieux vaudrait regarder en face les conditions objectives dont elle est le symptôme et qu'elle reflète. On l'évite en évoquant des fantômes sortis tout droit d'une psychologie à bon marché.p9

C'est en 1974-1975 que Claude Lévi-Strauss organisait au Collège de France ce séminaire interdisciplinaire sur l'identité (publié aux PUF en 1977). On voit que "l'identité souffrante" n'est pas chose nouvelle et il y a quelque impudence à se réclamer de Lévi-Strauss pour nourrir ses propres obsessions identitaires. Le séminaire lui-même m'a paru assez indigeste et partant dans toutes les directions mais ses conclusions n'en restent pas moins à retenir pour une conception moins naïve et mythifiée de l'identité qui, bien que restant cruciale, est à la fois multiple, changeante, floue, incertaine, contradictoire et surtout relationnelle :

On a eu d'abord les Romains et les Gaulois, puis les Francs, qui sont devenus les nouveaux chefs, et à ce moment-là, les Romains et les Gaulois ont cessé d'exister comme catégories distinctes et sont devenus les Gallo-Romains. En second lieu, ce qui m'a frappé, c'est cette espèce de dialectique de la hiérarchie et de la diversité qu'on voit fonctionner tout le temps, Comme s'il y avait, dans les phénomènes décrits, une double pulsation vers la hiérarchie; et quand on échoue à hiérarchiser pour une raison ou pour une autre, que fait-on ? On diversifie. Il semble qu'il y ait là, des mécanismes très profonds et très généraux, et qui ne sont pas seulement ce qu'on peut trouver dans l'anthropologie politique mais qui sont propres à toute taxinomie et qu'on trouverait aussi bien en botanique ou en zoologie. On a des niveaux qui se superposent, et puis, quand un niveau devient trop bourré, ou bien confus, il y a différenciation interne du niveau.

Enfin, une réflexion que je me faisais [...] en somme le nom ethnique apparaît comme une sorte de dernier recours. On s'en réclame quand on ne sait pas se réclamer d'une fonction, d'un titre ou d'une hiérarchie. p312-313

Le nom ethnique tout comme la nationalité vaut pour l'extérieur, identifiant notre différence. Ainsi, hors de France on s'identifie facilement comme Français alors qu'à l'intérieur on se dira plutôt Breton, Alsacien, etc.

En dépit de la différence géographique et de contenus culturels fort éloignés les uns des autres nous nous sommes aperçus que toutes ces sociétés et ces cultures, loin d'affirmer une identité substantielle, la soumettaient à l'action d'une sorte de marteau-pilon, qu'elles faisaient éclater ce que l'on pouvait considérer, dans l'expérience vulgaire, comme identité, en une multiplicité d'éléments ; cette multiplicité est ensuite reconstruite de diverses façons selon les cultures considérées. p330

Mais nous nous sommes aussi demandé comment nous-mêmes posons le problème de l'identité, à travers la réponse que donnent à ce problème plusieurs disciplines essentielles : les mathématiques, la linguistique, la biologie, la philosophie, et le résultat a été le même : à chaque fois on aboutit davantage à une critique de l'identité qu'à son affirmation pure et simple.

D'où le problème, d'où nous avons tiré le sentiment qu'il est peut-être un commun dénominateur de la problématique de ces sociétés exotiques et de la nôtre : c'est que l'identité se réduit moins à la postuler ou à l'affirmer qu'à la refaire, la reconstruire ; et que toute utilisation de la notion d'identité commence par une critique de cette notion. C'est là qu'on a vu s'esquisser les deux voies : soit par-delà la diversité des apparences, rechercher la source de cette identité dans ce que l'on pourrait appeler la restitution d'un continu [...] soit au contraire la situer sur un plan purement relationnel. p331

Dans l'hypothèse d'un discontinu irréductible, vers quoi nous orienterions-nous pour formuler la notion d'identité et résoudre le problème ? Ce serait dans la voie opposée à celle d'un substantialisme dynamique; ce serait en considérant que l'identité est une sorte de foyer virtuel auquel il nous est indispensable de nous référer pour expliquer un certain nombre de chose, mais sans qu'il ait jamais d'existence réelle [sorte de] limite à quoi ne correspond en réalité aucune expérience effective. p332

J'ai pensé utile d'introduire dans le débat cette ethnologie de l'identité qui recadre bien la question. Effectivement, nous avons des problèmes d'identité comme de narcissisme, identité qui est toujours sociale, même quand elle se réduit au nom propre, et à laquelle on voudrait donner un sens (car nous donnons sens à tout et une nomination nous transforme). Plus prosaïquement, ce qu'on invoque le plus souvent pour se présenter, c'est sa profession, sa fonction, sa place dans une hiérarchie (un réseau de relations et d'interdépendances), où l'on voit que même dans les sociétés sans écriture l'identité est à la fois différentielle et hiérarchique. L'identité sociale implique au moins la différence homme/animal ainsi que la différence sexuelle, mais aussi la différence de peuple, de nation, de langue, de culture, d'appartenances. On est loin dans tous les cas d'une simple identification au corps biologique aussi bien que d'un contenu permanent. Comme a dit récemment Philippe Descola : "Les sociétés se construisent une identité, non pas en puisant dans un fonds comme si on ouvrait des boîtes, des malles et des vieux trésors accumulés et vénérés, mais à travers un rapport constant d'interlocution et de différenciation avec ses voisins".

Le rôle de la différenciation prime sur la défense d'une tradition au point qu'on se satisfait souvent de reprendre l'idéologie du voisin ou du dominant à condition d'en inverser un des thèmes centraux (contre-culture en miroir). Il est donc comique de voir le conflit des mémoires pour une identité nationale qui est tellement peu nationale qu'elle est l'objet de luttes féroces entre parti-pris opposés (catholicisme, révolution, colonialisme, etc). On a une caricature de la façon dont le récit national se recompose face à un "ennemi commun" avec les plus réactionnaires se réclamant de la laïcité et de la liberté des moeurs pour fustiger les musulmans. Car la question de l'identité française telle qu'elle se pose actuellement se résume bien à l'affirmation qu'on n'est pas musulmans, faux nez du rejet de l'immigration musulmane en même temps que c'est, comme en tout temps de crise, la revendication de ceux qui n'ont plus rien d'autre à faire valoir.

 

L'identité est bien une question politique et sociale mais c'est aussi une question éminemment philosophique dont il est intéressant de voir comme elle rejoint cette phénoménologie politique mettant en cause les conceptions idéalistes ou théologiques d'une identité substantielle. D'abord contestée par Locke à cause de sa variabilité, l'identité devient pour Kant le simple résultat d'un jugement synthétique par lequel le divers des intuitions sensibles est unifié par le sujet en acte. A partir de là, Fichte a voulu tout résumer au principe d'identité vide, Moi = Moi, mais, dans la rencontre du non-Moi, ce qui se manifeste, c'est bien qu'on ne se pose qu'en s'opposant.

Hegel a mis en évidence ensuite que l'identité, qui se confond avec l'essence, était entièrement fondée sur la différence : de même que toute définition est une négation (Spinoza), toute identité ou essence se fonde du rejet du non-identique et de l'inessentiel (distinguant le positif du négatif). Identité et différence sont bien la même chose et affirmation de la diversité des identités, mais l'identité en tant que réflexion sur soi n'est d'abord que "l'abstraction de la relation à soi". On recherche ainsi une essence immuable qui nous particulariserait, remplaçant l'immédiateté de l'être, ramené à l'inessentiel, avec "l'obstination de le concevoir comme un identique-à-soi, un non-contradictoire-avec-soi" (encycl. §113). Introduire la contradiction change effectivement tout. S'il y a une contradiction interne, l'identité n'a plus beaucoup de sens (préfèrerait-on les patrons français, les fachos français aux étrangers ?), même si on peut toujours en construire une de l'extérieur. Or, c'est le cas général et pas seulement de l'identité nationale que des camps opposés veulent s'approprier. Dès lors il ne reste tout au plus qu'un devenir disputé de l'identité, constituant notre présent, dont l'existence précaire tient entièrement dans sa confrontation aux autres (et devant reconnaître la part de l'autre en elle-même).

Une autre façon de dénoncer l'illusion de l'identité peut être empruntée à Bergson réfutant le rabattement du temps sur l'espace, la réduction de la durée à l'instant. On peut dire, en effet, que, même quand elle se réfère à une histoire nationale, l'identité est de l'ordre du cliché qui arrête le temps, immobilise une trajectoire, ce qu'on appelle tout autant une réification ou du fétichisme qui n'est pas seulement la réduction du sujet à un objet mais aussi la disparition du processus dans le résultat, une éternisation de l'état présent. A l'inverse, en partant de la totalité, la prédominance du continu sur le discontinu, que ce soit dans la théorie des catastrophes de René Thom ou la théorie de l'individuation de Simondon, on peut expliquer l'identité différentielle comme effet des contradictions ou du stress subi par les niveaux supérieurs qui fracturent le corps social (comme la concurrence internationale et la division du travail). Donner sens à une identité qui n'est pas voulue mais subie serait alors simplement remonter aux causes, aussi bien diachroniques (historiques) assurant une certaine continuité, que synchroniques (relationnelles) assurant sa différenciation.

Il faut s'arrêter sur le nazi Heidegger qui renvoie justement l'identité à l'origine et à la continuité d'une tradition, non plus aux étants dans leur discontinuité mais à l'Être comme apparaissant, devenir, dynamique, processus, force génératrice, destin. L'identité ici n'est pas figée dans une forme de permanence alors qu'elle est plutôt de l'ordre de l'appartenance à un peuple ou destin collectif dans tous ses errements et bifurcations. Sa philosophie de la différence ontologique entre l'Être et l'étant est donc bien profondément nazi, ce qui est devenu patent, par exemple dans "L'Europe et la philosophie allemande" (1936) opposant l'occident (Grecs et Germains supposés leur continuateurs) aux asiatiques (Juifs calculateurs) qu'il voue à l'extermination ! Cette position est cohérente avec une mystique de la langue (allemande) et de l'étymologie supposée détenir une vérité originelle mais ne laisse aucune chance au dialogue des cultures. D'ailleurs, pour défendre la particularité germanique, Fichte allait jusqu'à rejeter l'universel comme étranger à la langue allemande ! Il est certain que la continuité d'une histoire forge une identité et que la théologie chrétienne nourrie de philosophie a formaté les esprits mais il n'est sans doute pas approprié de parler de tradition occidentale quand il s'agit plutôt d'un processus de rupture avec les traditions, à partir de la critique philosophique et l'expérimentation scientifique, ce que Heidegger dénonce comme domination de la technique et qui effectivement n'accorde pas de valeur à un savoir supposé originel, ce qui peut être vécu comme une perte d'identité mais néglige beaucoup trop le fait que l'identité se reconstruit à chaque fois dans la relation, le rapport aux autres plus que dans l'histoire. La vérité ne vient pas d'une impulsion initiale, du génie d'un peuple mais est une production de l'environnement et de l'accumulation de savoirs. De toutes façons, c'est joué, l'unification du monde, le mélange des populations et l'accélération technologique qui détruit toutes les traditions, rejettent ces nostalgies ethniques aux poubelles de l'histoire, même si elles tenteront toujours de survivre.

Au contraire de cette identité substantielle, la constatation par Saussure de l'arbitraire du vocabulaire par rapport aux langues étrangères devait mener à comprendre les mots d'une langue par leur caractère purement différentiel (position dans une structure constituant sa définition). Ce qui a pour conséquence qu'on n'est plus dans un code renvoyant à un objet, comme son nom-propre qui l'étiquette, mais qu'on est dans une division du sens (dichotomie), les mots communs renvoyant à des notions générales (classification) et non à un objet particulier. Le structuralisme qui s'en est suivi a mis le différentialisme à la mode (de Gilles Deleuze à Henri Lefebvre) jusqu'à en faire disparaître l'objet devenu inessentiel ("la mort de l'homme") réduit à ses relations. Si l'identité est requise contre un autre elle n'a donc aucune consistance et change en fonction des situations, ce qui va porter l'attention sur l'identification elle-même et la figure de l'idéal du moi constitutive de la psychologie collective dont la psychanalyse va montrer que c'est l'identification d'un sujet divisé pris sous le regard de l'Autre et de son désir (rejoignant la rhétorique des passions d'Aristote comme le désir de reconnaissance, désir de désir, hégélien). Cette fois on peut dire que Je est un autre, que l'identité vient de l'Autre.

Le coup de grâce à l'identité a sans doute été donné par le post-structuralisme de Derrida qui a commencé par mettre en cause l'identité des signes (des phonèmes comme des lettres), brouillant ainsi les lignes, les oppositions signifiantes prises dans une dissémination polysémique, une différance qui suspend le sens (différer dit aussi bien ne pas être identique que remettre à plus tard). Dans la langue il n'y a qu'un jeu de différences et non des termes positifs, univoques, qui seraient "pleins", sortes de noyaux stables autonomes avec des frontières bien définies. On se trouve donc dans une logique floue et une rationalité plus limitée qu'on le prétend. Devançant le constat de l'ethnologue, Derrida ajoutera que, non seulement la différence est déjà posée par l'identité, toujours relative, mais que c'est aussi une différence hiérarchique (comme dans la différence sexuelle) qui dévalorise systématiquement l'un des termes : parole / écriture, nature / culture, masculin / féminin - alors qu'il y a du féminin dans le masculin et de l'écriture dans la parole. C'est ce qui va justifier la déconstruction des oppositions comme des hiérarchies, notamment dans les cultural studies (avec un certain idéalisme délaissant trop les causes matérielles de ces hiérarchies qu'il ne suffit certes pas de déconstruire dans la pensée). Bien sûr, le défaut de ce criticisme, c'est la perte d'identité et la difficulté à s'engager ou même à formuler clairement son opinion, ce qui a quelque chose d'agaçant à force de points de suspension...

Tout cela n'empêche pas nos troubles identitaires mais démontre plutôt qu'on n'en sortira pas. La question de l'identité ne peut avoir de solution définitive mais reste posée pour chacun de nous par rapport aux autres et mérite mieux que son traitement médiatique. La revendication de nos identités est d'abord une revendication morale de respect, de dignité et de reconnaissance auxquels nous tenons par-dessus tout mais qui ne sont jamais assurés. C'est avoir une direction dans la vie sinon une position sociale. Impossible de vouloir dépasser l'identité, encore moins s'en passer, même si elle a toujours quelque chose d'usurpée, de semblant.

Par contre, il n'y a pas grand sens à vouloir attribuer une identité à un pays (un peuple, une race, un sexe, etc). En dehors du rejet des migrants, ce qui s'appelle l'identité française n'est à l'évidence pas tant de l'ordre de l'Idée, comme on s'épuise à vouloir la définir, que de l'état de fait, un mode de vie plus qu'une représentation et finalement le simple conservatisme des situations présentes qu'on voudrait garder "à l'identique". On ne réglera donc jamais le problème de l'identité, toujours insaisissable ou trompeuse, et, au lieu de se lancer dans des querelles théologiques, il faudrait simplement revenir aux questions concrètes qui sont en cause.

Voir aussi L'invention des peuples de Herder à Heidegger.

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28 réflexions au sujet de “L’identité en question”

  1. Une identité, c'est aussi un jeu cohérent de codes d'échange et de pratiques avec lesquelles on se sent à l'aise, on a de l'aisance. L'identification (essentialisation/con-fusion) est un processus, ça se produit. Peut-être comme agent de stabilisation d'un groupe?
    Nous avons tous de multiples identités, des grandes (ethniques, nationales, confessionnelles...) et des toutes petites (familiales, villageoises, d'entreprise, de voisinage), et vouloir n'en renier aucune est une voie d'émancipation vis à vis de l'aliénation monoidentitaire ou essentialiste. Parfois, ça coûte cher, comme à Camus.

        • La langue, ouais bof. C'est très surfait. J'ai commencé mon job en Suisse dans l'une des plus grosses pharma sur un de ses fers de lance, ça parle plusieurs langues, principalement l'anglais, le français et l'allemand. La plupart se moquent complètement de la nationalité de l'un ou l'autre du moment qu'il lui apporte des solutions réelles à ses problèmes.

          La Suisse, le pays, c'est pareil, plusieurs langues, le français, l'allemand, l'italien et le romanche, et ça n'a pas explosé en vol.

  2. L'identité est par nature instable, métissée, multiple, changeante et jamais figée exactement comme les cultures. Une identité et une culture sont, comme un biotope, riches lors qu'elles sont le plus diversifiées. Croire donc que culture, identité, biotope, biodiversité, climat sont figés est simplement un antagonisme avec ce qu'est la vie. Vouloir figé cela s est juste non seulement contreproductif, ça ne provoquerait que d'autres changements, mais surtout c'est mortifère exactement comme le désir d'éternité qui ne peut que ce réaliser dans la mort, dans l'absence d'univers.
    Ainsi vouloir figé une culture ou une identité,

  3. L'identité est historique (inscrite dans le temps) elle n'existe que dans son propre regard et dans le regards que portent les autres sur nous mais aussi dans le fantasme que nous nous faisons de nous-même (moi), des autres (altérité) et de ce que nous pensons devoir être (surmoi). L'identité est indispensable car elle nous permet de nous situer par rapport aux autres et nous permet d’appréhender l'altérité de l'autre. Mais l'identité ne peut se réduire à un apriori car cet apriori est toujours un fantôme, une "idéalisation", un archétype, un idéaltype.

  4. La volonté de figé l'identité, la culture, le climat... n'est que l'expression de notre insécurité intime, notre angoisse existentielle. Mais cela fait partie intégrante de la nature humaine.
    Cela ne justifie pas de la retourner contre l'altérité, victime expiatoire de notre peur.

  5. J'aurais pu effectivement rapprocher la question de l'identité de celle du vivant, du système immunitaire notamment, pour montrer que l'identité biologique est dynamique, en adaptation constante aux modifications du milieu, toujours en déséquilibre. J'avais fait la remarque que "la vie artificielle n'est pas la vie" car elle bridait les capacités de changement et d'adaptation des cellules artificielles ne devant pas évoluer pour remplir leur fonction assignée. Le vivant est tout dans son autonomie, sa sauvagerie qui explore les possibles, pas seulement reproduction mais évolution, une identité en construction guidée par l'extérieur (sous sa pression).

      • Il ne s'agit absolument pas de nier la possibilité d'identifier une espèce, seulement que les contours en sont flous (comme pour les sexes). C'est ce que Canguilhem constatait pour "le normal et la pathologique". Il y a la reproduction, sans laquelle il n'y aurait aucune espèce, et l'évolution (la variabilité) qui les complexifie.

        Les humains sont moins agressifs avec les étrangers que les chimpanzés (de la même espèce) mais trouvent dans le culturel des raisons de se faire la guerre. D'une certaine façon la destruction des cultures traditionnelles par l'accélération technologique et le fait que l'infrastructure est le fondement de la superstructure nous assurent de l'unification culturelle du monde (mais quand?).

        • "D'une certaine façon la destruction des cultures traditionnelles par l'accélération technologique et le fait que l'infrastructure est le fondement de la superstructure nous assurent de l'unification culturelle du monde (mais quand?)."
          Reste à savoir ce que l'on entend par "unification culturelle du monde" ; si les avancées technologiques participent de fait à une certaine artificialisation et uniformisation dans le cadre d'une économie libérale de marché , c'est très loin d'être souhaitable ...Et durable ; il faudra choisir entre des légumes sous leds avec engrais liquide et asepsie totale , tutu sur la tête , ou des légumes cultivés au sein de systèmes locaux agro écologiques complexes et performants ..Entre des productions de maisons dans des usines de multinationales ou réalisées localement avec des matériaux et innovations adaptées à un milieu donné etc etc ..Entre vivre à nouveau dans un milieu naturel nourricier à tous les niveaux ou être contraint parce qu'il est irrémédiablement détruit , de pousser au bout un monde artificiel et inhumain.

        • pas si certain l'unification culturelle du monde. Par exemple l'imprimerie avait redonné un grand coup de jeune aux langues vernaculaires au détriment du latin.
          Comme pour la matière divisée ou cellulaire, il se joue quelque chose de thermodynamique entre énergie de surface/interface et énergie de volume. L'équilibre étant remis en question avec les nouveautés technologiques transformatrices.

        • Je ne dis pas que l'unification culturelle est souhaitable, je pense qu'elle est inévitable. C'est l'entropie humaine et l'existence d'un réseau global. Lévi-Strauss, entre-autres, était tout-à-fait désespéré de cette unification qui me semble cependant devoir s'imposer par le féminisme notamment (l'infériorisation de la femme dans les cultures traditionnelles ne sera plus toléré). On peut vouloir y résister, retardant l'échéance et cela pourrait être souhaitable mais comporte quand même pas mal d'effets pervers. Incontestablement cette homogénéisation globale va inciter à cultiver sa différence mais sur un fond commun.

          Je ne crois plus effectivement qu'on reviendra à une nature que nous avons détruite mais je ne crois pas non plus qu'on sera dans une artificialisation complète (ces exagérations à la Anders sont toujours fausses) mais que nous aurons la cohabitation d'une agriculture bio et de "fermes verticales" en ville (certains déjà ne connaissent que le béton). Il ne s'agit pas non plus ici de ce que je pense le plus souhaitable mais de ce qui est prévisible. Une société duale me semble possible et même probable (pas certaine).

          • Quand j'évoquais l'épisode de l'invention de l'imprimerie, j'ai juste évoqué ce qui s'est passé, pas du tout ce qui pourrait être souhaitable ou non. Et la surprise a été que le latin (plus globalisant) a décliné et que les langues vernaculaires (locales) se sont plutôt redressées.
            Je voulais mettre en exergue que des mécanismes s'opposent à l'unification, et auxquels on avait pas pensé. La question de l'énergie, c'est seulement pour dire qu'une structure divisée peut être énergétiquement (énergie potentielle plus basse en thermo) plus favorable qu'une structure unifiée.

          • Je suis du côté de Lévi-Strauss sur ce sujet .

            Je ne pense pas que les technologies façonnent mécaniquement la société ....Même si elles le font pourtant ! Notre part politique reste entière ...même si ce n'est pas le cas !

            Je ne pense pas qu'au bout du compte on puisse faire n'importe quoi ; notamment rompre impunément le lien qui nous relie avec la terre . L'excès de CO2 n'est qu'un des effets de notre organisation.
            Nous sommes des êtres pensants de chair et d'os , terre , eau , air , respect de nous mêmes et des autres sont notre identité ; c'est sans doute le fait de s'être égaré de nous mêmes qui fait qu'on en parle tant.
            je suis pour ma part très proche , très identique , d'un indien , ou d'un paysan du bout du monde ou d'un urbain perdu dans sa ville.....à partir du moment ou ce lien terrien et humain est là présent ; je suis très éloigné de ceux qui pensent et vivent fric , pouvoir et divertissement.

            Une société duale est probable , mais pour un temps seulement .

          • T'as entendu parler de l'habitus? C'est un terme employé par Bourdieu. Tout à fait instructif pour se repérer les idées. Je ne crois pas du tout que cette notion soit dépassée, sans pour autant nier tout ce qui transite par les réseaux d'information, sans pour autant nier le matérialisme, qui agit partout, des NTIC.

          • Il semble que Bourdieu aurait emprunté ce terme de Marcel Mauss, qui lui même le tiendrait d'une tradition qui remonte à Aristote. Ce dernier utilise le terme "hexis" pour signifier l'habitude.

  6. Concernant l'identité, je trouve curieux que ceux qui en parlent le plus soient ceux qui fassent le moins pour contrer le démantèlement des Nations par la bureaucratie européenne. L'UE va abattre les Etats/nations au profit des régions, toutes amenées à s'endetter par le biais du système financier corrompu instauré par Bruxelles, et qui finiront, elles aussi, exsangues. Dans les faits, cette Europe administrative a une forte identité allemande et je trouve très hypocrite qu'on nous parle d'identité nationale alors qu'il n'y aura bientôt plus de nations.

    • Les identitaires sont pourtant bien anti-européens mais, oui, la question de l'identité nationale vient bien de la disparition de la nation et l'Europe ici n'est qu'un palier dans la mondialisation. Même si les accords transatlantiques échouent, nous sommes pris dans la toile mondiale comme la Grande-Bretagne en fait l'expérience a vouloir en sortir alors qu'elle est obligée de tout négocier, certainement pas à sa guise. Il peut y avoir une mode du repli national qui dure une dizaine d'années mais il est douteux que ce nationalisme dépasse le folklore ayant perdu sa base matérielle (principalement la guerre). Quant à la domination allemande, elle date surtout de l'Euro mais elle reflète sa domination économique, ce qui ne changerait pas Europe ou pas. On peut trouver cela désagréable, tout comme la domination américaine au niveau plus global mais il ne s'agit pas tant d'identité ici que de puissance matérielle.

      • Il existe aussi un discours identitaire "européen" (les orthodoxes du maintien dans l'euro à tout pris ne le sont pas seulement pour des raisons - à tort - matérielles) et même occidental (étendu aux USA et au monde anglo-saxon, le fameux "nous sommes tous américains" en Une du "Monde" le 12 septembre 2001). Il n'y avait par ailleurs aucune justification a priori à développer une zone de libre-échange en fonction de considérations nominalistes et géographiques. Ainsi, un Euro-Maghreb par exemple ou une zone économique intégrant les pays du pourtour de la Méditerranée eut été pensable. On mesure le poids du discours identitaire de l'Union Européenne, lorsque resurgit de façon récurrente le fameux débat sur les racines "chrétiennes" de l'Europe, qui n'est pas seulement l'apanage de l'extrême droite.

        • Bien vu. Ceci dit une bonne partie de l'extrême-droite est plus européenne que nationale quand elle est raciste ou chrétienne mais, s'il faut dénoncer la guerre des identités, je répète qu'il n'est pas question de se passer d'identité ni de vouloir se différencier. Il faudrait juste ne pas trop y croire, encore moins s'y croire mais qu'une identité européenne se forge est le signifié dont l'institution est le signifiant, pouvant de plus trouver facilement dans le passé de quoi étayer cette identité qui est à chaque fois opérationnelle, utilitaire. Je rappelle aussi que ce sont les causes matérielles qui sont déterminantes, l'intérêt économique plus que l'habillage idéologique et les grands discours qui sont prononcés à l'occasion.

      • Ce qui est amusant, c'est que les frontières actuelles sont des lieux d'échanges intenses du fait des contrastes salariaux, sociaux, immobiliers et fiscaux, ça fonctionne comme des membranes cellulaires.

        Il faut voir comment ça se passe dans les zones frontalières françaises avec la Suisse, Luxembourg, Allemagne, et idem du côté allemand, autrichien, suisse, italie avec les pays d'à côté.

        En fait, les frontaliers y gagnent souvent sur les tous les tableaux, mais aussi les pays où ils interviennent qui bénéficient de gens formés, et les pays de résidence qui bénéficient des impôts et consommation des frontaliers. Il y a toute une économie frontalière assez peu connue avec des flux complexes allant dans les 2 sens très complexe à quantifier.

  7. Jean, ton analyse très précise sur l'identité met en valeur la grossièreté des revendications identitaires sur lesquelles je ne veux pas m'appesantir vu le temps qu'on a déjà perdu
    en discussions fumeuses et inutiles sur ce sujet dans ce pays. Ce que je voulais faire ressortir, c'est l'acharnement d'un Nicolas Sarkozy, par exemple, à remettre la question de l'identité nationale sur le tapis alors qu'il est le premier massacreur de la Nation obéissant comme la majorité de ses collègues aux injonctions de Bruxelles. Comment dès lors peut-on lui ouvrir les micros à lui et ses "contradicteurs" en faisant semblant ou "comme si"? Il me semble que le cirque est entretenu à dessein.

    • Il est effectivement évident à tous que Sarkozy est un européiste qui fricote avec la finance et qu'il ne reprend le thème de l'identité nationale que pour séduire les électeurs du FN en pure démagogie. Il n'a aucune autre conviction idéologique que sa réussite personnelle. Cependant, il n'a pas créé de toute pièce un débat sur l'identité nationale qui était bien le thème d'une extrême-droite montante, il l'a seulement officialisé (ce qui en a montré les contradictions). En retour le débat a contaminé la gauche lui opposant une contre-identité soi-disant révolutionnaire.

  8. Les crises identitaires commencent souvent je pense, par le refus de voir, d'accepter, et de devoir donc adapter son chemin, ses actes et ses paroles, en fonction des facteurs historiques qui s'opposent à soi. La diversité des croyances et des volontés qui s'opposent à soi, n'offre que l'incertitude de l'autre et le doute de soi.
    La crise identitaire actuelle, bien que philosophiquement risible, car existant à toute époque plus ou moins sous d'autres formes et d'autres fonctions, est aujourd'hui très forte et dangereuse par sa forte croyance envers l'anxiété de soi et de l'autre. C'est le refus de voir l'époque moderne qui se confronte à notre regard, de voir la société hétérogène et ses valeurs perdues, irréconciliable, dans une diversité dominée par elle-même.
    Lorsque la crise subjective est forte dans son refus de voir, elle devient pathologique, elle s'atomise, et cela surtout en tant de forte nécessité politique (telle que celle de notre époque présente, en crise écologique, sociale, démographique etc.).
    De cette crise de l'identité vient aussi le dédouanement de la responsabilité historique, par la justification de la relativité subjective, de sa méfiance, sa perte de confiance, envers la nature de soi et de celle d'autrui.
    Le groupe devient alors dans les relations qu'il entretient avec lui-même alors bien plus un échappatoire et une protection nihiliste, une satyre de la conjoncture historique moderne si chaotique subjectivement, si difficile à voir avec la raison, l'espoir, l'intelligence et la beauté perdue de l'homme par l'Histoire.

  9. Le retour en force des questions identitaires supplantant les philosophies et politiques redistributrices et universalistes est peut être le symptôme, au fond, du développement du capitalisme par son côté le plus régressif, à savoir ce qui est désigné dans certains textes, par un néoféodalisme. Désormais, les multinationales et l'oligarchie financière entendent se passer de la démocratie libérale traditionnelle qui maintenait un semblant d'universalité des droits: ce qui caractérise ce néoféodalisme c'est sur le plan politique la montée en puissance d'une "gouvernance", c'est à dire d'un gouvernement d'experts non élus, sur le plan économique de la centralité de zones offshores et l'opacité qui leur est consubstantielle, débordant sur les politiques nationales et internationales à tel point que l'Union Européenne tend elle-même à devenir une zone offshore (privatisation et privation des biens communs, baisse des dépenses et des recettes publiques, défiscalisation etc.). L'identitaire a beaucoup à voir sur le plan de l'imaginaire avec ce nouveau féodalisme ce déploiement du capitalisme, identitaire qui, au demeurant peut fort bien combiner des niveaux aussi différents que les régions, les états nationaux, et les blocs continentaux ("Europe", "Occident" etc.).

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