Quel chômage technologique ?

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Il est indéniable qu'il serait nécessaire de se préparer aux évolutions futures et pouvoir planifier la transition au lieu de laisser faire et d'en subir violemment la sauvagerie. Seulement, pour cela, il faudrait s'entendre sur notre futur, ce qui est loin d'être le cas. Le problème cognitif est primordial car il conditionne nos capacités de réactions. Il ne suffit pas de courir sur tous les plateaux pour inciter à l'action si on ne porte pas le bon diagnostic, notamment sur ce sujet central, qui agite la société, des transformations du travail.

Comme à chaque grande crise on nous prédit la fin du travail (Keynes, Duboin après 1929), vieille rengaine qui croyait pouvoir s'appuyer sur une étude de chercheurs d’Oxford (Carl Frey et Michael Osborne) concluant que 47% des emplois étaient « à risque » aux Etats-Unis au cours des dix à vingt prochaines années. C'est ce que l'OCDE (pdf) tente de réfuter en montrant que ce n'est pas si simple et ramenant ce taux à 9%, soit quand même 2 millions de chômeurs ! Il n'y a aucune garantie que ce soit l'OCDE qui ait raison, le nombre de créations d'emplois par poste de haute technologie est surévalué (et ce sont souvent des petits boulots) mais ses arguments méritent d'être discutés. Des innovations comme les camions autonomes peuvent affecter gravement toute une profession plus qu'ils ne pensent. Il devrait y avoir un impact social fort qu'il ne faut pas minimiser, pas plus que la tendance à sortir du salariat, mais ce n'est pas la même chose qu'une "fin du travail". Il est crucial en tout cas de faire les bonnes évaluations.

J'ai déjà rappelé que dans la crise actuelle, "Non, les robots ne sont pas la cause du chômage" et que, de toutes façons, ce n'est pas le travail qui manque, c'est l'argent pour le payer, mais les transformations du travail posent de grands problèmes, exigeant notamment une refondation des protections sociales. Il est intéressant de voir que la nécessité d'un revenu de base est de plus en plus reprise comme moyen de compenser la baisse des revenus (et déjà presque mis en place avec la prime d'activité). Par contre je suis un peu étonné que la réduction du temps de travail soit évoquée, qui me semble ne pouvoir être appliquée qu'à un petit nombre d'emplois salariés. Ce qui est encore plus étonnant, c'est qu'ils supposent qu'une réduction du temps de travail compense les suppressions de poste, ce qui est l'argument de ceux qui voudraient lutter contre le chômage par la RTT et qui s'est avéré faux (sauf éventuellement au niveau d'une entreprise voire d'une branche). Je ne peux qu'encourager la réduction du temps de travail partout où c'est possible, jusqu'au mi-temps lorsqu'il n'y a pas de contrainte de continuité de service (ce qui est rare), mais il y a déjà trop de contrats ultra-courts et je ne comprends pas qu'on puisse croire encore que cela pourrait être efficace globalement, sauf un peu sur le court-terme et sans commune mesure avec les millions de chômeurs (de toutes façons malgré les 35h, les salariés travaillent toujours 39h, quand ils ne continuent pas à la maison avec leur portable). Il est encore plus incompréhensible qu'on s'imagine qu'il y aurait une chance que cela se fasse (en dehors d'un certain nombre d'usines ou de services) ! On est là dans le pur théorique si ce n'est dans la simple posture.

Des estimations basées sur l’évaluation des compétences des adultes (PIAAC) montrent que 9% des emplois en moyenne présentent un risque élevé d’automatisation alors que pour 25% d’autres emplois, 50% des tâches seront considérablement modifiées par l’automatisation.

L’idée de « chômage technologique » a déjà été mise en avant par Keynes dans son essai sur les « Perspectives économiques pour nos petits-enfants » (Keynes, 1931). L’histoire économique laisse à penser que les innovations majeures, telles que la machine à vapeur, l’électricité et la chaîne de montage, ont bien été des innovations de rupture. Elles ont pu entraîner des pertes d’emploi considérables à court terme mais ces dernières ont été plus que compensées à long terme par la création d’emplois plus productifs et gratifiants, associés à des améliorations majeures du niveau de vie (p. ex. Mokyr, Vickers et Ziebarth, 2015 ; OCDE, 2015b). Toutefois, les leçons du passé ne sont pas toujours valables pour l’avenir.

L’automatisation a conduit au remplacement d’une part considérable des emplois répétitifs, quel que soit le niveau de compétences (OCDE, 2013). Dans le même temps, la demande de main-d’oeuvre pour les emplois hautement qualifiés non répétitifs a considérablement augmenté. Ces emplois nécessitent souvent de travailler sur la base d’informations nouvelles, et impliquent des compétences interpersonnelles et la résolution de problèmes non structurés. On assiste également à une hausse de la demande de main-d’oeuvre pour les emplois non répétitifs peu qualifiés dans des secteurs comme les services aux personnes, qui sont difficiles à automatiser.

Une grande part des emplois ont un faible risque d’automatisation complète, mais ils comportent une proportion importante (entre 50% et 70%) de tâches automatisables. Ces emplois ne disparaitront pas totalement, mais une large part de ces tâches pourrait transformer radicalement la façon dont ces emplois sont effectués.

Le risque de chômage technologique massif peut être écarté pour plusieurs raisons. Tout d’abord, bien que le nombre de nouveaux emplois directement créés par le secteur des TIC ne permette pas forcément de compenser complètement les emplois supprimés par ailleurs (Berger et Frey, 2016 ; OCDE, 2015b), de nouveaux emplois sont susceptibles d’apparaître parallèlement au développement des applications technologiques et à l’expansion d’autres secteurs, dans le sillage de la baisse des coûts et de la hausse des revenus et du patrimoine, même si ces deux facteurs prennent du temps à se matérialiser. En effet, selon certaines estimations, chaque emploi créé par le secteur de la haute technologie entraîne la création d’environ cinq emplois complémentaires (Moretti, 2010 ; Goos, Konings et Vandeweyer, 2015).

Enfin, même si le besoin de main-d’oeuvre est moindre dans un pays en particulier, cela peut se traduire par une réduction du nombre d’heures travaillées, et pas nécessairement par une baisse du nombre d’emplois, comme l’ont constaté de nombreux pays européens au cours des dernières décennies (Spiezia et Vivarelli, 2000).

La polarisation de la structure des professions autour des emplois non répétitifs hautement et faiblement qualifiés et entre l'emploi à durée indéterminée et diverses formes d'emplois atypiques pourrait renforcer la polarisation de la structure des salaires en emplois fortement et faiblement rémunérés.

Dans ce contexte, il faudra adapter les systèmes de prélèvements et de prestations afin de garantir que le travail, même faiblement rémunéré, apporte un revenu suffisant pour échapper à la pauvreté.

Il est amusant de constater comme l'étude qui avait effrayé tout le monde en faisant craindre la disparition de la moitié des emplois avait bêtement supposé que tous les emplois étaient identiques au sein d’une profession et dans tous les pays. C'est comme cela qu'on simplifie tout et qu'on s'emballe en escamotant le facteur temps. Ce n'est pas si rare. Suivre les nouvelles scientifiques fait découvrir comme certaines annonces sont prématurées et comportent des biais importants.

Ce qui m'étonne quand même, c'est la relative minimisation du travail indépendant par l'OCDE, bien que en hausse (mais la disparition des agriculteurs fait baisser cette progression). Il se peut que les choses prennent plus de temps que je ne le pensais mais c'est une tendance lourde. Les institutions du travail autonome risquent donc d'attendre que le nombre d'indépendants atteigne une masse critique...

Il faut quand même citer Brynjolfsson et McAfee, auteurs en 2011 de "Race Against the Machine" qui voient un "grand découplage" depuis 2000 (aux USA) entre productivité et emplois qui serait imputable au moins à la rapidité de l'automatisation même si cela ne diminue pas forcément le nombre d'emplois à long terme (mais la cause pourrait être due à l'environnement économique plus qu'à la technologie ?). Par contre pour George Mason, auteur de "The Great Stagnation" en 2011 aussi, c'est plutôt le ralentissement des progrès de la productivité (surtout depuis 2004) qui serait responsable de la perte d'emplois...

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