Bergson, existentialisme, structuralisme, post-modernisme
On peut écrire l'histoire de la philosophie de mille manières, choisissant forcément parmi les philosophes un tout petit nombre et les réduisant à une seule idée (inutile d'écrire de gros traités!). Il y a sans doute toujours un esprit du temps qui le distingue, des thèmes à la mode, des évènements structurants. Il n'y a pas pour autant une histoire de la philosophie autonome par rapport à la situation politique encore moins par rapport aux avancées de la science. Il n'y a pas non plus de véritable unité de pensée. On trouve à la même époques des pensées retardataires ou en avance sur leur temps.
Certes, plus on considère des périodes longues, et plus l'effet de masse gomme les courants marginaux mais il y aura toujours des retours du religieux ou d'anciennes philosophies, et l'on pourra observer aussi des divergences qui se creusent entre pays. Ainsi, alors que la philosophie comme la théologie chrétienne étaient européennes auparavant, à partir de Kant l'idéalisme allemand suivra une toute autre voie que les philosophies française ou anglaise qui se confrontaient aux sciences et au scientisme. A l'inverse, l'idéalisme allemand semble bien se déconnecter complètement des sciences, qui ne servent tout au plus que d'illustration pour une dialectique de la nature a priori et qui ira jusqu'à prétendre interpréter "La Technique et la science comme «idéologie»". Ce n'est pas qu'ils n'aient toujours le mot de science à la bouche, de "La doctrine de la science" de Fichte à "La science de la logique" de Hegel ou même au socialisme scientifique des marxistes qu'on peut ranger dans cette filiation, jusqu'à "La philosophie comme science rigoureuse" de Husserl, mais la science dont ils parlent est une science dogmatique (de l'ordre de la démonstration géométrique), ayant échappé à la confrontation avec l'expérience scientifique et nos limites cognitives (même si le savoir absolu est celui de la limitation de notre savoir). En effet, le constat de l'échec de la raison pure est remplacé par l'idée de contradiction qui peut toujours être dépassée, alors que c'est bien la rationalité elle-même qui est prise en défaut, la souveraineté supposée de l'esprit devant une réalité qui lui est extérieure et qu'il ne comprend pas.
On a vu qu'après le siècle de Newton, la philosophie française avait été plus sensible dans la première partie de XIXè (occupé d'abord de thermodynamique) au divorce entre sciences et métaphysique ainsi qu'aux limitations de ce qu'on peut savoir, notamment avec le positivisme d'Aguste Comte finissant en religion de l'Humanité. C'est la révolution darwinienne déshumanisante qui mobilisera ensuite la réflexion, ainsi que la question sociale devenue également prépondérante avec l'industrialisation. Dans ce contexte, l'enjeu de la réaction spiritualiste était bien de s'en détourner et d'échapper à l'objectivation scientifique (comme de sortir de l'histoire) pour revenir à l'expérience subjective, mais la surprise, c'est que ce retour au sujet sera celui d'un sujet divisé (non plus entre sujet et objet ni entre le corps et la pensée mais entre conscient et inconscient, authenticité et aliénation, raison et passion, individu et collectif). Il ne faut d'ailleurs pas voir ce sujet divisé comme un simple dualisme, une double personnalité, mais une multiplicité où se dissout déjà l'image de l'homme sous des causalités extérieures différenciées (biologiques, psychologiques, sociales, culturelles).
Dans les toutes premières années du XXè siècle, s'est ajouté un choc comme on n'en a plus connu à ce point avec la relativité et la physique quantique ruinant définitivement le rationalisme et déqualifiant nos propres représentations, de sorte qu'on peut dire effectivement qu'on a eu dès le début du XXè siècle, tous les ingrédients de la suite - avec le passage du spiritualisme à un marxisme scientiste puis à l'existentialisme, puis au structuralisme, pour finir dans la déconstruction post-moderne et relativiste de la French Theory et des cultural studies qui brouillent les oppositions et nous laissent la tâche de reconstituer l'unité du sujet dans sa responsabilité morale et collective au moins.
Le XXe siècle philosophique en France a connu trois moments principaux : le moment « 1900 » (des années 1890 aux années 1930), avec le problème de l'esprit ; le moment de la « Seconde Guerre mondiale » (des années 30 aux années 60), avec le problème de l'existence ; le moment des « années 60 » jusqu'au tournant des années 80, avec le problème de la structure et qui conduit, par une rupture nouvelle, au moment que nous vivons.
Frédéric Worms "La philosophie en France au XXè siècle"
Ce qui est comique dans cette chronologie, c'est qu'elle ignore l'ensemble de la philosophie marxiste pourtant si florissante et même dominante jusqu'au début des années 1980 ! Emile Bréhier ne donnait d'ailleurs pas plus de place au marxisme dans son histoire de la philosophie (Marx n'était pour lui qu'un "penseur plus vigoureux qu’original", trouvant insensé qu'on soutienne "cette étrange proposition que tous les rapports moraux, politiques, juridiques, intellectuels entre les hommes sont déterminés dans une société par le régime de la production" p528). Cela n'empêche pas d'admettre qu'il y ait un tournant essentiel vers 1890, comme le suggère le livre de Frédéric Worms, même si cela relève en grande partie d'un jugement rétroactif à partir de notre situation philosophique présente (ce qu'on va essayer de montrer). En effet, s'il reprend le même découpage qu'Emile Bréhier faisant commencer le XXè siècle lui aussi en 1890 avec le spiritualisme de Bergson, jusque 1930 (nouvelle grande dépression) qui verra un retour au concret, la façon dont il en parle est très différente, le recul historique permettant d'interpréter ce moment par ce qui l'a suivi jusqu'à nous.
Que sont les opinions philosophiques courantes vers 1880 ? [...] Il semble que l’intelligence, le souci d’objectivité conduisent à une vision de l’univers où vient s’anéantir et se perdre tout ce qui donne son prix et sa valeur à la vie réelle et directement éprouvée ; conscience et moralité sont autant d’illusions, « mensonges vitaux ».
[...]
Puis l’on voit, à la fin du siècle et au début du XXe, des réactions, souvent violentes et désordonnées [...] Un des remparts les plus forts de l’esprit scientiste était la théorie mécaniste de la vie qui, après Darwin, semblait s’imposer. La renaissance du vitalisme, que l’on constate surtout en Allemagne, est significative d’une très vive réaction des esprits [...] Mais toutes ces recherches sont dominées par la doctrine d'Henri Bergson, qui, par l’espèce de conversion à laquelle elle invite l’esprit, a transformé les conditions de la pensée philosophique de notre époque.
Emile Bréhier, Histoire de la philosophie III, p889-890
En fait, il faudrait prendre comme année charnière plutôt 1889, dont Marc Angenot[1] a fait une étude exhaustive, année de l'Exposition universelle (avec la Tour Eiffel) et politiquement de la tentative avortée pré-fasciste du général Boulanger, débuts de la Belle Époque (période de croissance au sortir d'une grande dépression) qui allait durer jusqu'à 1914, mais aussi date du premier livre de Bergson, "Les Données immédiates de la conscience". L'influence considérable de Bergson à son époque peut paraître démesurée de ne reposer que sur une base si mince : la distinction du temps et de l'espace ("J'ai dit que le temps n'était pas de l'espace"), refus d'un temps spatialisé (et découpé en moments) qui est celui de la physique et n'est qu'une fiction sans commune mesure avec notre rapport effectif à la durée comme processus, trajectoire continue ("Mais les moments du temps et les positions du mobile ne sont que des instantanés pris par notre entendement sur la continuité du mouvement et de la durée", La pensée et le mouvant). En opposition explicite avec la science physique, cette insistance sur la temporalité de l'existence (avant Heidegger), sur la durée biologique, le temps vécu, sera le point d'appui solide (son cogito) permettant de sauver l'expérience subjective et son universelle singularité de l'objectivation scientifique, au point que même Husserl prétendra que "nous sommes les vrais bergsoniens" p25 alors que, en dépit d'une oeuvre confuse, on peut considérer la phénoménologie comme une des seules véritables innovations philosophiques, paradoxale objectivation du sujet dans son intentionalité (reprise de Brentano), acte producteur de sens débarrassé de tout psychologisme ou biologisme et substituant la question de nos finalités en tant qu'elles configurent le monde à celle de leur genèse (comme pour les problèmes géométriques).
Ce que montre cependant Frédéric Worms, c'est que ce repli sur la subjectivité sera immédiatement confronté à la division du sujet puisque la conception originelle du temps qu'il faudrait retrouver a pu être recouverte par une autre conception, certes utilitaire mais trompeuse. Du coup, à l'inverse de toute la tradition philosophique (sauf les sceptiques), "La philosophie n’est qu’un retour conscient et réfléchi aux données de l’intuition" (Matière et mémoire, p.III), ambition qui sera d'une certaine façon celle du retour aux choses mêmes de Husserl et Heidegger ("On prend un recouvrement de la chose pour la chose elle-même. Pour saisir la chose elle-même en la libérant de ce qui la recouvre, il faut déconstruire la tradition. Ce n'est que de cette façon qu'une position réellement originaire pourra être atteinte" Heidegger, Ontologie, p106). Le sujet, le vécu, l'immédiat auquel on voudrait faire retour se dérobe aussitôt, devant être conquis sur ce qui le nie. Cette division du sujet, "écart de soi à soi ou entre soi et soi" p66 se retrouvera dans l'existentialisme entre authenticité et inauthenticité, tout comme dans les théories de l'aliénation marxistes, recréant l'ancien dualisme mais cette fois dans le sujet lui-même entre vérité et savoir, activité et passivité, processus et réification (mais durée ou authenticité deviennent tout autant de simples abstractions). On reste à l'évidence dans le schéma religieux classique de la chute et de la rédemption par une conversion qui nous sauve, ce qui constitue la dimension individuelle des religions au-delà de leur dimension sociale.
Ce qui va disqualifier ces philosophies du sujet viendra justement, dès les années 1890, de la sociologie et plus généralement de la constitution des sciences humaines achevant la colonisation par les sciences de ce qui était le terrain privilégié des spéculations philosophiques. Même s'il y faudra longtemps encore, "temps pour comprendre" qui s'étendra sur tout le siècle, on peut y voir déjà l'amorce de "la mort de l'homme" après "la mort de Dieu", sociologie et anthropologie montrant la dimension sociale et culturelle de notre intériorité (de l'obligation ou culpabilité ressenties) alors que la psychanalyse mettra au travail cette division du sujet entre conscient et inconscient. Structuralisme et déconstruction ne seront que les dernières étapes de ce processus, ne laissant plus à la philosophie semble-t-il que les bavardages éthiques.
Le coup de force de Durkheim était en effet bien plus radical que celui de Bergson, de situer la détermination du sujet et de sa mentalité hors de lui (De la division du travail social, 1893 ; Les règles de la méthode sociologique, 1895 ; Le Suicide, 1897 ; Les formes élémentaires de la vie religieuse, 1912). Tout comme Marx rendait compte de l'idéologie par l'infrastructure matérielle et la position de classe, il ne s'agit plus seulement de détermination objective mais bien d'expliquer l'expérience subjective, sa constitution dans toute sa diversité effective. Le fait massif, ici, c'est l'incontestable origine sociale de "la contrainte intérieure" (ou de la dette) et l'existence de faits sociaux (comme les différentes langues, cultures ou religions). Ce dont Kant s'émerveillait, la présence de la loi morale en moi, n'est plus reliée à l'universel (ni même au langage) mais à la relativité des moeurs, à la vie en société et au regard des autres (ce que Platon montrait déjà dans La République avec l'anneau de Gygès nous permettant d'agir immoralement dès lors qu'on est invisible - ce qui n'empêche pas qu'on peut être rongé par une culpabilité secrète). La simple description suffit à montrer que la force des religions et du social s'exprime bien par une énergie spécifique, une 'effervescence collective' contagieuse. “Une fois les individus rassemblés dans une même pensée et dans une même action, il se dégage de leur rapprochement une sorte d’électricité qui les transporte vite à un degré extraordinaire d’exaltation". "La force religieuse n’est que le sentiment que la collectivité inspire à ses membres, mais projeté hors des consciences qui l’éprouvent, et objectivé. Pour s’objectiver, il se fixe sur un objet qui devient ainsi sacré” (conception tout-à-fait conforme à la conception hégélienne). Il faut bien dire que c'est toujours difficile à accepter, les attaques récentes contre la sociologie en témoignent, et Durkheim lui-même déniait systématiquement ses implications philosophiques, jaloux de sa neutralité scientifique et ne voulant pas polémiquer avec les croyants (pour lui toutes les religions étaient vraies car elles remplissaient leur fonction sociale).
Cette détermination extérieure du sujet et de ses représentations va être revendiquée presque exclusivement par le marxisme mais se renforcera ensuite par le comparatisme ethnologique, de "La mentalité primitive" de Lévy-Bruhl (1922), jusqu'au structuralisme de Claude Lévi-Strauss, et ses "Structures élémentaires de la parenté", montrant l'étendue des contraintes sociales auxquelles on se conforme sans même en avoir conscience, tout comme des règles de grammaire. La psychopathologie achèvera de faire déchoir le sujet conscient de son statut métaphysique en montrant sa part de folie (dans les rêves ou les automatismes psychiques), révolution copernicienne qui, on le voit, était déjà bien entamée.
Ce n'est pas tout, la physique, comme on l'a dit, ayant mis à rude épreuve nos représentations. Frédéric Worms souligne que cela a commencé avec les géométries non-euclidiennes, avant même la relativité (formulée d'ailleurs par Poincaré avant Einstein) et surtout la physique quantique qui devait tant faire délirer. Cette fois, nos capacités intellectuelles sont vraiment prises en défaut, comme elles le seront d'une autre façon et bien plus tard face aux capacités numériques. On se trouve avec ce que Kojève appelle la "réalité objective", le réel de la science, très au-delà des "formes a priori de la sensibilité humaine" de Kant comme du "monde vécu" de Husserl (qui relèvent pour Kojève de "l'existence empirique"). L'épistémologie qui se crée alors avec Meyerson ne pourra faire mieux que courir derrière la science en train de se faire. Ce que Bachelard appellera la "coupure épistémologique" constitutive des sciences, c'est surtout la coupure avec la philosophie, de ne pas dépendre de nos a priori et se laisser guider par l'expérience qui nous dément. Les révolutions scientifiques nous prennent toujours par surprise à changer soudain nos "paradigmes". Loin d'être prescriptive, l'épistémologie ne vient qu'après-coup enregistrer les nouvelles façons de poser les problèmes. Il faut s'y faire, les choses vues de près sont toujours très différentes de ce qu'on imagine. Cependant, on peut remarquer que l'idée de rationalité limitée ne s'est imposée jusqu'ici que dans la théorie de l'information (Herbert Simon) et l'économie (Hayek), touchant fort peu la philosophie. Il est beaucoup plus récent d'y avoir ajouté les biais cognitifs qui expliquent notre commune connerie, ce dont on devrait tenir un peu plus compte...
Ce qui fait l'intérêt de cette façon de présenter les problèmes rencontrés par la réflexion philosophique au début du XXè, c'est qu'on peut y voir déjà là ce qui viendra après, sans doute en partie par illusion rétrospective ne serait-ce qu'en ignorant l'obscurantisme religieux ou colonial régnant alors et dont il sera si difficile de s'extraire. Les horreurs de sa mise en oeuvre par les nazis ont dégagé notre horizon d'un racisme prétendu scientifique qui dominait les esprits alors. Ces fausses perspectives, comme celle d'un homme nouveau, déformaient les jugements par rapport à notre présent. Ce que pourtant on pouvait déjà connaître des sciences aurait dû empêcher de lier l'esprit aux races alors que ses lois sont universelles partout dans l'univers. Il a fallu beaucoup de temps pour en tirer la conséquence. Ce qui reste de cette époque lointaine, c'est malgré tout la revendication face à l'objectivité scientifique de l'expérience subjective et de sa finitude, que ce soit du côté de l'angoisse, du souci, du désir ou de l'activité, de la volonté, de la liberté. Simplement, il nous faudra reconnaître, ce qui s'est manifesté de mille façons depuis, la division du sujet tout comme le caractère insaisissable de son identité (ce qui est la question du moment).
Il y a eu, en fait, un double retour au sujet. Après le spiritualisme de la Belle Epoque, à partir de la crise des années 1930, on s'est focalisé sur le concret et les luttes sociales du marxisme (Politzer, Nizan), ce qui s'est traduit surtout par l'idéologisation de la philosophie. Mais, c'est du coeur même du marxisme que la question du sujet va revenir avec, en premier lieu, "Histoire et conscience de classe" de György Lukács (1923) qui va nourrir toute une réflexion qui se voulait marxiste sur l'aliénation et la réification, avec notamment l'Ecole de Francfort (jusqu'à Guy Debord). Lucien Goldmann avait fait l'hypothèse qu'Heidegger aurait été influencé par le livre de Lukács et que, ce que celui-ci appelait "totalité", celui-là l'appelait "Être". On peut accorder que l'inauthenticité n'est pas très différente de la réification, il y a quand même peu de chance que Heidegger ait connu Lukács mais si tout les oppose par ailleurs, il est d'autant plus significatif de l'époque d'y retrouver les mêmes thèmes. On peut y voir avec quelque raison un tournant idéaliste du marxisme, ce que les marxistes orthodoxes se sont empressés de dénoncer, mais s'y annonce donc un nouveau retour du sujet, à son expérience concrète de l'existence. Si "Être et Temps" (1927) lance le mouvement, on peut dire que c'est par accident tant Heidegger va renier ensuite cette "anthropologie philosophique" et athée au profit d'une quête de l'Être mystique et de son avènement. L'existentialisme français qui remet au goût du jour une liberté cartésienne supposée absolue (dans une situation contingente qu'elle n'a pas choisie) rencontre alors l'idéalisme allemand dans la même indifférence aux sciences mais sera rattrapé par les sciences sociales (et le marxisme).
Le structuralisme n'est pas une négation de l'histoire comme le reprochait Sartre, l'oeuvre de Foucault étant largement consacrée à l'évolution des structures et mentalités (épistémé), c'est la cartographie des déterminants extérieurs du sujet, dans son intimité et ses discours, simple extension (avec le support tangible de la linguistique) des recherches sociologiques comme celle de Maurice Halbwachs sur "La psychologie collective", et, bien sûr, de l'ethnologie, en y ajoutant l'idée de signes renvoyant à d'autres signes, jusqu'à en dissoudre le référent, qui serait donc une autre sorte de réification figeant une dynamique. Il y a eu des excès de formalisation assez délirants et un idéalisme de la structure escamotant les causalités matérielles mais cela ne peut annuler les incontestables apports d'un structuralisme bien trop décrié aujourd'hui. Ce que le post-modernisme (qui est un post-marxisme) a pu apporter depuis, c'est moins un retour du sujet qu'une dissolution de ses repères, pris dans les discours, enfermé dans une culture, dépendant d'un réel extérieur, social - dépendant aussi de ses hormones et de ses pathologies - nous laissant ainsi avec un sujet chancelant et un objet qui se dérobe. Il faudrait ajouter l'expérience des drogues (are you experienced ?), d'une conscience modifiée qui n'est pas sans rapport avec l'ethnologie et dont la portée philosophique est beaucoup trop sous-estimée. Cela n'a pas de sens pour autant de vouloir passer d'un homme structural à un homme neuronal comme si le sujet était biologique et que le cerveau n'était pas l'organe de l'extériorité (perception, mémoire). Certes, il n'y a pas que le langage et on peut regretter que la structure ait occulté système et information (théorie de l'information, cybernétique, théorie des systèmes), mais le réel est bien extérieur et le sujet, constitué socialement et culturellement, est bien structuré par la parole et les oppositions du langage ("le signifiant représente un sujet pour un autre signifiant" comme disait Lacan).
Reste qu'il y a bien une subjectivité à sauver de son objectivation en même temps qu'un besoin contradictoire d'identification qui en fige l'évolution, où le processus disparaît dans le résultat et ne peut se poser qu'en s'opposant. Impossible bien sûr de s'en tenir à la disparition du sujet, on ne veut pas être un numéro, un simple administré, sujet passif des pouvoirs. On veut être reconnu par nos semblables comme un égal, désir de désir, désir de l'autre, qui nous projette dans le semblant, sur une scène imaginaire qui nous rassemble. La difficulté est comme toujours de tenir les deux bouts d'un matérialisme implacable de la production et d'une réalité spirituelle, sociale, intersubjective, réalité des discours et de ce qu'on doit dire, d'une liberté qui veut être reconnue par les autres et qui est un pacte, celui de la parole et du "non savoir" impliqué par la rencontre - sans avoir rien d'un libre-arbitre métaphysique. La responsabilité et la culpabilité ne sont plus seulement sociales mais relationnelles (voire sexuelles). De Martin Buber ("Je et Tu", 1923) à Lévinas ou Lacan, c'est dans l'autre que le sujet se fonde, c'est de lui qu'il reçoit son propre message et de lui que dépend son existence (notamment dans l'amour), dépassant l'éthique de célibataire des philosophies du sujet mais porteur d'une nouvelle division entre sujet de l'énoncé et sujet de l'énonciation, suspendu à ses lèvres et empêtré dans les discours.
Il y a encore une résistance à l'objectivation qui refuse de reconnaître l'apport essentiel de la cybernétique et de la théorie des systèmes (ou des écosystèmes) intégrés depuis longtemps par les entreprises pourtant mais le déferlement numérique semble avoir donné le coup de grâce à la souveraineté du sujet, pris ostensiblement dans une accélération technologique qui manifeste à quel point l'extériorité nous façonne et nous change, obligeant à penser global en terme d'écologie. Dans le nouveau paradigme, ce n'est plus la question de l'homme (dont la figure "s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable") qu'il faut se poser dans celle des "droits de l'homme", ni de refonder une morale intérieure, il s'agit bien plutôt de penser en terme d'interactions, de réseaux et de relations extérieures. L'humanité ne peut s'identifier à une espèce ni une race, mais seulement au fait que nous sommes des êtres parlants, au même titre que d'hypothétiques extraterrestres ou de futurs hommes génétiquement modifiés. Le sujet ne peut plus se penser que dans son écologie sociale et symbolique, par sa position dans un environnement complexe et différencié, même si sa mémoire du passé et ses apprentissages spécifiques le singularisent dans son intériorité.
De plusieurs points de vue, ce XXè siècle peut apparaître comme celui de la fin de la philosophie que les sciences achèvent de dépouiller de tous ses domaines de prédilection, débouchant même sur l'antiphilosophe comme le revendiquait Lacan. Si la philosophie est omniprésente maintenant, elle semble bien en effet avoir perdu toute consistance, devenue simple rabâchage (mais il faut dire que je ne connais pas grand chose à mes contemporains). Ce qui domine encore de nos jours, c'est l'appel renouvelé à l'idéalisme et la morale si ce n'est au bonheur ou au souci de soi, très en phase avec le développement personnel. Depuis l'effondrement du communisme, le matérialisme est très mal vu et nos philosophes restent curieusement aveugles au dualisme opposant l'énergie à l'information, ce qui certes n'est pas très exaltant puisque cela ramène la vie à une inversion de l'entropie un peu trop prosaïque, très éloignée en tout cas du vitalisme et des anciennes théories de l'esprit, devenus intenables face aux biotechnologies et à l'Intelligence Artificielle, mais qui n'annule en rien l'expérience subjective et notre rapport aux autres.
Ce qui peut paraître paradoxal mais ne l'est pas, c'est que le sujet hypermoderne se caractérise par son autonomie (comme tout organisme vivant) en même temps que l'accélération technologique le soumet à une évolution subie sur laquelle il n'a pas de prise (et qui n'est pas du tout causée par une quelconque croyance au progrès!). Il y a toujours un dualisme irréductible entre causalité et liberté avec aucune réconciliation finale à espérer mais notre tâche historique, au-delà de l'abandon du théologico-politique et de la reconnaissance de notre rationalité limitée, de notre ignorance première, reste de passer de l'en soi au pour soi et de sauver le monde, de réagir aux informations sur ce qui nous menace de notre propre industrie, conscience de soi collective qui manque mais devra parvenir à maîtriser notre destin et préserver l'avenir. Cette tâche semble bien au-dessus de nos forces, ne faisant qu'y échouer à multiples reprises, ce qu'il faut reconnaître d'abord. La question est donc cognitive, de dépasser notre bêtise trop humaine afin de parvenir à savoir quoi faire, pas seulement en bonnes paroles. Ensuite, mobiliser les subjectivités constitue incontestablement le souci constant d'une société de l'information et du spectacle mais pour l'instant, on doit bien avouer que ce n'est pas brillant et qu'il n'y a d'accord ni sur le diagnostic, ni sur les solutions, comme d'une science qui n'en serait qu'aux premiers balbutiements.
Le numérique pourra justement nous y aider, au moment où nous reconnaissons notre impuissance et que nous ne sommes pas le centre du monde. L'écosystème global produira sa propre régulation plus que nous n'en serons les acteurs. Notre action est pourtant indispensable, notamment localement, qui n'est pas de résister vainement à l'évolution, ne faisant que perdre du temps et aggraver la situation, mais d'aller de l'avant, de hâter le pas pour régler sans attendre les problèmes qui se posent, procéder aux adaptations nécessaires à tous les niveaux écologiques et politiques - essayer de prévenir par la prospective au lieu de rêver de vaines utopies. Frédéric Worms résume ainsi la position du résistant Cavaillès, philosophe des mathématiques : "Ce n'est pas parce qu'il n'y a plus d'être ou de sujet en général que la nécessité n'est pas à la fois objective et active ; au contraire, c'est par des actes et par un progrès entre les actes qu'elle se produit, aussi bien dans la science que dans l'histoire" (p264).
On voit qu'on n'y est pas du tout, qu'il y a du chemin à faire et qu'une nouvelle philosophie dualiste, entre matérialisme et information, reste un enjeu vital qui ne soit pas en retard sur les sciences sans renier l'expérience subjective et les rapports humains, y compris dans ce qu'ils ont de négatif (la vie comme drame et tragédie) au lieu des bons sentiments dont on nous abreuve jusqu'à la nausée. "Je est un autre", il n'y a pas d'harmonie préétablie entre le sujet et le monde pas plus qu'entre soi et soi mais au contraire discordance entre notre singularité et l'universel. "L'expérience humaine est rencontre d'une réalité inhumaine" (p330). Le sujet, c'est toujours l'exception à la règle, le perturbateur, qui ne se révèle rien tant que dans les ratés de l'existence même s'il a ses moments de triomphes tout aussi ridicules. Ce n'est pas que le bonheur n'existe pas ni les moments d'extase et de grande harmonie mais qu'ils ne sont pas durables et n'effacent pas notre lot de malheurs et l'épreuve du réel tout comme la confrontation à notre ignorance, aux autres et à l'histoire qui est la vie même. Pour une philosophie sans consolation mais qui ne déserte pas l'action historique, il faudrait arriver à séparer le désirable du nécessaire, le privé du public, nos aspirations individuelles et la nécessité politique, nos passions et l'intelligence collective, admettre enfin la division du sujet dans la politique démocratique, ce qui est encore à venir.
J'avais fait une petite recension du livre de Frédéric Worms en 2009 mais je m'intéressais moins alors à l'histoire de la philosophie.
[1] Pour Marc Angenot, "L’histoire des idées oblige à une certaine modestie, à une reconnaissance que les sociétés inventent très peu de choses ; que ceux qui inventent ce sont les siècles, et pas réellement les générations".
Article intégré à une petite histoire de la philosophie.
Les commentaires sont fermés.