Les trous noirs de la gauche

Temps de lecture : 14 minutes

trou_noirL'état de la gauche est on ne peut plus désastreux. C'est de notoriété publique désormais. On s'attend même à son effondrement complet au moment où l'on aurait tant besoin pourtant de politiques de réduction des inégalités et de protections nouvelles contre une précarité qui se généralise à grande vitesse. C'est bien sûr la faute de la gauche elle-même, dans toutes ses composantes, gouvernementales ou non, même à ne pas vouloir se l'avouer ni pouvoir sortir de ses archaïsmes qui la plombent, ni de ses illusions qui profitent surtout aux démagogues de l'autre bord.

Il ne s'agit en aucun cas de je ne sais quels "tabous" de la gauche qu'il faudrait lever sous prétexte que cela aurait fait le succès de l'extrême-droite, que ce soit la nostalgie de la Loi, de la morale et des anciens interdits (sinon du patriarcat), ou le retour au national avec la sortie de l'Euro et de l'Europe d'un côté (dont les avantages sont très largement surévalués), le protectionnisme et le rejet des immigrés de l'autre (impossible de sortir de cette logique binaire). Sous prétexte de se donner un cadre de souveraineté censé nous sortir de notre impuissance actuelle, le peuple ne désigne plus dorénavant les dominés mais les nationaux, électeurs supposés assez avisés (dans leur prétendue common decency) pour nous donner leurs voix et auxquels on cherchera inévitablement à donner une identité culturelle plus ou moins foireuse qui nous rendrait tous identiques et solidaires malgré nos différences et oppositions de classe, de cultures ou de religions. De quoi justifier forcément la collaboration de classes entre bons français tout comme en quatorze on a pu mener des paysans au massacre pour défendre leurs si patriotiques capitalistes et marchands de canon !

L'argument nationaliste est absolument imparable dès lors qu'on prétend à une alternative radicale qui nous isole du reste du monde et se réduit tout bêtement à l'étatisation de l'économie, comme si cette merveilleuse solution n'avait pas déjà échoué partout et comme si on était en état de le refaire ! On croyait qu'ils avaient disparus avec l'URSS mais pour ces nouveaux staliniens, étatistes autoritaires (démocratiques et populaires bien sûr) qui rêvent de s'emparer du pouvoir pour nationaliser nos multinationales et imposer leur propre modèle (à rebours du monde des réseaux), il n'y a aucun doute dans leurs rêves sur la valorisation du niveau national qu'ils s'imaginent, un peu légèrement, pouvoir être à leur portée alors qu'ils travaillent plutôt pour l'extrême-droite montante. Jusqu'à finir, pour certains, par rejoindre les ennemis d'hier. C'est, du moins, ce que le fascisme a illustré à une autre époque, certes bien différente de la nôtre mais selon une même logique.

On a pu constater à cette occasion, en effet, comme beaucoup de partisans d'un socialisme national, au nom de conceptions idéalisées de la démocratie et de la souveraineté, ont pu passer facilement dans l'autre camp. On s'étonne de cette convergence rouge-brun qui n'est pourtant pas nouvelle. La parenté du fascisme avec le marxisme est trop méconnue. On sait vaguement que Mussolini était un socialiste radical, que des communistes farouchement anti-fascistes comme Doriot sont devenus fascistes à leur tour (comme aujourd'hui d'anciens communistes passent au FN) mais on s'imagine que ce serait pure contingence personnelle, de même que la présence du mot socialisme dans le national-socialisme serait complètement dépourvue de sens ! Il faut savoir que, tout au contraire, Giovanni Gentile qui allait devenir l'idéologue du fascisme (et de l'Etat totalitaire), a élaboré sa philosophie actualiste et volontariste à partir d'une interprétation idéaliste des Thèses sur Feuerbach de Marx. C'est le même glissement qui se reproduit à chaque fois, du matérialisme à l'idéalisme (moral) puis au nationalisme (incarnant l'idée), sinon au sauveur qui mène les foules. On le sait, à l'arrivée, les nationalistes se débarrassent assez rapidement du socialisme et de l'anti-capitalisme de départ. C'est ce qui empêche d'identifier fascisme et communisme, Hitler et Staline, mais ne doit pas occulter pour autant l'origine du fascisme dans la gauche, comme sa vieille tentation autoritaire et millénariste.

Il ne suffit pas, hélas, d'en démonter le mécanisme pour arrêter un mouvement historique irrésistible et sans doute cyclique. Les défaillances de la gauche ne sont pas celle des hommes mais sont bien structurelles, héritières de l'histoire et d'institutions en fin de cycle, à bout de souffle mais toujours là malgré tout. L'archaïsme est le symptôme du vieillissement de la génération dominante avec ses idéologies et ses partis mais aussi de l'accélération technologique et d'un changement de cycle. Ce n'est un secret pour personne mais il semble bien qu'on ne change pas des institutions sans quelque révolution - qu'on ne voit pas encore venir et plutôt le contraire...

On peut du moins prononcer déjà le requiem d'une gauche conservatrice qui veut ignorer les transformations en cours, constituant de véritables trous noirs dans leurs programmes. Il ne s'agit pas de seulement dénoncer ses dangereuses déviances mais surtout d'inciter la gauche, au lieu de vouloir changer les esprits ou les hommes, à revenir au matérialisme d'un système de production profondément transformé par les nouvelles technologies numériques, condition pour rebâtir de nouvelles protections sociales plus adaptées à notre temps (et non pas tomber dans le volontarisme aveugle d'une lutte des classes affaiblie par le chômage). Ceci dit, sans aucune chance d'être entendu (certains voudraient même plutôt me faire taire) !

Il ne s'agit pas de demander, comme d'autres, à la gauche d'être de droite, de favoriser les riches pour en obtenir quelques faveurs. Le marqueur de la gauche, ce qu'il faut défendre et garder, c'est la réduction des inégalités - que la droite voudrait au contraire justifier. Les impôts en sont le principal instrument mais, dans le contexte actuel, il ne semble pas possible de tabler sur leur augmentation substantielle. C'est malgré tout la seule façon de refuser des sociétés trop inégalitaires ne pouvant plus se prétendre démocratiques. Même si l'année n'est plus une base aussi pertinente qu'avant et qu'une partie de l'imposition doit basculer vers les flux financiers, il faudra bien revenir à des taxations de l'ordre de 80% pour les revenus les plus élevés, comme du temps de Roosevelt et des années 1960 - ce qui vaut bien mieux qu'un salaire maximal très à la mode mais trop facilement contournable. On peut s'appuyer pour cela sur Piketty et son succès aux Etats-Unis avec son 99%. Il semble difficile pourtant d'être le seul à le faire quand on n'est plus la nation dominante et qu'on a déjà une fiscalité supérieure aux autres pays mais cela doit rester malgré tout un objectif assumé de socialisation de l'éducation et des risques de la vie (non pas de vouloir tout étatiser). Le problème sur ce point relativement consensuel, c'est que lorsque la situation économique ne permet pas d'agir sur ce levier pour réduire les inégalités et qu'il ne reste plus que les réformes sociétales, on peut se demander effectivement si on peut parler encore d'une politique de gauche...

A notre stade de la crise de la dette et d'une prise de conscience du risque de déflation, il y a quand même une autre façon de réduire les inégalités et de s'attaquer aux rentiers - mais là, on entre dans les trous noirs de la gauche - ce serait d'entrer dans un nouveau cycle d'inflation, bien qu'on présente toujours l'inflation comme défavorable aux plus pauvres (ce qui est le cas si on n'indexe pas les salaires mais l'inflation favorise aussi les luttes et les solidarités). L'Euro nous plombe incontestablement là-dessus, alors que ce serait une des meilleures façons de réduire le poids de la dette, d'encourager l'investissement, de libérer l'énergie des jeunes générations et d'ajuster dynamiquement les revenus. L'inflation devrait être un des objectifs prioritaires de la gauche au lieu de se ranger stupidement du côté des banquiers qui ont tout intérêt à la combattre !

Le plus difficile à faire admettre, cependant, c'est qu'on a changé d'ère et que le temps de l'industrie est passé. Les efforts pour reconstituer notre base industrielle sont louables (et plus encore de vouloir défendre son emploi) mais voués la plupart du temps à l'échec ou du moins à rester très marginaux au regard des millions de chômeurs. L'automatisation, les robots et les imprimantes 3D vont continuer à faire fondre les effectifs dans l'industrie. Vouloir empêcher les fermetures d'usines ou interdire les licenciements dans une telle période de mutation est hors de propos, un combat d'arrière garde perdu d'avance et qui se fait au détriment de l'investissement dans l'avenir.

Il y a quand même un domaine qui pourrait relativement compenser cette tendance de fond, c'est la transition énergétique dans laquelle il faudrait s'engager massivement, ce qui devrait être un autre axe prioritaire de la gauche pour des raisons à la fois écologiques et de préservation de l'emploi mais qui reste étonnamment très peu audible.

Même si le parti de gauche fait un effort en ce sens, la grande faiblesse de la gauche, c'est de n'avoir pas pris en compte suffisamment la question écologique, qui ne se résume pas à un retour au Plan. Elle n'a pas pris assez au sérieux un réchauffement qui s'annonce bien catastrophique malgré des climatosceptiques criminels. La transition énergétique est à la fois une nécessité et une chance. L'écologie ne peut se réduire pour autant à l'énergie, exigeant notamment de s'engager résolument dans une relocalisation qui ne peut pas être nationale - tout est là - mais doit au contraire reconstituer des circuits courts, de proximité, redonner vie aux territoires. L'avantage, c'est qu'il n'y a pas besoin pour cela de gagner les élections nationales ni de changer l'Europe ! Il semble hélas que ce soit là aussi pas du tout conforme à la culture de gauche, constituant un point aveugle pour une gauche étatiste et centralisatrice tellement inadaptée en cela à notre temps.

L'autre grande faiblesse de la gauche, c'est, en effet, de ne pas prendre la mesure de la révolution numérique dans tous les domaines de la production et de la vie. C'est même assez incroyable ! Il faudrait pourtant bien prendre en compte les échanges "entre pairs" (P2P), mieux tirer parti des réseaux, défendre la gratuité numérique, les logiciels libres, développer les fablabs, tout ce qui prend de plus en plus d'importance même si cela reste minoritaire ou même embryonnaire pour l'instant (comme en 1848 l'agriculture concernait encore bien plus de monde que l'industrie). Ce qui manque surtout, c'est de se projeter dans un avenir forcément numérique où ce qu'on peut développer, c'est la réparation, la formation, la recherche, la santé (le vieillissement), les services à la personne, les activités créatives, au lieu de vouloir ressusciter un passé révolu (celui de la grande nation et de sa glorieuse révolution).

Un des points de résistance principaux, qu'il sera très difficile de briser, c'est la question de la sortie du salariat au profit du travail autonome, ce qui contrevient hélas à la tradition syndicale. Marx voulait abolir le salariat, pas le généraliser car il savait que c'était la base du capitalisme. Les syndicats, qui ne représentent presque plus rien, ont gardé jusqu'à pas si longtemps l'abolition du salariat dans leurs statuts. Depuis, c'est la généralisation du salariat comme porteur de droits qui est leur objectif, au moment où il se précarise et prend des formes de plus en plus dégradées. Le nouveau statut des auto-entrepreneurs a été perçu, avec quelques raisons, comme une menace pour la société salariale, mais il n'a pu être remis en cause car il relève de la nécessité de libérer le travail. Cela devient sans doute de l'auto-exploitation, il n'y a rien d'utopique là dedans, mais qu'on peut trouver préférable à la subordination patronale, et qui correspond bien mieux à un travail post-industriel ne se mesurant plus par le temps (transformé en contrat par objectif).

Le problème, c'est qu'il faudrait tout reconstruire autour de ce nouveau paradigme, passer de la sécurité sociale au développement humain, ce à quoi personne ne semble prêt car c'est par de nombreux côtés incompatible avec la société salariale, exigeant de nouvelles institutions et protections du travail autonome sans lesquelles effectivement la situation ne sera pas vivable, ni pour les auto-entrepreneurs, ni pour les salariés. La question d'un revenu garanti, qui divise tant la gauche avec des arguties on ne peut plus idéologiques, se révèle pourtant incontournable dans ce contexte, ce qu'on voit bien avec les intermittents du spectacle.

Le problème, c'est que ces conquêtes sociales, aussi nécessaires soient-elles, ne se feront pas toutes seules, sans luttes sociales pour les imposer, sans des forces sociales qui les soutiennent, ce qui n'est pas encore le cas, ces thèmes restant très en dehors des préoccupations immédiates, sans parler de propositions encore plus exotiques comme les coopératives municipales...

Il semble n'y avoir aucune prise sur notre destin, aucun moyen de faire entendre raison et d'éviter d'aller au pire comme il arrive si souvent dans l'histoire. Comment donc, alors, avec une gauche si désorientée, si affaiblie, si dépassée, pourrions nous arriver à nous opposer à la montée du nationalisme et de la xénophobie ? Combien de temps devrons nous endurer cette faillite collective avant de reprendre le progrès de nos libertés et de la démocratisation de la société ?

3 405 vues

Les commentaires sont fermés.