À en croire certains, la crise d'identité serait le nouveau mal du siècle. Quand des habitudes séculaires s'effondrent, quand des genre de vie disparaissent, quand de vieilles solidarités s'effritent, il est, certes, fréquent qu'une crise d'identité se produise. Malheureusement, les personnages qu'inventent les médias pour convaincre du phénomène et souligner son aspect dramatique ont plutôt, de façon congénitale, la cervelle vide; leur identité souffrante apparaît comme un alibi commode pour nous masquer, et masquer à leur créateur, une nullité pure et simple. La vérité est que, réduite à ses aspects subjectifs, une crise d'identité n'offre pas d'intérêt intrinsèque. Mieux vaudrait regarder en face les conditions objectives dont elle est le symptôme et qu'elle reflète. On l'évite en évoquant des fantômes sortis tout droit d'une psychologie à bon marché.p9
C'est en 1974-1975 que Claude Lévi-Strauss organisait au Collège de France ce séminaire interdisciplinaire sur l'identité (publié aux PUF en 1977). On voit que "l'identité souffrante" n'est pas chose nouvelle et il y a quelque impudence à se réclamer de Lévi-Strauss pour nourrir ses propres obsessions identitaires. Le séminaire lui-même m'a paru assez indigeste et partant dans toutes les directions mais ses conclusions n'en restent pas moins à retenir pour une conception moins naïve et mythifiée de l'identité qui, bien que restant cruciale, est à la fois multiple, changeante, floue, incertaine, contradictoire et surtout relationnelle :
On a eu d'abord les Romains et les Gaulois, puis les Francs, qui sont devenus les nouveaux chefs, et à ce moment-là, les Romains et les Gaulois ont cessé d'exister comme catégories distinctes et sont devenus les Gallo-Romains. En second lieu, ce qui m'a frappé, c'est cette espèce de dialectique de la hiérarchie et de la diversité qu'on voit fonctionner tout le temps, Comme s'il y avait, dans les phénomènes décrits, une double pulsation vers la hiérarchie; et quand on échoue à hiérarchiser pour une raison ou pour une autre, que fait-on ? On diversifie. Il semble qu'il y ait là, des mécanismes très profonds et très généraux, et qui ne sont pas seulement ce qu'on peut trouver dans l'anthropologie politique mais qui sont propres à toute taxinomie et qu'on trouverait aussi bien en botanique ou en zoologie. On a des niveaux qui se superposent, et puis, quand un niveau devient trop bourré, ou bien confus, il y a différenciation interne du niveau.
Enfin, une réflexion que je me faisais [...] en somme le nom ethnique apparaît comme une sorte de dernier recours. On s'en réclame quand on ne sait pas se réclamer d'une fonction, d'un titre ou d'une hiérarchie. p312-313
Le nom ethnique tout comme la nationalité vaut pour l'extérieur, identifiant notre différence. Ainsi, hors de France on s'identifie facilement comme Français alors qu'à l'intérieur on se dira plutôt Breton, Alsacien, etc.
En dépit de la différence géographique et de contenus culturels fort éloignés les uns des autres nous nous sommes aperçus que toutes ces sociétés et ces cultures, loin d'affirmer une identité substantielle, la soumettaient à l'action d'une sorte de marteau-pilon, qu'elles faisaient éclater ce que l'on pouvait considérer, dans l'expérience vulgaire, comme identité, en une multiplicité d'éléments ; cette multiplicité est ensuite reconstruite de diverses façons selon les cultures considérées. p330
Mais nous nous sommes aussi demandé comment nous-mêmes posons le problème de l'identité, à travers la réponse que donnent à ce problème plusieurs disciplines essentielles : les mathématiques, la linguistique, la biologie, la philosophie, et le résultat a été le même : à chaque fois on aboutit davantage à une critique de l'identité qu'à son affirmation pure et simple.
D'où le problème, d'où nous avons tiré le sentiment qu'il est peut-être un commun dénominateur de la problématique de ces sociétés exotiques et de la nôtre : c'est que l'identité se réduit moins à la postuler ou à l'affirmer qu'à la refaire, la reconstruire ; et que toute utilisation de la notion d'identité commence par une critique de cette notion. C'est là qu'on a vu s'esquisser les deux voies : soit par-delà la diversité des apparences, rechercher la source de cette identité dans ce que l'on pourrait appeler la restitution d'un continu [...] soit au contraire la situer sur un plan purement relationnel. p331
Dans l'hypothèse d'un discontinu irréductible, vers quoi nous orienterions-nous pour formuler la notion d'identité et résoudre le problème ? Ce serait dans la voie opposée à celle d'un substantialisme dynamique; ce serait en considérant que l'identité est une sorte de foyer virtuel auquel il nous est indispensable de nous référer pour expliquer un certain nombre de chose, mais sans qu'il ait jamais d'existence réelle [sorte de] limite à quoi ne correspond en réalité aucune expérience effective. p332
J'ai pensé utile d'introduire dans le débat cette ethnologie de l'identité qui recadre bien la question. Effectivement, nous avons des problèmes d'identité comme de narcissisme, identité qui est toujours sociale, même quand elle se réduit au nom propre, et à laquelle on voudrait donner un sens (car nous donnons sens à tout et une nomination nous transforme). Plus prosaïquement, ce qu'on invoque le plus souvent pour se présenter, c'est sa profession, sa fonction, sa place dans une hiérarchie (un réseau de relations et d'interdépendances), où l'on voit que même dans les sociétés sans écriture l'identité est à la fois différentielle et hiérarchique. L'identité sociale implique au moins la différence homme/animal ainsi que la différence sexuelle, mais aussi la différence de peuple, de nation, de langue, de culture, d'appartenances. On est loin dans tous les cas d'une simple identification au corps biologique aussi bien que d'un contenu permanent. Comme a dit récemment Philippe Descola : "Les sociétés se construisent une identité, non pas en puisant dans un fonds comme si on ouvrait des boîtes, des malles et des vieux trésors accumulés et vénérés, mais à travers un rapport constant d'interlocution et de différenciation avec ses voisins".
Le rôle de la différenciation prime sur la défense d'une tradition au point qu'on se satisfait souvent de reprendre l'idéologie du voisin ou du dominant à condition d'en inverser un des thèmes centraux (contre-culture en miroir). Il est donc comique de voir le conflit des mémoires pour une identité nationale qui est tellement peu nationale qu'elle est l'objet de luttes féroces entre parti-pris opposés (catholicisme, révolution, colonialisme, etc). On a une caricature de la façon dont le récit national se recompose face à un "ennemi commun" avec les plus réactionnaires se réclamant de la laïcité et de la liberté des moeurs pour fustiger les musulmans. Car la question de l'identité française telle qu'elle se pose actuellement se résume bien à l'affirmation qu'on n'est pas musulmans, faux nez du rejet de l'immigration musulmane en même temps que c'est, comme en tout temps de crise, la revendication de ceux qui n'ont plus rien d'autre à faire valoir.
L'identité est bien une question politique et sociale mais c'est aussi une question éminemment philosophique dont il est intéressant de voir comme elle rejoint cette phénoménologie politique mettant en cause les conceptions idéalistes ou théologiques d'une identité substantielle. D'abord contestée par Locke à cause de sa variabilité, l'identité devient pour Kant le simple résultat d'un jugement synthétique par lequel le divers des intuitions sensibles est unifié par le sujet en acte. A partir de là, Fichte a voulu tout résumer au principe d'identité vide, Moi = Moi, mais, dans la rencontre du non-Moi, ce qui se manifeste, c'est bien qu'on ne se pose qu'en s'opposant.
Hegel a mis en évidence ensuite que l'identité, qui se confond avec l'essence, était entièrement fondée sur la différence : de même que toute définition est une négation (Spinoza), toute identité ou essence se fonde du rejet du non-identique et de l'inessentiel (distinguant le positif du négatif). Identité et différence sont bien la même chose et affirmation de la diversité des identités, mais l'identité en tant que réflexion sur soi n'est d'abord que "l'abstraction de la relation à soi". On recherche ainsi une essence immuable qui nous particulariserait, remplaçant l'immédiateté de l'être, ramené à l'inessentiel, avec "l'obstination de le concevoir comme un identique-à-soi, un non-contradictoire-avec-soi" (encycl. §113). Introduire la contradiction change effectivement tout. S'il y a une contradiction interne, l'identité n'a plus beaucoup de sens (préfèrerait-on les patrons français, les fachos français aux étrangers ?), même si on peut toujours en construire une de l'extérieur. Or, c'est le cas général et pas seulement de l'identité nationale que des camps opposés veulent s'approprier. Dès lors il ne reste tout au plus qu'un devenir disputé de l'identité, constituant notre présent, dont l'existence précaire tient entièrement dans sa confrontation aux autres (et devant reconnaître la part de l'autre en elle-même).
Une autre façon de dénoncer l'illusion de l'identité peut être empruntée à Bergson réfutant le rabattement du temps sur l'espace, la réduction de la durée à l'instant. On peut dire, en effet, que, même quand elle se réfère à une histoire nationale, l'identité est de l'ordre du cliché qui arrête le temps, immobilise une trajectoire, ce qu'on appelle tout autant une réification ou du fétichisme qui n'est pas seulement la réduction du sujet à un objet mais aussi la disparition du processus dans le résultat, une éternisation de l'état présent. A l'inverse, en partant de la totalité, la prédominance du continu sur le discontinu, que ce soit dans la théorie des catastrophes de René Thom ou la théorie de l'individuation de Simondon, on peut expliquer l'identité différentielle comme effet des contradictions ou du stress subi par les niveaux supérieurs qui fracturent le corps social (comme la concurrence internationale et la division du travail). Donner sens à une identité qui n'est pas voulue mais subie serait alors simplement remonter aux causes, aussi bien diachroniques (historiques) assurant une certaine continuité, que synchroniques (relationnelles) assurant sa différenciation.
Il faut s'arrêter sur le nazi Heidegger qui renvoie justement l'identité à l'origine et à la continuité d'une tradition, non plus aux étants dans leur discontinuité mais à l'Être comme apparaissant, devenir, dynamique, processus, force génératrice, destin. L'identité ici n'est pas figée dans une forme de permanence alors qu'elle est plutôt de l'ordre de l'appartenance à un peuple ou destin collectif dans tous ses errements et bifurcations. Sa philosophie de la différence ontologique entre l'Être et l'étant est donc bien profondément nazi, ce qui est devenu patent, par exemple dans "L'Europe et la philosophie allemande" (1936) opposant l'occident (Grecs et Germains supposés leur continuateurs) aux asiatiques (Juifs calculateurs) qu'il voue à l'extermination ! Cette position est cohérente avec une mystique de la langue (allemande) et de l'étymologie supposée détenir une vérité originelle mais ne laisse aucune chance au dialogue des cultures. D'ailleurs, pour défendre la particularité germanique, Fichte allait jusqu'à rejeter l'universel comme étranger à la langue allemande ! Il est certain que la continuité d'une histoire forge une identité et que la théologie chrétienne nourrie de philosophie a formaté les esprits mais il n'est sans doute pas approprié de parler de tradition occidentale quand il s'agit plutôt d'un processus de rupture avec les traditions, à partir de la critique philosophique et l'expérimentation scientifique, ce que Heidegger dénonce comme domination de la technique et qui effectivement n'accorde pas de valeur à un savoir supposé originel, ce qui peut être vécu comme une perte d'identité mais néglige beaucoup trop le fait que l'identité se reconstruit à chaque fois dans la relation, le rapport aux autres plus que dans l'histoire. La vérité ne vient pas d'une impulsion initiale, du génie d'un peuple mais est une production de l'environnement et de l'accumulation de savoirs. De toutes façons, c'est joué, l'unification du monde, le mélange des populations et l'accélération technologique qui détruit toutes les traditions, rejettent ces nostalgies ethniques aux poubelles de l'histoire, même si elles tenteront toujours de survivre.
Au contraire de cette identité substantielle, la constatation par Saussure de l'arbitraire du vocabulaire par rapport aux langues étrangères devait mener à comprendre les mots d'une langue par leur caractère purement différentiel (position dans une structure constituant sa définition). Ce qui a pour conséquence qu'on n'est plus dans un code renvoyant à un objet, comme son nom-propre qui l'étiquette, mais qu'on est dans une division du sens (dichotomie), les mots communs renvoyant à des notions générales (classification) et non à un objet particulier. Le structuralisme qui s'en est suivi a mis le différentialisme à la mode (de Gilles Deleuze à Henri Lefebvre) jusqu'à en faire disparaître l'objet devenu inessentiel ("la mort de l'homme") réduit à ses relations. Si l'identité est requise contre un autre elle n'a donc aucune consistance et change en fonction des situations, ce qui va porter l'attention sur l'identification elle-même et la figure de l'idéal du moi constitutive de la psychologie collective dont la psychanalyse va montrer que c'est l'identification d'un sujet divisé pris sous le regard de l'Autre et de son désir (rejoignant la rhétorique des passions d'Aristote comme le désir de reconnaissance, désir de désir, hégélien). Cette fois on peut dire que Je est un autre, que l'identité vient de l'Autre.
Le coup de grâce à l'identité a sans doute été donné par le post-structuralisme de Derrida qui a commencé par mettre en cause l'identité des signes (des phonèmes comme des lettres), brouillant ainsi les lignes, les oppositions signifiantes prises dans une dissémination polysémique, une différance qui suspend le sens (différer dit aussi bien ne pas être identique que remettre à plus tard). Dans la langue il n'y a qu'un jeu de différences et non des termes positifs, univoques, qui seraient "pleins", sortes de noyaux stables autonomes avec des frontières bien définies. On se trouve donc dans une logique floue et une rationalité plus limitée qu'on le prétend. Devançant le constat de l'ethnologue, Derrida ajoutera que, non seulement la différence est déjà posée par l'identité, toujours relative, mais que c'est aussi une différence hiérarchique (comme dans la différence sexuelle) qui dévalorise systématiquement l'un des termes : parole / écriture, nature / culture, masculin / féminin - alors qu'il y a du féminin dans le masculin et de l'écriture dans la parole. C'est ce qui va justifier la déconstruction des oppositions comme des hiérarchies, notamment dans les cultural studies (avec un certain idéalisme délaissant trop les causes matérielles de ces hiérarchies qu'il ne suffit certes pas de déconstruire dans la pensée). Bien sûr, le défaut de ce criticisme, c'est la perte d'identité et la difficulté à s'engager ou même à formuler clairement son opinion, ce qui a quelque chose d'agaçant à force de points de suspension...
Tout cela n'empêche pas nos troubles identitaires mais démontre plutôt qu'on n'en sortira pas. La question de l'identité ne peut avoir de solution définitive mais reste posée pour chacun de nous par rapport aux autres et mérite mieux que son traitement médiatique. La revendication de nos identités est d'abord une revendication morale de respect, de dignité et de reconnaissance auxquels nous tenons par-dessus tout mais qui ne sont jamais assurés. C'est avoir une direction dans la vie sinon une position sociale. Impossible de vouloir dépasser l'identité, encore moins s'en passer, même si elle a toujours quelque chose d'usurpée, de semblant.
Par contre, il n'y a pas grand sens à vouloir attribuer une identité à un pays (un peuple, une race, un sexe, etc). En dehors du rejet des migrants, ce qui s'appelle l'identité française n'est à l'évidence pas tant de l'ordre de l'Idée, comme on s'épuise à vouloir la définir, que de l'état de fait, un mode de vie plus qu'une représentation et finalement le simple conservatisme des situations présentes qu'on voudrait garder "à l'identique". On ne réglera donc jamais le problème de l'identité, toujours insaisissable ou trompeuse, et, au lieu de se lancer dans des querelles théologiques, il faudrait simplement revenir aux questions concrètes qui sont en cause.
Voir aussi L'invention des peuples de Herder à Heidegger.
À en croire certains, la crise d'identité serait le nouveau mal du siècle. Quand des habitudes séculaires s'effondrent, quand des genre de vie disparaissent, quand de vieilles solidarités s'effritent, il est, certes, fréquent qu'une crise d'identité se produise. Malheureusement, les personnages qu'inventent les médias pour convaincre du phénomène et souligner son aspect dramatique ont plutôt, de façon congénitale, la cervelle vide; leur identité souffrante apparaît comme un alibi commode pour nous masquer, et masquer à leur créateur, une nullité pure et simple. La vérité est que, réduite à ses aspects subjectifs, une crise d'identité n'offre pas d'intérêt intrinsèque. Mieux vaudrait regarder en face les conditions objectives dont elle est le symptôme et qu'elle reflète. On l'évite en évoquant des fantômes sortis tout droit d'une psychologie à bon marché.p9
Les commentaires sont fermés.