Morale et politique dans la Phénoménologie

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Comme j'ai eu du mal à le retrouver et que je considère que c'est très éclairant, toujours utile à faire connaître et à relire, je republie ce condensé, qui date de 1996, des parties de la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel consacrées à la moralité et à la politique, parties bien trop peu étudiées qui suivent la dialectique du Maître et de l'esclave. Je trouve que condenser ce texte touffu en fait mieux apparaître la dialectique des positions subjectives qu'on peut illustrer avec des exemples très actuels - comme je l'ai fait dans la "version longue" - bien que cela ne puisse évidemment en restituer toute la richesse (et la difficulté). Juste un outil pour ne pas rester coincé dans une posture morale ou politique et mesurer toutes les étapes à franchir...

Moralité

Après la confrontation à la nature extérieure (observation), nous en sommes au point où la conscience de soi n’est plus la certitude de la réalité immédiate, sensible, et de son objectivité, mais se rapporte essentiellement à une autre conscience de soi comme vérité sur soi-même, re-connaissance. "Elle est alors l'esprit qui a la certitude d'avoir son unité avec soi-même dans le dédoublement de sa conscience de soi et dans l'indépendance des deux consciences de soi. Cette certitude doit maintenant s'élever à la vérité".

La conscience de l'unité avec les autres prend d'abord la forme du traditionalisme. Mais celui-ci échoue à se justifier devant des traditions étrangères aussi bien qu'il renonce à se réaliser véritablement. Du coup, sous les critiques des intellectuels, l'unité avec les autres se réduit dès lors à l'égoïsme de la jouissance que chacun dispute à chacun. Mais la vérité de la jouissance est sa fin, consommation du désir qui s'épuise dans la répétition. Avec l'exaltation de la chair, "c'est l'esprit qui se nie avec la force infinie de l'esprit" mais ne peut empêcher que revienne à la conscience la présence angoissante de la mort. Par son côté universel, la conscience surmonte cette menace et trouve en soi le principe du dépassement de son plaisir égoïste comme de la mort dans l'universalité. Cette aspiration morale éprouvée immédiatement comme loi du coeur s'oppose au monde sans plus de raisons que de lui imposer une logique subjective (bonne volonté) qui ne rend pas compte d'elle-même. Ce rejet de la réalité extérieure au nom de pures utopies par une conscience individuelle qui se croit supérieure au monde relève d'un délire de présomption qui peut aller jusqu'à la "folie des grandeurs" et la paranoïa. Si la loi du coeur advient à se réaliser un tant soit peu et se cogne sur le réel, elle perd de son assurance, de sa légitimité face à tous ses ratés et le coeur invoque la fureur extérieure du complot, la main du diable sur de pures intentions. La leçon à tirer de ce délire de persécution est le rejet des prétentions de l'individualité à imposer son arbitraire au cours du monde. C'est plutôt contre cette individualité que va désormais s'appliquer son zèle par la discipline de la vertu. Le cours du monde auquel s'oppose la vertu est justement le règne de l'égoïsme universel et de la recherche du plaisir désormais rejetés. Mais la vertu ne se réalise qu'à la mesure des forces de chacun et sa valeur ne réside donc plus dans sa réalisation mais dans son effort et sa foi. Le mérite se mesurant à la peine, le monde qui nous fait souffrir est revalorisé d'autant comme révélateur de la vertu et de la foi. De plus l'effort et la foi concernent l'individualité dont la discipline voulait se défaire, ne pouvant jouir de ses propres réussites et sans pouvoir modérer l'orgueil de l'ascète comme une boursouflure vide. Plutôt que de rester tournée vers sa propre excellence la vertu ne se suffit plus de la foi mais exige les oeuvres. La vertu est jugée à ce qu'elle fait. Les oeuvres pourtant sont fragiles et multiples, éphémères, disparaissantes. Le but est dès lors tout entier dans le chemin mais l'oeuvre ne vaut plus alors que comme occupation et non plus comme accomplissement. La tromperie, l'escroquerie de cette vertu satisfaite se manifeste dans la compétition sociale ce qui finit par imposer la loi morale, dans son universalité inconditionnelle qui pourtant ne peut rendre compte de la singularité concrète et imposer sa loi sans réflexion. Du coup, ce qui importe à nouveau c'est bien encore la réflexion elle-même, la conscience qui examine la loi et se l'approprie, l'interprète, la loi se réduisant à son application par la conscience. Pourtant là encore la limite est vite trouvée dans le jésuitisme des rationalisations égalisant tout contenu. La conclusion qui s'impose est bien celle de l'impuissance de toute théorie générale à rendre compte des choix pratiques particuliers, tombant dans l'arbitraire. La théorie dépend plutôt désormais de la pratique, devenue politique et qui en détermine la perspective.

Version longue : Misère de la morale
 

Politique

La nouvelle bonne volonté du Conformisme voulant affirmer son appartenance à son peuple va rencontrer dans l'opposition des devoirs de la famille, comme Loi divine, et des devoirs de la communauté, comme Loi humaine, d'abord la culpabilité puis la corruption avant de s'aliéner dans un Droit formel qui est le règne de la séparation et de la propriété privée (culture et foi). La division entre bien public et propriété privée laisse au jugement de chacun de prendre le parti de la conscience vile (victime intéressée) ou de la conscience noble (prête au sacrifice et à la vertu). Mais le sacrifice qui ne va pas jusqu'à la mort est ambigu et tombe dans la rébellion (à la revendication de la conscience vile). Dès lors, ce n'est plus le sacrifice qui compte mais la justesse du conseil, de la loi et du commandement, son contenu universel comme langage du pouvoir. Cette nouvelle valorisation du contenu s'épuise pourtant dans la flatterie de l'homme de cour jusqu'à perdre dans l'extériorité des raffinements de la culture toute signification sérieuse. Mais la perte du sens est déjà la foi qui se sait être-pour-un-autre, rapport individuel à l'Universel et désir de l'Autre. Le rassemblement encyclopédique du savoir de l'humanité dissout pourtant cette confusion et cet individualisme dans l'unification du savoir de tous et la constitution d'une véritable intelligence collective. Ce rationalisme s'opposera à l'obscurantisme des religions et dénoncera la corruption du clergé. Mais les lumières se révèlent aussi dogmatiques (scientisme) et tombent dans l'hypocrisie, l'utilitarisme matérialiste le plus plat et la passivité. Jusqu'à se retourner en idéologies politiques, comme volonté agissante de tous, mais la liberté absolue conquise par la Révolution française sera accaparée par les factions et sombrera dans la Terreur de la simple suspicion, de la division de la volonté générale, perdant encore ainsi toute effectivité. La défense de l'individu en sortira renforcée au nom d'une nouvelle conscience morale, représentée par Kant, revendiquant cette ineffectivité du pur devoir universel. Le but est cependant dévalué par cette inaction et se retourne enfin dans l'action effective d'une bonne conscience inébranlable qui sait que l'action ne vaut que par son intention, sa conviction propre et sa réalisation consciencieuse. Mais la conviction morale ne vaut qu'à être exprimée et reconnue par l'autre, c'est le langage de la reconnaissance qui unifie les consciences de soi, d'abord dans la confusion de la belle âme inapte elle aussi à l'action. Le jugement moral condamne durement cette passivité et cet incroyable mépris de l'autre mais il ne peut éviter que son propre jugement se condamne à son tour soi-même et confesse ses fautes, s'égalisant enfin à l'autre dans le Pardon et la reconnaissance mutuelle entre pauvres pêcheurs.

C'est pour Hegel à peu près le dernier mot mais si l'histoire a réfuté la fin contemplative qu'il en donne, le Savoir absolu reste d'abord le savoir du savoir comme savoir d'un sujet qui se projetait avant dans son Dieu et devenu histoire (la vérité comme sujet), processus dialectique d'apprentissage qui n'a pas fini de nous surprendre...

Version longue : Les aventures de la dialectique.

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