Bergson, existentialisme, structuralisme, post-modernisme
On peut écrire l'histoire de la philosophie de mille manières, choisissant forcément parmi les philosophes un tout petit nombre et les réduisant à une seule idée (inutile d'écrire de gros traités!). Il y a sans doute toujours un esprit du temps qui le distingue, des thèmes à la mode, des évènements structurants. Il n'y a pas pour autant une histoire de la philosophie autonome par rapport à la situation politique encore moins par rapport aux avancées de la science. Il n'y a pas non plus de véritable unité de pensée. On trouve à la même époques des pensées retardataires ou en avance sur leur temps.
Certes, plus on considère des périodes longues, et plus l'effet de masse gomme les courants marginaux mais il y aura toujours des retours du religieux ou d'anciennes philosophies, et l'on pourra observer aussi des divergences qui se creusent entre pays. Ainsi, alors que la philosophie comme la théologie chrétienne étaient européennes auparavant, à partir de Kant l'idéalisme allemand suivra une toute autre voie que les philosophies française ou anglaise qui se confrontaient aux sciences et au scientisme. A l'inverse, l'idéalisme allemand semble bien se déconnecter complètement des sciences, qui ne servent tout au plus que d'illustration pour une dialectique de la nature a priori et qui ira jusqu'à prétendre interpréter "La Technique et la science comme «idéologie»". Ce n'est pas qu'ils n'aient toujours le mot de science à la bouche, de "La doctrine de la science" de Fichte à "La science de la logique" de Hegel ou même au socialisme scientifique des marxistes qu'on peut ranger dans cette filiation, jusqu'à "La philosophie comme science rigoureuse" de Husserl, mais la science dont ils parlent est une science dogmatique (de l'ordre de la démonstration géométrique), ayant échappé à la confrontation avec l'expérience scientifique et nos limites cognitives (même si le savoir absolu est celui de la limitation de notre savoir). En effet, le constat de l'échec de la raison pure est remplacé par l'idée de contradiction qui peut toujours être dépassée, alors que c'est bien la rationalité elle-même qui est prise en défaut, la souveraineté supposée de l'esprit devant une réalité qui lui est extérieure et qu'il ne comprend pas.
On a vu qu'après le siècle de Newton, la philosophie française avait été plus sensible dans la première partie de XIXè (occupé d'abord de thermodynamique) au divorce entre sciences et métaphysique ainsi qu'aux limitations de ce qu'on peut savoir, notamment avec le positivisme d'Aguste Comte finissant en religion de l'Humanité. C'est la révolution darwinienne déshumanisante qui mobilisera ensuite la réflexion, ainsi que la question sociale devenue également prépondérante avec l'industrialisation. Dans ce contexte, l'enjeu de la réaction spiritualiste était bien de s'en détourner et d'échapper à l'objectivation scientifique (comme de sortir de l'histoire) pour revenir à l'expérience subjective, mais la surprise, c'est que ce retour au sujet sera celui d'un sujet divisé (non plus entre sujet et objet ni entre le corps et la pensée mais entre conscient et inconscient, authenticité et aliénation, raison et passion, individu et collectif). Il ne faut d'ailleurs pas voir ce sujet divisé comme un simple dualisme, une double personnalité, mais une multiplicité où se dissout déjà l'image de l'homme sous des causalités extérieures différenciées (biologiques, psychologiques, sociales, culturelles).
Dans les toutes premières années du XXè siècle, s'est ajouté un choc comme on n'en a plus connu à ce point avec la relativité et la physique quantique ruinant définitivement le rationalisme et déqualifiant nos propres représentations, de sorte qu'on peut dire effectivement qu'on a eu dès le début du XXè siècle, tous les ingrédients de la suite - avec le passage du spiritualisme à un marxisme scientiste puis à l'existentialisme, puis au structuralisme, pour finir dans la déconstruction post-moderne et relativiste de la French Theory et des cultural studies qui brouillent les oppositions et nous laissent la tâche de reconstituer l'unité du sujet dans sa responsabilité morale et collective au moins.
Le XXe siècle philosophique en France a connu trois moments principaux : le moment « 1900 » (des années 1890 aux années 1930), avec le problème de l'esprit ; le moment de la « Seconde Guerre mondiale » (des années 30 aux années 60), avec le problème de l'existence ; le moment des « années 60 » jusqu'au tournant des années 80, avec le problème de la structure et qui conduit, par une rupture nouvelle, au moment que nous vivons.
Frédéric Worms "La philosophie en France au XXè siècle"
Ce qui est comique dans cette chronologie, c'est qu'elle ignore l'ensemble de la philosophie marxiste pourtant si florissante et même dominante jusqu'au début des années 1980 ! Emile Bréhier ne donnait d'ailleurs pas plus de place au marxisme dans son histoire de la philosophie (Marx n'était pour lui qu'un "penseur plus vigoureux qu’original", trouvant insensé qu'on soutienne "cette étrange proposition que tous les rapports moraux, politiques, juridiques, intellectuels entre les hommes sont déterminés dans une société par le régime de la production" p528). Cela n'empêche pas d'admettre qu'il y ait un tournant essentiel vers 1890, comme le suggère le livre de Frédéric Worms, même si cela relève en grande partie d'un jugement rétroactif à partir de notre situation philosophique présente (ce qu'on va essayer de montrer). En effet, s'il reprend le même découpage qu'Emile Bréhier faisant commencer le XXè siècle lui aussi en 1890 avec le spiritualisme de Bergson, jusque 1930 (nouvelle grande dépression) qui verra un retour au concret, la façon dont il en parle est très différente, le recul historique permettant d'interpréter ce moment par ce qui l'a suivi jusqu'à nous.
Que sont les opinions philosophiques courantes vers 1880 ? [...] Il semble que l’intelligence, le souci d’objectivité conduisent à une vision de l’univers où vient s’anéantir et se perdre tout ce qui donne son prix et sa valeur à la vie réelle et directement éprouvée ; conscience et moralité sont autant d’illusions, « mensonges vitaux ».
[...]
Puis l’on voit, à la fin du siècle et au début du XXe, des réactions, souvent violentes et désordonnées [...] Un des remparts les plus forts de l’esprit scientiste était la théorie mécaniste de la vie qui, après Darwin, semblait s’imposer. La renaissance du vitalisme, que l’on constate surtout en Allemagne, est significative d’une très vive réaction des esprits [...] Mais toutes ces recherches sont dominées par la doctrine d'Henri Bergson, qui, par l’espèce de conversion à laquelle elle invite l’esprit, a transformé les conditions de la pensée philosophique de notre époque.
Emile Bréhier, Histoire de la philosophie III, p889-890
En fait, il faudrait prendre comme année charnière plutôt 1889, dont Marc Angenot[1] a fait une étude exhaustive, année de l'Exposition universelle (avec la Tour Eiffel) et politiquement de la tentative avortée pré-fasciste du général Boulanger, débuts de la Belle Époque (période de croissance au sortir d'une grande dépression) qui allait durer jusqu'à 1914, mais aussi date du premier livre de Bergson, "Les Données immédiates de la conscience". L'influence considérable de Bergson à son époque peut paraître démesurée de ne reposer que sur une base si mince : la distinction du temps et de l'espace ("J'ai dit que le temps n'était pas de l'espace"), refus d'un temps spatialisé (et découpé en moments) qui est celui de la physique et n'est qu'une fiction sans commune mesure avec notre rapport effectif à la durée comme processus, trajectoire continue ("Mais les moments du temps et les positions du mobile ne sont que des instantanés pris par notre entendement sur la continuité du mouvement et de la durée", La pensée et le mouvant). En opposition explicite avec la science physique, cette insistance sur la temporalité de l'existence (avant Heidegger), sur la durée biologique, le temps vécu, sera le point d'appui solide (son cogito) permettant de sauver l'expérience subjective et son universelle singularité de l'objectivation scientifique, au point que même Husserl prétendra que "nous sommes les vrais bergsoniens" p25 alors que, en dépit d'une oeuvre confuse, on peut considérer la phénoménologie comme une des seules véritables innovations philosophiques, paradoxale objectivation du sujet dans son intentionalité (reprise de Brentano), acte producteur de sens débarrassé de tout psychologisme ou biologisme et substituant la question de nos finalités en tant qu'elles configurent le monde à celle de leur genèse (comme pour les problèmes géométriques).
Ce que montre cependant Frédéric Worms, c'est que ce repli sur la subjectivité sera immédiatement confronté à la division du sujet puisque la conception originelle du temps qu'il faudrait retrouver a pu être recouverte par une autre conception, certes utilitaire mais trompeuse. Du coup, à l'inverse de toute la tradition philosophique (sauf les sceptiques), "La philosophie n’est qu’un retour conscient et réfléchi aux données de l’intuition" (Matière et mémoire, p.III), ambition qui sera d'une certaine façon celle du retour aux choses mêmes de Husserl et Heidegger ("On prend un recouvrement de la chose pour la chose elle-même. Pour saisir la chose elle-même en la libérant de ce qui la recouvre, il faut déconstruire la tradition. Ce n'est que de cette façon qu'une position réellement originaire pourra être atteinte" Heidegger, Ontologie, p106). Le sujet, le vécu, l'immédiat auquel on voudrait faire retour se dérobe aussitôt, devant être conquis sur ce qui le nie. Cette division du sujet, "écart de soi à soi ou entre soi et soi" p66 se retrouvera dans l'existentialisme entre authenticité et inauthenticité, tout comme dans les théories de l'aliénation marxistes, recréant l'ancien dualisme mais cette fois dans le sujet lui-même entre vérité et savoir, activité et passivité, processus et réification (mais durée ou authenticité deviennent tout autant de simples abstractions). On reste à l'évidence dans le schéma religieux classique de la chute et de la rédemption par une conversion qui nous sauve, ce qui constitue la dimension individuelle des religions au-delà de leur dimension sociale.
Ce qui va disqualifier ces philosophies du sujet viendra justement, dès les années 1890, de la sociologie et plus généralement de la constitution des sciences humaines achevant la colonisation par les sciences de ce qui était le terrain privilégié des spéculations philosophiques. Même s'il y faudra longtemps encore, "temps pour comprendre" qui s'étendra sur tout le siècle, on peut y voir déjà l'amorce de "la mort de l'homme" après "la mort de Dieu", sociologie et anthropologie montrant la dimension sociale et culturelle de notre intériorité (de l'obligation ou culpabilité ressenties) alors que la psychanalyse mettra au travail cette division du sujet entre conscient et inconscient. Structuralisme et déconstruction ne seront que les dernières étapes de ce processus, ne laissant plus à la philosophie semble-t-il que les bavardages éthiques.
Le coup de force de Durkheim était en effet bien plus radical que celui de Bergson, de situer la détermination du sujet et de sa mentalité hors de lui (De la division du travail social, 1893 ; Les règles de la méthode sociologique, 1895 ; Le Suicide, 1897 ; Les formes élémentaires de la vie religieuse, 1912). Tout comme Marx rendait compte de l'idéologie par l'infrastructure matérielle et la position de classe, il ne s'agit plus seulement de détermination objective mais bien d'expliquer l'expérience subjective, sa constitution dans toute sa diversité effective. Le fait massif, ici, c'est l'incontestable origine sociale de "la contrainte intérieure" (ou de la dette) et l'existence de faits sociaux (comme les différentes langues, cultures ou religions). Ce dont Kant s'émerveillait, la présence de la loi morale en moi, n'est plus reliée à l'universel (ni même au langage) mais à la relativité des moeurs, à la vie en société et au regard des autres (ce que Platon montrait déjà dans La République avec l'anneau de Gygès nous permettant d'agir immoralement dès lors qu'on est invisible - ce qui n'empêche pas qu'on peut être rongé par une culpabilité secrète). La simple description suffit à montrer que la force des religions et du social s'exprime bien par une énergie spécifique, une 'effervescence collective' contagieuse. “Une fois les individus rassemblés dans une même pensée et dans une même action, il se dégage de leur rapprochement une sorte d’électricité qui les transporte vite à un degré extraordinaire d’exaltation". "La force religieuse n’est que le sentiment que la collectivité inspire à ses membres, mais projeté hors des consciences qui l’éprouvent, et objectivé. Pour s’objectiver, il se fixe sur un objet qui devient ainsi sacré” (conception tout-à-fait conforme à la conception hégélienne). Il faut bien dire que c'est toujours difficile à accepter, les attaques récentes contre la sociologie en témoignent, et Durkheim lui-même déniait systématiquement ses implications philosophiques, jaloux de sa neutralité scientifique et ne voulant pas polémiquer avec les croyants (pour lui toutes les religions étaient vraies car elles remplissaient leur fonction sociale).
Cette détermination extérieure du sujet et de ses représentations va être revendiquée presque exclusivement par le marxisme mais se renforcera ensuite par le comparatisme ethnologique, de "La mentalité primitive" de Lévy-Bruhl (1922), jusqu'au structuralisme de Claude Lévi-Strauss, et ses "Structures élémentaires de la parenté", montrant l'étendue des contraintes sociales auxquelles on se conforme sans même en avoir conscience, tout comme des règles de grammaire. La psychopathologie achèvera de faire déchoir le sujet conscient de son statut métaphysique en montrant sa part de folie (dans les rêves ou les automatismes psychiques), révolution copernicienne qui, on le voit, était déjà bien entamée.
Ce n'est pas tout, la physique, comme on l'a dit, ayant mis à rude épreuve nos représentations. Frédéric Worms souligne que cela a commencé avec les géométries non-euclidiennes, avant même la relativité (formulée d'ailleurs par Poincaré avant Einstein) et surtout la physique quantique qui devait tant faire délirer. Cette fois, nos capacités intellectuelles sont vraiment prises en défaut, comme elles le seront d'une autre façon et bien plus tard face aux capacités numériques. On se trouve avec ce que Kojève appelle la "réalité objective", le réel de la science, très au-delà des "formes a priori de la sensibilité humaine" de Kant comme du "monde vécu" de Husserl (qui relèvent pour Kojève de "l'existence empirique"). L'épistémologie qui se crée alors avec Meyerson ne pourra faire mieux que courir derrière la science en train de se faire. Ce que Bachelard appellera la "coupure épistémologique" constitutive des sciences, c'est surtout la coupure avec la philosophie, de ne pas dépendre de nos a priori et se laisser guider par l'expérience qui nous dément. Les révolutions scientifiques nous prennent toujours par surprise à changer soudain nos "paradigmes". Loin d'être prescriptive, l'épistémologie ne vient qu'après-coup enregistrer les nouvelles façons de poser les problèmes. Il faut s'y faire, les choses vues de près sont toujours très différentes de ce qu'on imagine. Cependant, on peut remarquer que l'idée de rationalité limitée ne s'est imposée jusqu'ici que dans la théorie de l'information (Herbert Simon) et l'économie (Hayek), touchant fort peu la philosophie. Il est beaucoup plus récent d'y avoir ajouté les biais cognitifs qui expliquent notre commune connerie, ce dont on devrait tenir un peu plus compte...
Ce qui fait l'intérêt de cette façon de présenter les problèmes rencontrés par la réflexion philosophique au début du XXè, c'est qu'on peut y voir déjà là ce qui viendra après, sans doute en partie par illusion rétrospective ne serait-ce qu'en ignorant l'obscurantisme religieux ou colonial régnant alors et dont il sera si difficile de s'extraire. Les horreurs de sa mise en oeuvre par les nazis ont dégagé notre horizon d'un racisme prétendu scientifique qui dominait les esprits alors. Ces fausses perspectives, comme celle d'un homme nouveau, déformaient les jugements par rapport à notre présent. Ce que pourtant on pouvait déjà connaître des sciences aurait dû empêcher de lier l'esprit aux races alors que ses lois sont universelles partout dans l'univers. Il a fallu beaucoup de temps pour en tirer la conséquence. Ce qui reste de cette époque lointaine, c'est malgré tout la revendication face à l'objectivité scientifique de l'expérience subjective et de sa finitude, que ce soit du côté de l'angoisse, du souci, du désir ou de l'activité, de la volonté, de la liberté. Simplement, il nous faudra reconnaître, ce qui s'est manifesté de mille façons depuis, la division du sujet tout comme le caractère insaisissable de son identité (ce qui est la question du moment).
Il y a eu, en fait, un double retour au sujet. Après le spiritualisme de la Belle Epoque, à partir de la crise des années 1930, on s'est focalisé sur le concret et les luttes sociales du marxisme (Politzer, Nizan), ce qui s'est traduit surtout par l'idéologisation de la philosophie. Mais, c'est du coeur même du marxisme que la question du sujet va revenir avec, en premier lieu, "Histoire et conscience de classe" de György Lukács (1923) qui va nourrir toute une réflexion qui se voulait marxiste sur l'aliénation et la réification, avec notamment l'Ecole de Francfort (jusqu'à Guy Debord). Lucien Goldmann avait fait l'hypothèse qu'Heidegger aurait été influencé par le livre de Lukács et que, ce que celui-ci appelait "totalité", celui-là l'appelait "Être". On peut accorder que l'inauthenticité n'est pas très différente de la réification, il y a quand même peu de chance que Heidegger ait connu Lukács mais si tout les oppose par ailleurs, il est d'autant plus significatif de l'époque d'y retrouver les mêmes thèmes. On peut y voir avec quelque raison un tournant idéaliste du marxisme, ce que les marxistes orthodoxes se sont empressés de dénoncer, mais s'y annonce donc un nouveau retour du sujet, à son expérience concrète de l'existence. Si "Être et Temps" (1927) lance le mouvement, on peut dire que c'est par accident tant Heidegger va renier ensuite cette "anthropologie philosophique" et athée au profit d'une quête de l'Être mystique et de son avènement. L'existentialisme français qui remet au goût du jour une liberté cartésienne supposée absolue (dans une situation contingente qu'elle n'a pas choisie) rencontre alors l'idéalisme allemand dans la même indifférence aux sciences mais sera rattrapé par les sciences sociales (et le marxisme).
Le structuralisme n'est pas une négation de l'histoire comme le reprochait Sartre, l'oeuvre de Foucault étant largement consacrée à l'évolution des structures et mentalités (épistémé), c'est la cartographie des déterminants extérieurs du sujet, dans son intimité et ses discours, simple extension (avec le support tangible de la linguistique) des recherches sociologiques comme celle de Maurice Halbwachs sur "La psychologie collective", et, bien sûr, de l'ethnologie, en y ajoutant l'idée de signes renvoyant à d'autres signes, jusqu'à en dissoudre le référent, qui serait donc une autre sorte de réification figeant une dynamique. Il y a eu des excès de formalisation assez délirants et un idéalisme de la structure escamotant les causalités matérielles mais cela ne peut annuler les incontestables apports d'un structuralisme bien trop décrié aujourd'hui. Ce que le post-modernisme (qui est un post-marxisme) a pu apporter depuis, c'est moins un retour du sujet qu'une dissolution de ses repères, pris dans les discours, enfermé dans une culture, dépendant d'un réel extérieur, social - dépendant aussi de ses hormones et de ses pathologies - nous laissant ainsi avec un sujet chancelant et un objet qui se dérobe. Il faudrait ajouter l'expérience des drogues (are you experienced ?), d'une conscience modifiée qui n'est pas sans rapport avec l'ethnologie et dont la portée philosophique est beaucoup trop sous-estimée. Cela n'a pas de sens pour autant de vouloir passer d'un homme structural à un homme neuronal comme si le sujet était biologique et que le cerveau n'était pas l'organe de l'extériorité (perception, mémoire). Certes, il n'y a pas que le langage et on peut regretter que la structure ait occulté système et information (théorie de l'information, cybernétique, théorie des systèmes), mais le réel est bien extérieur et le sujet, constitué socialement et culturellement, est bien structuré par la parole et les oppositions du langage ("le signifiant représente un sujet pour un autre signifiant" comme disait Lacan).
Reste qu'il y a bien une subjectivité à sauver de son objectivation en même temps qu'un besoin contradictoire d'identification qui en fige l'évolution, où le processus disparaît dans le résultat et ne peut se poser qu'en s'opposant. Impossible bien sûr de s'en tenir à la disparition du sujet, on ne veut pas être un numéro, un simple administré, sujet passif des pouvoirs. On veut être reconnu par nos semblables comme un égal, désir de désir, désir de l'autre, qui nous projette dans le semblant, sur une scène imaginaire qui nous rassemble. La difficulté est comme toujours de tenir les deux bouts d'un matérialisme implacable de la production et d'une réalité spirituelle, sociale, intersubjective, réalité des discours et de ce qu'on doit dire, d'une liberté qui veut être reconnue par les autres et qui est un pacte, celui de la parole et du "non savoir" impliqué par la rencontre - sans avoir rien d'un libre-arbitre métaphysique. La responsabilité et la culpabilité ne sont plus seulement sociales mais relationnelles (voire sexuelles). De Martin Buber ("Je et Tu", 1923) à Lévinas ou Lacan, c'est dans l'autre que le sujet se fonde, c'est de lui qu'il reçoit son propre message et de lui que dépend son existence (notamment dans l'amour), dépassant l'éthique de célibataire des philosophies du sujet mais porteur d'une nouvelle division entre sujet de l'énoncé et sujet de l'énonciation, suspendu à ses lèvres et empêtré dans les discours.
Il y a encore une résistance à l'objectivation qui refuse de reconnaître l'apport essentiel de la cybernétique et de la théorie des systèmes (ou des écosystèmes) intégrés depuis longtemps par les entreprises pourtant mais le déferlement numérique semble avoir donné le coup de grâce à la souveraineté du sujet, pris ostensiblement dans une accélération technologique qui manifeste à quel point l'extériorité nous façonne et nous change, obligeant à penser global en terme d'écologie. Dans le nouveau paradigme, ce n'est plus la question de l'homme (dont la figure "s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable") qu'il faut se poser dans celle des "droits de l'homme", ni de refonder une morale intérieure, il s'agit bien plutôt de penser en terme d'interactions, de réseaux et de relations extérieures. L'humanité ne peut s'identifier à une espèce ni une race, mais seulement au fait que nous sommes des êtres parlants, au même titre que d'hypothétiques extraterrestres ou de futurs hommes génétiquement modifiés. Le sujet ne peut plus se penser que dans son écologie sociale et symbolique, par sa position dans un environnement complexe et différencié, même si sa mémoire du passé et ses apprentissages spécifiques le singularisent dans son intériorité.
De plusieurs points de vue, ce XXè siècle peut apparaître comme celui de la fin de la philosophie que les sciences achèvent de dépouiller de tous ses domaines de prédilection, débouchant même sur l'antiphilosophe comme le revendiquait Lacan. Si la philosophie est omniprésente maintenant, elle semble bien en effet avoir perdu toute consistance, devenue simple rabâchage (mais il faut dire que je ne connais pas grand chose à mes contemporains). Ce qui domine encore de nos jours, c'est l'appel renouvelé à l'idéalisme et la morale si ce n'est au bonheur ou au souci de soi, très en phase avec le développement personnel. Depuis l'effondrement du communisme, le matérialisme est très mal vu et nos philosophes restent curieusement aveugles au dualisme opposant l'énergie à l'information, ce qui certes n'est pas très exaltant puisque cela ramène la vie à une inversion de l'entropie un peu trop prosaïque, très éloignée en tout cas du vitalisme et des anciennes théories de l'esprit, devenus intenables face aux biotechnologies et à l'Intelligence Artificielle, mais qui n'annule en rien l'expérience subjective et notre rapport aux autres.
Ce qui peut paraître paradoxal mais ne l'est pas, c'est que le sujet hypermoderne se caractérise par son autonomie (comme tout organisme vivant) en même temps que l'accélération technologique le soumet à une évolution subie sur laquelle il n'a pas de prise (et qui n'est pas du tout causée par une quelconque croyance au progrès!). Il y a toujours un dualisme irréductible entre causalité et liberté avec aucune réconciliation finale à espérer mais notre tâche historique, au-delà de l'abandon du théologico-politique et de la reconnaissance de notre rationalité limitée, de notre ignorance première, reste de passer de l'en soi au pour soi et de sauver le monde, de réagir aux informations sur ce qui nous menace de notre propre industrie, conscience de soi collective qui manque mais devra parvenir à maîtriser notre destin et préserver l'avenir. Cette tâche semble bien au-dessus de nos forces, ne faisant qu'y échouer à multiples reprises, ce qu'il faut reconnaître d'abord. La question est donc cognitive, de dépasser notre bêtise trop humaine afin de parvenir à savoir quoi faire, pas seulement en bonnes paroles. Ensuite, mobiliser les subjectivités constitue incontestablement le souci constant d'une société de l'information et du spectacle mais pour l'instant, on doit bien avouer que ce n'est pas brillant et qu'il n'y a d'accord ni sur le diagnostic, ni sur les solutions, comme d'une science qui n'en serait qu'aux premiers balbutiements.
Le numérique pourra justement nous y aider, au moment où nous reconnaissons notre impuissance et que nous ne sommes pas le centre du monde. L'écosystème global produira sa propre régulation plus que nous n'en serons les acteurs. Notre action est pourtant indispensable, notamment localement, qui n'est pas de résister vainement à l'évolution, ne faisant que perdre du temps et aggraver la situation, mais d'aller de l'avant, de hâter le pas pour régler sans attendre les problèmes qui se posent, procéder aux adaptations nécessaires à tous les niveaux écologiques et politiques - essayer de prévenir par la prospective au lieu de rêver de vaines utopies. Frédéric Worms résume ainsi la position du résistant Cavaillès, philosophe des mathématiques : "Ce n'est pas parce qu'il n'y a plus d'être ou de sujet en général que la nécessité n'est pas à la fois objective et active ; au contraire, c'est par des actes et par un progrès entre les actes qu'elle se produit, aussi bien dans la science que dans l'histoire" (p264).
On voit qu'on n'y est pas du tout, qu'il y a du chemin à faire et qu'une nouvelle philosophie dualiste, entre matérialisme et information, reste un enjeu vital qui ne soit pas en retard sur les sciences sans renier l'expérience subjective et les rapports humains, y compris dans ce qu'ils ont de négatif (la vie comme drame et tragédie) au lieu des bons sentiments dont on nous abreuve jusqu'à la nausée. "Je est un autre", il n'y a pas d'harmonie préétablie entre le sujet et le monde pas plus qu'entre soi et soi mais au contraire discordance entre notre singularité et l'universel. "L'expérience humaine est rencontre d'une réalité inhumaine" (p330). Le sujet, c'est toujours l'exception à la règle, le perturbateur, qui ne se révèle rien tant que dans les ratés de l'existence même s'il a ses moments de triomphes tout aussi ridicules. Ce n'est pas que le bonheur n'existe pas ni les moments d'extase et de grande harmonie mais qu'ils ne sont pas durables et n'effacent pas notre lot de malheurs et l'épreuve du réel tout comme la confrontation à notre ignorance, aux autres et à l'histoire qui est la vie même. Pour une philosophie sans consolation mais qui ne déserte pas l'action historique, il faudrait arriver à séparer le désirable du nécessaire, le privé du public, nos aspirations individuelles et la nécessité politique, nos passions et l'intelligence collective, admettre enfin la division du sujet dans la politique démocratique, ce qui est encore à venir.
J'avais fait une petite recension du livre de Frédéric Worms en 2009 mais je m'intéressais moins alors à l'histoire de la philosophie.
[1] Pour Marc Angenot, "L’histoire des idées oblige à une certaine modestie, à une reconnaissance que les sociétés inventent très peu de choses ; que ceux qui inventent ce sont les siècles, et pas réellement les générations".
Article intégré à une petite histoire de la philosophie.
De quoi le sujet a t'il besoin, quels sont ses besoins élémentaires? De la nourriture, de la sécurité... et il me semble d'avoir une place dans un cadre fraternel et transcendant. Comment les philosophies tiennent-elles compte de nos besoins élémentaires?
Il peut être intéressant d'opérer la distinction entre le besoin et le désir et mettre les deux phénomènes en rapport. Le désir n'est pas toujours du côté de "l'envie" comme on voudrait le croire, et le besoin de la nécessité. Le sujet "libre" se trouve peut être à cet intersection entre besoin et désir (mais un désir est tout aussi bien collectif).
Ce que tente de montrer ce parcours, c'est justement qu'on ne part plus du sujet, encore moins de ses supposés besoins élémentaires (pas de satisfaction à un désir de désir) mais qu'on est pris dans des processus extérieurs, qu'on est confronté à un monde qui n'est pas une émanation de notre esprit. Il y a par contre des besoins sociaux et des conflits autour d'enjeux matériels. On peut l'illustrer avec le fait que le souci des prolétaires en Angleterre est venu de l'état de santé déplorable des recrues de l'armée, affectant la puissance du pays. De même, aujourd'hui, ce n'est pas que nous serions la première génération à vouloir notre autonomie, c'est le besoin de la nouvelle économie de capacités élevées qui pousse au développement humain. Sinon, le discours des biens est un discours mortifère (vie déjà vécue). Quant à trouver l'amour, hélas, assez peu y parviennent sans doute...
Certains auteurs marxistes considèrent que le capitalisme - en entretenant le mythe d'une rareté réelle ou fantasmée et son corollaire la recherche de l'abondance, sous forme d'une croissance illimitée de l'économie - transforme l'humain, être de désirs renouvelés, en être de besoins objectifs et illimités. Donc cette définition de l'humain comme être de désir - que l'on trouve par ailleurs chez Spinoza - ne recèlerait pas alors un reste d'idéalisme ou de volontarisme. Si nous posons que nous sommes extéro-conditionnés, l'être de désir cède la place à l'être de besoin. Le capitalisme réaliserait plutôt ce stratagème de remplacer des besoins limités par des besoins illimités, c'est à dire un désir vécu subjectivement comme manque. Il n'en reste pas moins vrai que du point de vue de l'existence individuelle, nous nous vivons comme manque, c'est à dire comme désir (peut être est dû au déplacement de l'objet de désir, mais je ne vais pas m'aventurer trop loin, le domaine de la psychanalyse m'est encore moins familier que celui de la philosophie). Existence individuelle vécue comme désir, mais histoire collective vécue comme lutte pour les besoins (réelles, sociaux ou artificiellement illimités).
(suite) je voulais dire "désir vécu subjectivement comme manque insatiable".
Il y a effectivement tout un courant marxiste, dont Gorz faisait partie (mais on peut y mettre Boris Vian ou Perec, etc.), qui s'imaginait que le capitalisme créait des besoins imaginaires par la magie de la publicité. D'autres diront que c'est le néolibéralisme, ou n'importe quelle raison qui vient expliquer qu'on est dans une évolution subie alors que notre nature devrait se satisfaire de besoins de base (ce qui n'a jamais été le cas, même dans les sociétés les plus primitives où le plus-de-jouir, le potlatch, etc., ont toujours valorisé le superflu). En réalité, c'est essentiellement l'évolution technique qui développe de nouveaux besoins, une évolution qui prolonge l'évolution biologique et se moque bien de nous.
L'être de désir ne vise pas les marchandises, comme on le dit couramment et qui se vérifie pour quelques marchandises vedettes, le désir vise plutôt les autres, le désir de l'autre. Le manque n'est pas artificiel, créé par la publicité, il est ontologique (l'homme satisfait n'est pas naturel). Dans la jungle l'objet du désir était très différent mais ce n'est pas le désir qui crée son objet, l'objet du désir est une construction sociale, une offre économique.
Encore une fois, dans l'affaire nous sommes plus déterminés que déterminants mais les besoins modernes ne sont pas des besoins illusoires, ce sont ceux qui correspondent à la vie moderne, "extéro-conditionnés", et qui sont très différents de nos besoins animaux. On peut vivre une vie primitive mais en général, on préfère être dans le courant de l'histoire, pas plus satisfaits pour autant (pas plus que si le capitalisme devait s'écrouler et la marchandise disparaître).
J'avais trouvé très intéressante, peut-être trop volontariste, l'approche du sujet d'Alain Touraine dans son livre "Qu'est-ce que la démocratie?", sa situation balisée entre la dissolution dans le marché et la tentation communautaire.
« C'est d'abord au niveau de l'acteur social concret, individu ou groupe. que la reconstruction doit avoir lieu, que doivent être combinées la raison instrumentale, indispensable dans un monde de techniques et d'échanges, et la mémoire ou l'imagination créatrice, sans laquelle il n'existe pas d'acteur produisant l'histoire, mais seulement des agents qui reproduisent un ordre fermé sur lui-même. J'ai défini le sujet comme l'effort d'intégration de ces deux faces de l'action sociale. »
Et aussi:
« Le sujet, dont la démocratie est la condition politique d'existence, est à la fois liberté et tradition. Dans les sociétés dépendantes, il risque d'être écrasé par la tradition: dans les sociétés modernisées, d'être dissout dans une liberté réduite à celle du consommateur sur le
marché. Contre l'emprise de la communauté est indispensable l'appui de la raison et de la modernisation technique qui entraîne la différentiation fonctionnelle des sous-systèmes politiques, économiques, religieux, familial etc. ..Mais, de la même manière, contre la séduction du marché, pas de résistance possible sans appui sur une appartenance sociale et culturelle. Et dans les deux cas, l'axe central de la démocratie est l'idée de souveraineté populaire, l'affirmation que l'ordre politique est produit par l'action humaine. »
Je dis exactement le contraire, qu'il n'y a pas de souveraineté (populaire) et que l'ordre politique n'est pas le produit de l'action humaine. Le baratin sur liberté et tradition fait comme s'il y avait un choix. Il n'y en a pas, de même que lorsque la société était esclavagiste, ce n'était pas plus un choix.
J'ai rajouté à la fin deux citations dont une sur la position de Cavaillès résistant et philosophe des mathématiques (philosophie du concept opposé aux philosophies de la conscience), soutenant qu'il n'y avait pas de création, pas d'acteur de l'histoire mais seulement des agents d'un progrès cognitif et d'une nécessité objective (ce qui est évident dans les mathématiques mais aussi quand on s'engage contre les nazis).
Tout le monde croit le contraire et que l'histoire humaine dépend de notre bonne volonté, ensuite on a du mal à expliquer la situation et notre impuissance due à quelque complot ou force obscure. Il y a des idéologies que les militants croient vraies (et qui s'expliquent historiquement), bonnes intentions qui pourtant mènent au pire. La seule chose qu'on peut faire, c'est au contraire de s'en tenir au nécessaire, montrer que des mesures sont indispensables au lieu de faire appel vainement au coeur et aux valeurs. On pourrait dire qu'il n'y a pas d'alternative sauf, qu'au contraire, il y en a de mauvaises, y compris de ne rien faire...
Étant imbibé, pour des raisons de parcours personnel, de philosophie matérialiste, je pense être conscient que la nécessité du réel constitue la base et le terreau fondamental d'une philosophie et d'un agir émancipateur (même si le processus de libération ne permet jamais de sortir de l'aliénation). Philosophie fondée sur l'extéro-conditionnement de l'humain. L'agir comme conscience de la nécessité. Nécessité du réel en tant que détermination "en dernière instance". Néanmoins, lorsque vous citez l'esclavage par exemple, en tant que nécessité historique (certainement liée aux forces productives de l'époque) ou encore le diagnostic à porter sur le contexte contemporain, on peut se demander si vous ne sous estimez pas l’événement, autrement dit les conditions initiales - pour parler en termes mathématiques - ou encore le hasard, en tant que facteur déclenchant tel ou tel enchaînement ou processus. Dès lors que nous sommes embarqués, en situation, nous avons peu de prise sur l’événement, mais l'on peut entrevoir que le passage "au pour-soi" pourrait dès lors consister à s'adapter ou reconnaître l’événement. La liberté dans ces conditions serait une question de vitesse, de dynamique en adéquation avec le réel.
"Tout le monde croit le contraire et que l'histoire humaine dépend de notre bonne volonté, ensuite on a du mal à expliquer la situation et notre impuissance due à quelque complot ou force obscure."
Touraine est quand même un peu plus subtil. Si ce que vous dites était complètement vrai, alors il n'y aurait pas tant de différence entre les divers pays. Je ne veux pas minimiser les contingences matérielles. Mais il y a différents possibles qui actualisent les données matérielles. Vous soutenez bien que la vie n'obéit pas simplement aux lois thermodynamiques, qu'elle utilise les informations à sa portée à son profit.
"On pourrait dire qu'il n'y a pas d'alternative sauf, qu'au contraire, il y en a de mauvaises, y compris de ne rien faire...",
Donc il y a bien une place pour la volonté et l'action, dès lors qu'on ne prétend pas fabriquer l'histoire de toutes pièces. C'est vraiment faire un mauvais procès à Touraine que de lui imputer un tel volontarisme. Lui aussi recherche des voies d'adaptation dans lequel l'acteur a sa place sans pour autant être tout-puissant. Si nous allons vers plus de démocratie, c'est que c'est matériellement favorable, mais aussi que nous avons cette disposition. Nous pourrions avoir un caractère communautaire plus puissant et des capacités d'individuation moins développées, comme les abeilles, ce qui donnerait une autre société. (Le fascisme rend compte de cette disposition sociale à faire corps, mais aussi que cette disposition est contrebalancée par d'autres poussant vers plus d'autonomie et plus de démocratie).
Nicolas Colin, avec sa notion de multitude se rapproche beaucoup de votre thèse. La multitude actualise de façon irrésistible le possible le plus favorable thermodynamiquement.
Je ne crois pas que l'écologie se résume à la thermodynamique mais loin de nier la part du hasard, ce que je dis, c'est que l'extériorité sélectionne ce qui dure et fonctionne, la bonne réponse. Il est tout-à-fait normal que les pays soient différents car leur situation est différente (géographique et historique), on peut même dire que c'est leur place dans la structure, leurs rapports avec leurs voisins qui les poussent à se distinguer (aujourd'hui ils s'homogénéisent, abolissant -très relativement pour les migrants - leurs frontières, car pour ne pas se mélanger, il faut se faire la guerre).
On peut dire de Cavaillès, comme de Bergson et encore plus du darwinisme que le facteur temps y est essentiel, ne convergeant que sur le long terme. Il est certain que des individus et des oeuvres d'art donnent une certaine coloration à l'histoire mais ils ne l'orientent pas et plus ils croient l'orienter, plus ils se fourvoient. Les révolutions viennent de la pression des évolutions extérieures, pas de l'initiative de quelques uns.
J'ai cru le contraire mais après une vie de militantisme, on peut faire le constat qu'on n'a servi à rien, ne faisant que reprendre les discours révolutionnaires du moment. De même je pouvais dire avec Hegel que ce monde est le nôtre forgé par les hommes, j'en vois maintenant plus l'étrangeté, que nous n'en sommes pas les maîtres même si nous sommes faits de la même pâte que l'environnement modèle, la vie n'étant qu'apprentissage. J'ai cru très longtemps être un acteur de l'histoire, d'autant plus important que j'étais radical. Ce qui m'étonne, c'est le temps qu'il m'a fallu pour comprendre.
Je répète que l'action reste nécessaire, ne rien faire étant catastrophique mais l'autonomie justement sert à faire ce qui est nécessaire. Ce n'est pas l'action qui est dévaluée mais de croire avoir le choix même si on a toujours la liberté de faire n'importe quoi comme de mentir ou de faire l'injustice (la justice elle, n'est pas arbitraire).
À Jean Zin,
Je suis plutôt exaspéré de voir la France intellectuelle incapable de se reconnaître elle-même, piégée dans ses clichés et étiquettes pseudo-philosophiques. Bergson= vitalisme, spiritualisme, dualisme.
Le Big Bang n’est-il pas l’Élan vital de la physique? La dualité onde-particule n’est-elle pas un dualisme fondamental en physique? Niels Bohr, qui n’était pas porté sur l’ésotérisme a lui-même déclaré que cette dualité onde-particule rappelait la dualité esprit-matière.
La vérité c’est que Bergson triomphe en ce moment-même en biologie, mais que les intellectuels, même français, sont incapables de le reconnaître. Les marxistes, particulièrement, qui ont tant contribué à l’enterrer vivant. À sa mort, en 1941, il n’y avait qu’une trentaine de personnes présentes à son enterrement comme le relate Paul Valéry. http://www.academie-francaise.fr/allocution-prononcee-loccasion-de-la-mort-de-m-henri-bergson
Les Français ont préféré suivre Husserl qui, comme vous le soulignez, a affirmé que “les vrais bergsoniens, c’est nous” (n’est-ce pas une étrange affirmation?) pour ensuite abandoner Husserl devenu trop spiritualiste avec son “Intention” et suivre Heidegger qui aurait, c’est ce que BHL raconte, rendu Bergson obsolète. Comment? Heidegger prétend que Bergson confond le temps et l’espace! Ce qui est le contraire du bergsonisme.
La fonction fabulatrice à l’oeuvre, Bergson a été fabulé, comme Pasteur, Darwin, Lamarck, Freud, Marx, etc. On fabule toujours l’histoire, plus ou moins et selon…
La vérité c’est que le vitalisme n’est jamais mort puisqu’il repose sur la simple constatation qu’il y a une différence entre un organisme mort et un organisme vivant, même si la mort fait partie de la vie et inversement. La vie est, tout comme la matière, un processus qui se déroule dans le temps et avec le temps.
Français, réveillez-vous. Lamarck, Claude Bernard, Henri Bergson, Georges Canguilhem, Gilles Deleuze, ont tous eu le courage de se dire “vitalistes” et la science du XXIe siècle leur donne raison. Darwin lui-même, à la fin de sa vie, était devenu lamarckien!
Bergson a été condamné par les philosophes et les biologistes pour son “dualisme” pendant que l’Église l’a mis à l’Index pour son “monisme”. Dans son dernier grand livre, Bergson appelle à l’ouverture religieuse et sociale. Aujourd’hui, nous avons besoin d’une science et d’une philosophie ouvertes et on n’en peut plus de toutes les excommunications proférées par la philosophie analytique et une science biologique kidnappée par les intérêts financiers et corporatistes. C’est urgent, et la France a un rôle particulier à jouer en ce moment. Ceci n’est pas du nationalisme mais simplement du bon sens et peut-être de la francophilie.
On pourrait dire que la philosophie de Bergson est symbiotique et que: rien n’a de sens en biologie qu’à la lumière de l’évolution créatrice.
J’ai tenté de rendre justice à Bergson dans cet exposé donné à l’Université Concordia en 2014 à Montréal. Ni de droite, ni de gauche, Bergson était assurément l’ami des artistes.
http://fr.slideshare.net/gilstpierre/symbioses4
Tous les philosophes du passé sont dépassés. Il est vrai que le nazi Heidegger a donné de la temporalité de l'existence comme projet un autre sens que celui de Bergson et il a aussi remis en cause l'espace physique uniforme, remplacé par notre position singulière (rejoignant Leibniz), comme pour la durée de Bergson par rapport au temps physique. Cela ne fait pas du gloubi-boulga de Heidegger une pensée indépassable. Quant au côté nationaliste de la philosophie, c'est un peu ridicule. En tout cas, ici, la philosophie de Bergson est considérée comme très importante dans son siècle alors que, dans ma recension de 2009 du livre de Frédéric Worms, je ne parlais pas du tout de lui bien qu'il y occupe une place prépondérante !
Il est vrai que des biologistes comme Prochiantz ont voulu réhabiliter Bergson mais c'est quand même un peu déplacé à l'époque où l'on crée des cellules vivantes de toute pièce. Je parle moi-même d'énergie vitale dans la cellule pour parler de son métabolisme mais c'est très différent du vitalisme car l'opérateur de l'évolution est l'extérieur, l'environnement, la sélection et non pas une poussée intérieure. Je suis aussi farouchement dualiste (entre énergie et information, hardware et software). Quand à la place cruciale de la finalité dans la biologie, j'ai beaucoup écrit dessus (pas la peine de parler de lamarckisme pour ce qui est strictement darwiniste). La causalité vient effectivement de l'extérieur, du milieu (causalité descendante où l'effet devient cause).
Pas la peine de parler de lamarckisme?
1-On peut lire partout dans les revues et sites "scientifiques que le virus zika se transmet sexuellement. Si cela est vrai, c'est lamarckien et ça ne respecte pas la barrière de Weissman, séparation entre les cellules somatiques et sexuelles. À moins que le moustique pique dans les testicules.
2-Dans les mêmes revues, on nous vante la nouvelle "technologie" CRISPR maintenant utilisée pour fabriquer des vaccins, des OGM, moustiques et saumons transgéniques, et on prétend que ces modifications génétiques dans les cellules somatiques ne peuvent être transmises grâce à la barrière de Weissman! On parle des deux côtés de la bouche!
3-CRISPR est en fait un mécanisme d'hérédité acquise présent chez les bactéries et les archées dont on ignorait l'existence avant 2012 et qui est profondément lamarckien comme en témoigne Eugene Koonin, James Shapiro, Didier Raoult et tant d'autres.
4-De nombreux biologistes réclament maintenant une extension de la théorie de l'évolution et Denis Noble (Oxford) parle même d'une nouvelle théorie parce que le darwinisme et le néodarwinisme ont été construits contre Lamarck et que le lamarckisme apparaît maintenant fondamental en biologie. Il est clair que la barrière de Weissman et le dogme central de Francis Crick ont été érigés contre l'hérédité des caractères acquis et ont échoué.
Quant à Bergson, écoutez plutôt Jimena Canales, chercheuse américaine qui a publié un livre très important concernant la rencontre Bergson Einstein en 1922.
Einstein déclare que le temps des philosophes n’existe pas. Les philosophes n’auront désormais plus le droit de commenter la science. Le fossé entre les sciences humaines et les sciences dites pures devient immense, sinon infranchissable. C’est la naissance de ce qu’on appelle la philosophie “analytique” qui se définit elle-même par opposition à la philosophie continentale et c’est aussi la création du “Cercle de Vienne”. Mme Canales parle bien de réaction contre la philosophie continentale et particulièrement contre la philosophie française. C’est la victoire du mécanisme radical dont Bergson avait tenté de nous préserver. La différence entre le passé le présent et le futur n’est qu’une simple illusion subjective. Le temps est parfaitement réversible et Laplace est de retour dans l’Univers-bloc d’Einstein.
Ce temps de la physique relativiste n’est manifestement pas celui de la biologie et les objections de Bergson se révèlent non seulement fondées mais vitales. Je pense qu'il est important de parler de lamarckisme et de vitalisme. Pas pour des raisons idéologiques mais plutôt pour des raisons écologiques et planétaires.
Les grands philosophes sont-ils jamais dépassés?
https://kpfa.org/episode/letters-and-politics-november-4-2015/
La philosophie analytique n'est-elle pas cette prétention de la philosophie à se fonder comme science ? Résultat: des textes abscons aussi compréhensibles qu'un ouvrage de Wittgenstein, inaccessible au commun des mortels. Un entre-soi social ? Je ne suis que profane en la matière, mais cela ressemble fort à une tentative de décrire le réel comme un langage. Seul en France, J. Bouveresse me paraît accessible du moins pour ce qui concerne certains ouvrages publiés dans la collection "liber". Il est vrai que ce dernier était proche de P. Bourdieu. Cela étant, Bourdieu aussi prétendait fonder une sociologie scientifique, et on pourrait lui adresser les mêmes reproches pour ce qui concerne l'opacité de certains textes. S'agit-il réellement poser la science comme raison fondamentale première. Ou au contraire d'accepter les limites consécutives à chaque champ, sans que la référence scientifique soit le passage obligé.Mais bon, je ne suis pas compétent pour ce qui concerne la philosophie analytique.
Le vitalisme, rien que le nom m'amuse, c'est un peu "aux armes citoyens" ou " Übermensch".
Emmanuel Todd s'appuie sur un élément qui semble déterminer le moment où les révolutions ont lieu. Il a repris les conclusions d'un article qui montrait qu'à partir d'un seuil de niveau éducatif, les révolutions se déclenchent. Son apport est d'avoir montré que chaque révolution était marquée (déterminée) par la structure familiale pré-existante à la révolution. Je crois que c'est dans son bouquin sur le RV des civilisations, où il établit des corrélations mondiales.
Il ne me semble pas impossible qu'une révolution se prépare, liée aux transformations induites par le numérique et les TIC. Mais, si E. Todd a pu s'appuyer sur la lecture et l'écriture comme marqueur, quels pourraient bien être les marqueurs à suivre aujourd'hui? Est-ce que le niveau de connaissance et de pratique des outils d'intelligence collective peuvent jouer ce rôle?
Pas moyen de retrouver l'article en Anglais sur lequel s'appuyait Todd et dans lequel il était montré que quand plus de 50% de la population masculine était alphabétisée, la société était soumise à une pression de transformation importante (révolutionnaire).
Est-ce que quand plus de 50% (ou 20%?) de la population sera initiée aux méthodes de prises de décision par consentement, ce qui peut être considéré comme une alphabétisation relative à l'intelligence collective (ou une alphabétisation à une philosophie de l'information), est-ce que la société sera soumise à un mouvement de forte transformation? Le pouvoir de décision associé à la propriété du capital (ou des moyens de production), peut se trouver chamboulé.
Il faut distinguer les révolutions dans les régimes autoritaires des "révolutions" dans les démocraties. Andropov avait lui-même compris que la micro-informatique et la multiplication des communications rendait impossible le contrôle de la population. Il est donc presque certain qu'une société agricole avec pouvoir autoritaire le renversera une fois urbanisée avec un niveau d'éducation plus élevé. C'est ce qui fait que l'Iran ne devrait pas pouvoir continuer ainsi, sauf qu'il y a un semblant de démocratie quand même (mais un guide suprême qui la limite). En tout cas, dans les véritables démocraties pluralistes, la seule révolution possible est un coup d'Etat fasciste qui supprime la démocratie justement.
On peut certes avoir une "révolution" du droit du travail et du système de protection sociale pour s'adapter aux nouvelles forces productives mais il semble bien, en effet, qu'il faut qu'une majorité souffre de l'ancien système pour passer au nouveau (qui désavantage les anciens mais profite aux nouveaux). Quant aux rêves de révolution qui renouvelle la démocratie, cela n'ira pas plus loin que la Suisse, et pour changer de système de production on peut repasser (l'histoire ne repasse jamais les plats). Il y a un système de production qui change et des forces d'inertie sociale qui font tout pour changer le moins possible.
Il me semble que le contexte actuel est plutôt celui d'une fascisation, de la réaction violente contre le changement, pas du tout encore de l'adaptation nécessaire, c'est le volontarisme qui est à la mode, les coups de menton de Mélenchon qui s'y voit déjà, pas le taoïsme qui colle à la réalité pour en tirer tout le parti possible mais suppose d'accepter le changement et de l'accompagner au lieu de faire des plans sur la comète parce qu'on est forts et qu'on fait ce qu'on veut (alors que ce sont ceux d'en face qui sont forts et vont nous en mettre plein la gueule). Ce qui nous attend n'a rien à voir avec les petits cons qui jouent à la guérilla. Il va falloir passer par le pire avant de revenir à la raison, sauf miracle toujours possible (miracle qui peut être une catastrophe qui change la donne).
Cela n'empêchera pas qu'il va continuer à se construire par la base des alternatives locales tissant leur toile avant qu'on se rende compte que c'est là que ça se passe.
"Cela n'empêchera pas qu'il va continuer à se construire par la base des alternatives locales tissant leur toile avant qu'on se rende compte que c'est là que ça se passe."
C'est ce que je retiens aussi. Mais c'est aussi de ce champ dont on n'a que peu d'informations, plutôt des illustrations seulement.
alors que ce sont ceux d'en face qui sont forts et vont nous en mettre plein la gueule. Ce qui nous attend n'a rien à voir avec les petits cons qui jouent à la guérilla.
Pour l'instant je constate que c'est surtout la police qui joue à la guérilla urbaine en interdisant les manifestations. C'est la première en fois en France qu'on n'avait pas vu un tel acharnement gouvernemental contre des manifestants. Le P"S", fait pire que la droite "officielle". Nous avons de ce point de vue, déjà un pied dans le néofascisme.
A relire cet article, j'en viens à me demander le(s) rôle(s) de la philosophie. A ne pas confondre une pipe avec sa représentation. C'est déjà ça. A donner prise et orienter des forces politiques. A tenter de répondre à des questions existentielles. A nous aider à nous (mé)connaître...
Le sujet est présent partout dans ces questions. Etre soi-même veut-il dire quelque chose?
Un certain nombre de philosophes (ou de professeurs de philosophie) répondraient, un peu comme Aristote, que la philosophie ne sert à rien, qu'elle est sa propre fin, ce qui en ferait sa grandeur, de ne pas être utile à autre chose et comportant son plaisir dans la simple connaissance mais j'ai tenté de montrer au contraire à quoi elle servait à chaque fois.
Il faut partir du fait qu'une philosophie est toujours une réfutation des dogmes précédents. Il n'y a pas rien avant la philosophie mais des dogmes et des traditions qui peuvent perdre leur caractère d'évidence soit pour des raisons sociales, soit par leur confrontation aux sciences. Cela commence avec les présocratiques bricolant leur propre cosmogonie sans intervention des dieux. Dès lors, l'effort des différentes philosophies sera de reconstituer un nouveau dogme sur les ruines de l'ancien, reconstituer l'unité de pensée brisée, une conception du monde cohérente (physique, politique, éthique). C'est d'ailleurs ce que font les sciences à leur niveau en intégrant à chaque fois les nouvelles découvertes dans une théorie cohérente (modèle standard), condition pour de nouvelles découvertes qui en révèlent les failles. Bien sûr, les théories scientifiques dont déjà spéculatives, c'est bien pire pour la philosophie qui prétend tout englober et sans la sanction de l'expérience cette fois.
Ce que j'ai essayé de montrer dans cette petite histoire de la philosophie, c'est qu'on commençait par le questionnement, le dialogue, la critique, l'ignorance pour retomber immédiatement dans un nouveau dogme (on pourrait en excepter Aristote qui fait le chemin du dogme platonicien à l'observation du réel mais sa pensée fait malgré tout système, remanié à différentes périodes). Il aura fallu ensuite le développement du savoir scientifique pour en relancer la dialectique.
Moi, je suis frappé par la bêtise des philosophes, les conneries qu'ils sont capables de soutenir par simple logique. Il y a toujours un point où cela devient n'importe quoi mais pour parvenir jusqu'à nous, il faut d'une part qu'il disent un certain nombre de fortes vérités et d'autre part qu'ils satisfassent notre attente (par exemple, un truc pour ne plus souffrir ou justifier notre supériorité).
J'insiste à chaque fois sur la dimension politique de la philosophie. La façon dont on reprend Aristote ou Rousseau a un effet (trompeur) sur les pratiques politiques. Ainsi, nous vivons sous le mythe d'une volonté générale rousseauiste à laquelle plus personne ne croit pourtant, qui ne correspond pas à notre système démocratique mais qui reste son prétendu fondement (ainsi le démocratisme actuel, son inconsistance, reprend simplement tout un discours officiel sur la démocratie).
La question n'est pas tant de se demander pourquoi la philosophie ? mais qu'elle existe réellement et n'est pas sans influence sur la superstructure dont elle suit souvent les cycles, la dialectique oppositionnelle confrontée à l'infrastructure.
De même existent les questions qu'on se pose sur l'existence. Nous avons besoin d'un système d'explication, c'est lié au langage, toute culture ayant réponse à tout, cadre commun sans lequel on ne peut se comprendre. Etre soi-même est défini par les autres, c'est l'injonction d'une philosophie. Etre stoïcien, c'est faire partie d'un groupe.
On ne choisit pas d'être partie prenante de notre temps et donc aussi de l'histoire de la philosophie, mais de savoir qu'on sera dépassé, comme toute science, c'est savoir aussi qu'on ne détient pas la vérité, qu'on se trompe de quelque façon et qu'on peut donc aussi tromper ceux qui nous suivent. Il faudrait accepter d'en rester à une philosophie provisoire.
Il me semble, c'est ce que je dis à la fin, qu'on pourrait bien être à une fin de la philosophie en tant qu'on reviendrait à l'ignorance socratique sous la forme de la reconnaissance de l'échec de la philosophie et de notre rationalité limitée, plus déterminée par l'extériorité que la déterminant, d'un sujet divisé qui n'est plus esprit souverain bien que plus que jamais responsable du monde, sans en avoir les moyens, conscience de nos limites et surtout de notre connerie (qui s'étale actuellement, Trump en tête) loin des belles utopies et d'une intelligence collective toujours introuvable, qui rend d'autant plus nécessaire de cultiver la passion de la vérité (philo-sophie).
Je vous suis dans votre approche de la philosophie en tant que construction provisoire et nécessaire à la fois. Mais cela ne répond pas par exemple à la question de son enseignement: comment partant de cette idée, enseigner la philosophie, si du moins nous partons du principe - en tout cas c'est mon avis - que son enseignement est incontournable pour qui veut se donner des outils (provisoires mais nécessaires) pour penser le monde. La science seule n'y suffit pas, d'autant que la science aujourd’hui est éclatée entre plusieurs domaines distincts. Nous avons besoin d'une conception globale du monde, quand bien même celle-ci est rapidement - en partie - dépassée. Devrait-on par exemple enseigner l'apprentissage de la philosophie en enseignant en même temps la lecture critique des textes. Lorsque vous affirmez que de nombreux philosophes ont écrit des "conneries", je veux bien, mais cela ne va pas aider à partager la réflexion philosophique, au risque de tomber dans le relativisme et le spontanéisme, c'est à dire dans des prêt-à-porter idéologiques dominants ("jeter le bébé avec l'eau du bain"). Je crois pour ma part qu'on devrait apprendre à penser à la fois avec et contre un auteur. Mais cette posture nécessite des bases et un travail de réflexion de longue haleine.
D'abord, je n'ai pas tiré beaucoup de profit du peu d'années passées à la Sorbonne (Clignancourt!), ayant fait surtout ma formation à l'Ecole Freudienne qui était quand même aussi une espèce de secte. On croit être un esprit critique et on ne fait que singer l'air du temps. Enseigner la philosophie fait partie des professions impossibles. Lacan faisait la remarque que s'il y a de jeunes génies mathématiques, il n'y en a pas en philosophie qui demande apparemment un certain âge et d'avoir traversé pas mal de déceptions...
Ensuite, je crois primordial de repérer les délires d'un philosophe au lieu d'en faire une figure de la vérité, sujet supposé savoir dont le transfert empêche tout accès par identification. On peut évidemment se dire qu'on pourrait s'en passer, puisque ce n'est pas la vérité, sauf qu'en s'en passant on est encore plus con, car bien sûr, on n'est pas plus intelligent qu'eux. Il est débile de devenir spinoziste alors qu'il est intéressant de voir en tirant toutes leurs conséquences que des raisonnements qui paraissent convaincants ne sont que des sophismes. De toutes façons, on ne comprend un philosophe que si on est travaillé par ses questions. Le professeur n'y est pour rien. C'est même seulement quand on se pose des questions qu'on va interroger les philosophes, chaque fois différemment en fonction de la question du moment.
Je ne considère pas que la connaissance des philosophes soit forcément positive, des crétins comme Finkielkraut vous en dégoûteraient. La philosophie devient un simple marqueur culturel, mieux vaut une bêtise naturelle que cultivée. Il y faudrait plutôt une passion vitale. La connaissance peut servir à la méconnaissance, c'est même assez constant, même du côté de la critique ou du romantisme révolutionnaire complètement déconnecté des réalités. Internet a permis de mettre en évidence les "petits mondes" auprès desquels on se conforte mais cela existait de tout temps. Apprendre la pensée critique, c'est presque toujours apprendre un autre dogmatisme.
La véritable critique nous prend au dépourvu et prend du temps, quand on prend de l'âge sans doute mais cela peut tout autant rendre gâteux. On a surtout besoin du soupçon qu'on se trompe (conscience de son ignorance) pour chercher à en savoir un peu plus en consultant notamment les philosophes (et les sciences), c'est notre recherche qui peut donner sens à leurs solutions. Il faut quand même faire plus de place aux sciences (humaines, sociales), rétrécir le champ de la philosophie qui est celui de spéculations rationnelles mais non contrôlées et se méfier des conclusions hâtives.
Ceci dit, je m'étais fait la réflexion qu'après une histoire de la philosophie montrant les différentes façons de se tromper, il pouvait être utile de faire la récollection de tout ce que la philosophie a mis au jour, de tout ce que les philosophes ont dit de vrai depuis Platon et Aristote, mais c'est une tâche qui me dépasse.
C'est bien la question des fonctions de la philosophie que je posais, le rôle qu'elle joue vraiment. De toutes façons, la philo s'impose à nous parce que tous nos choix ne sont pas déterminés par notre codage génétique. En dehors des questions existentielles, il y a beaucoup de production philosophique concernant les choix personnels et aussi beaucoup de textes philosophiques concernant les choix collectifs (la politique). Par contre, il y a assez peu de production concernant le passage de la personne au collectif. Je crois pourtant que la compréhension de la politique y gagnerait.
Je me suis souvent demandé pourquoi dans les entreprises, nous sélectionnions malgré (avec?) nous les pires profils pour être "chef". Je crois que notre culture naturaliste (au sens de Descola) est traumatique. Je ne sais pas d'où ça vient, mais nous avons un goût immodéré pour la brutalité, la violence, envers nos proches, envers notre environnement... Comprendre comment on passe d'un individu somme toutes raisonnable à un groupe enragé et immoral que l'on réprouve engage une mise à jour de mécanismes, mise à jour incompatible avec la structure de pouvoir. Ce qui peut expliquer qu'il y ait si peu d'études comme ce qu'a pu faire Bourdieu (Bourdieu, c'est de la sociologie, mais la sociologie est une des branches de la philosophie, mais c'est une branche, dite de sciences humaines, qui ne se contente pas du raisonnement, elle va voir sur place si le raisonnement tient la route ou si c'est une élucubration). Je serais très curieux de trouver des études historiques qui rechercheraient d'où nous vient notre culture traumatique, qui en approfondirait la compréhension. Porter ainsi atteinte si profondément aux autres et à notre milieu devrait engendrer une culpabilité immense qui devrait trouver à s'absoudre quelque part, par quelque rituel, à moins que nous ne soyons trop engagés dans une sorte de perversion?
"Je serais très curieux de trouver des études historiques qui rechercheraient d'où nous vient notre culture traumatique"
Il ne faut pas aller très loin pour voir comment les traumas se répètent de génération en génération :
http://www.huffingtonpost.fr/anne-laure-buffet/la-fabrique-des-pervers_b_10322058.html
Je ne suis pas certain que Bourdieu ait vraiment étudié les comportements de groupe en particulier en entreprise. Il ne dit pas grand chose de l'exploitation au travail par exemple. Pour ce qui concerne la perversité d'une situation qui consiste à confier le pouvoir à des "handicapés sociaux", il faut peut être changer de perspective, d'angle de vision: le pouvoir a trait à la reproduction sociale (de classe, de groupe) et nécessite un certain capital culturel, un certain habitus (qui se voit particulièrement lorsqu'on rencontre certains milieux, on sent que chez eux, la posture de pouvoir est "naturelle" ils n'envisagent à aucun moment que quelqu'un d'autre - classe, genre, ethnie etc. - puisse l'exercer). Cet habitus se transmet de génération en génération ou alors est intégré par les transfuges de classe. L'autoritarisme est consubstantiel à cet habitus corporel et affectif de pouvoir. Mais par dessus tout, c'est l'organisation du marché du travail, la violence symbolique des institutions, l'aliénation des rapports des dominés - qui se jugent incompétents - aux dominants, qui imposent un moule pré-défini. Enfin techniquement, la compétence ne s'acquiert pas en un jour. C'est pourquoi lors des transitions de régime, il y a toujours eu des administrateurs ou hauts fonctionnaires inamovibles. Malgré les mutations, la division du travail pèse encore lourdement sur l'inégalité des compétences (ou bien l'incapacité à faire valoir, faute de reconnaissance, ses compétences)
(suite) désolé, je pense que j'ai répondu un peu à côté. Vous vouliez dire comment s'exprime l'expérience traumatique nécessairement engendrée par les rapports dominés/dominants. Vaste question qui n'est pas séparable du désir des dominés d'obtenir la reconnaissance des dominants.
Il y a bien évidemment une co-construction du pouvoir qui privilégie des personnalités "astucieuses" sociopathes comme outil de transmission de la rente.
Anecdotiquement, je viens de papoter avec des témoins de Jéhovah. Ca fait la 2 ème visite en 1 mois... Argh !
C'est assez rigolo, ces gens là, obnubilés par dieu et autres foutaises créationnistes. Vous pouvez plaider tout, voire n'importe quoi, et ils sont rivés sur leur catéchisme. J'ai eu l'impression de parler à des bouteilles thermos qui me reprochaient d'en être une.
On en chie, mais la rigolade compense.
Dieu, si il existe, doit être un fumeur de havanes, voire de oinj.
Si, Bourdieu nous a donné une grille de compréhension de ce qui se passe dans les champs qui est très performante et très transposable, il en donne de nombreux exemples dans son petit bouquin d'interview "questions de sociologie" qui est le plus abordable. Par ailleurs il a aussi décortiqué la domination masculine.
@fab, Le fond de la question que je me (nous) pose repose sur une impression, c'est que notre société aurait été profondément marquée par un (des?) traumatismes qui nous font, comme dans les familles de votre lien, perpétuer cette violence. Si nous n'étions pas pervertis, nous devrions disposer de mécanismes/rituels de rédemption de la culpabilité que devrait engendrer toutes ces atteintes à nos semblables et à notre milieu, ce qui ne me semble pas être le cas, ou alors je ne vois pas ces rituels/mécanismes.
La philosophie m'a souvent paru être un jeu amusant d'échec, historique et calculatoire, le philosophe actuel faisant la réfutation de celui qui le précède qui est déjà dans sa tombe, dans le meilleur des cas.
La philosophie n'étant souvent qu'une histoire de la philosophie, tout comme la science ne se révélant qu'être une archéologie de la science puisant dans des archives pour mettre en évidence des incongruités.
Un problème, quasi de stratégie, réside dans la mesure où la contre révolution sociale menée par des gus comme Kessler érudit de Foucault ou de Bourdieux, philo-socio, ou bien Emmanuel Gaillard, droit rhizomatique mondialisoïde, commencent à recycler des discours réformavolutionnaires.