L'interprétation de la théorie de l'évolution comme théorie de l'information et processus cognitif n'est pas nouvelle où c'est l'acquisition (la sélection) et la transmission d'informations génétiques par l'ADN qui produit, dans l'après-coup, une inversion locale de l'entropie par réaction adaptée, correction d'erreurs et reproduction. Le nouveau deep learning ou apprentissage autonome par renforcement, dont les performances en reconnaissance d'image surclassent largement les autres algorithmes, est lui-même basé sur la théorie de l'évolution comme théorie de l'information. Ce n'est pas ce qu'on discutera ici cependant, mais les conséquences sur notre être au monde d'une causalité qui vient de l'extérieur, dans l'après-coup, et d'une évolution dont nous continuons d'être les sujets loin d'en être les auteurs, matérialisme historique rénové qui réduit notre horizon temporel mais où se dissout la figure de l'homme et les prétentions de la subjectivité comme de l'identité.
En bouleversant complètement le monde et nos modes de vie, l'organisation sociale et le travail lui-même, le déferlement du numérique montre très concrètement qu'il y a un point sur lequel Marx avait complètement raison, et ce n'est certes pas sur le prophétisme communiste comme réalisation de la religion mais, tout au contraire, sur la détermination matérielle de l'histoire par la technique et l'impossible conservatisme face à une réalité révolutionnaire, découverte de l'évolution dans les systèmes de production indépendamment de notre bon vouloir. C'est cette appartenance à une évolution qui nous dépasse qui est inacceptable à la plupart, tout comme le déterminisme économique longtemps dénié et pourtant on ne peut plus manifeste.
Si c'est bien l'évolution biologique qui se continue dans l'évolution technique dont nous restons sujets, on peut dire que, malgré les apparences, l'artificialisation du monde reste en continuité avec la vie plus qu'en rupture, au moins en ceci qu'elle ne relève pas d'une intentionnalité (mauvaise), comme veulent s'en persuader les critiques de la technique, mais de la simple sélection par le résultat. Du coup, ce n'est pas non plus notre humanité qui dirigerait l'histoire, exprimant sa nature singulière comme si des extra-terrestres pouvaient avoir une histoire très différente dans cette marche vers la complexification cognitive. C'est d'ailleurs ce qui doit nous assurer qu'on finira par prendre en compte les contraintes écologiques, du fait qu'elles s'imposent réellement et ne sont pas une question de valeurs subjectives. Bien sûr, ce qui permet de penser cette continuité de l'évolution technique avec l'évolution biologique, c'est uniquement notre entrée dans l'ère de l'information qui rapproche effectivement technologie et biologie, permettant de repenser la théorie de l'évolution comme théorie de l'information, mais cela devrait remettre en cause la place de l'acteur et de la subjectivité par rapport à la sanction du réel (causalité rétrograde ou descendante qui manque aux 4 causes d'Aristote). Même René Passet, qui démontre dans son gros livre à quel point nous sommes dépendants d'une évolution des représentations, surévalue (p735) le rôle des acteurs (des minorités) comme si ce n'était pas la situation qui déterminait le succès de leurs entreprises, comme si la subjectivité était vraiment créatrice, ne pouvant guère pourtant que tirer profit de la situation et des opportunités qu'elle ouvre.
La façon dont nous nous représentons nous-mêmes est bien fautive. Au-delà de la pensée magique qui prête une âme aux choses ou des religions qui donnent un sens préconçu à l'histoire, ce dont il faudrait se guérir, c'est de se croire le centre de l'univers et des attentions divines, révolution copernicienne toujours recommencée, de Darwin à Freud : l'acteur n'est pas aussi important qu'il se l'imagine à prétendre changer le monde, être responsable de ses injustices comme si nos fautes seules dérangeaient un ordre naturel et parfait. Encore plus que descendre du singe, reconnaître la transcendance du monde et de ses évolutions qui ne dépendent pas de nous est une blessure narcissique insoutenable, au point qu'on préfère rejeter ces évidences pour continuer à croire agir pour le Bien. Pourtant, on ne voit pas pourquoi la lucidité sur notre rayon d'action et nos marges de liberté nous empêcherait de faire de notre mieux, nous faisant tomber dans l'égoïsme le plus morbide. La nécessité de réparer les injustices et d'aller au bout des potentialités de l'époque restera toujours aussi pressante. Il faudrait vraiment arrêter de s'imaginer qu'il faut absolument être un illuminé qui croit à des conneries pour faire preuve d'humanité et de justice. C'est malheureusement ce dont les religions ont réussi à persuader les croyants, que sans Dieu, il n'y aurait que Diable et que sans la crainte du châtiment, il n'y aurait plus de morale alors qu'on en trouve des manifestations non seulement chez tous les êtres parlants mais même chez certains animaux ! Difficile à avaler mais nous sommes plus déterminés que déterminants, y compris dans notre moralité (O tempora, o mores). Avant même Darwin, ce décentrage du sujet avait déjà été opéré par Hegel pour qui ce n'est pas l'intentionnalité consciente de l'acteur qui compte, la ruse de la raison étant que ses intérêts particuliers aboutissent à l'universel simplement par le fait de devoir passer par le langage. L'histoire de l'Esprit comme réalisation du réalisant ne dépend donc pas du particulier. Ce qui manque cependant à cet idéalisme, c'est la réalité du monde extérieur qui vient déranger cette conscience de soi d'une subjectivité trop narcissique alors qu'elle ne reflète que son milieu. Ce qui manque, c'est la dureté et l'incertitude du monde, les hasards de l'existence, le réel comme ce qui est rejeté du symbolique, sur lequel on se cogne et qui fait échec aux savoirs.
Que signifie, en effet, d'interpréter l'évolution par l'information, sinon qu'elle répond à l'extériorité, comme dictée par les ressources, les équilibres globaux et les configurations locales - en même temps que, sur la durée, l'adaptabilité prend le pas sur l'adaptation, libère du local et s'universalise (adaptation au changement). Le génome intériorise incontestablement dans le squelette les lois de la mécanique. La perception signifie bien qu'on se règle sur la réalité perçue, pas qu'on l'imagine à notre guise comme dans les histoires qu'on se raconte (c'est la différence entre l'évolution réelle et les mythes qu'on s'en fait). Une information renvoie à autre chose qu'elle-même, un fait extérieur temporaire et un monde commun, dans un langage partagé. C'est pour cela aussi la possibilité de l'erreur voire de la tromperie. Il n'y a pas lieu pour autant de craindre perdre une essence humaine dans un quelconque transhumanisme qui est déjà notre réalité, alors que le processus de l'évolution et de la cognition vise une extériorité mouvante plus qu'il n'exprime une intériorité originelle. Il n'y a pas d'aliénation d'une nature humaine ni animale (même s'il y a des aliénations concrètes), on peut dire qu'on se fait à tout ou presque, ce que démontre la vie moderne, l'existence prenant le pas sur l'essence sans cesse remodelée par la confrontation au réel extérieur. Le nouveau est toujours bâti sur l'ancien mais sans souci d'en préserver le sens initial quand il s'agit de répondre à l'urgence du moment. Ce sera toujours le résultat qui aura le dernier mot.
Il ne s'agit en aucun cas de justifier l'existant comme le meilleur des mondes possibles ni de transformer un fait en droit dans la confusion entre nature et norme, ce qu'ont illustré de façon si terrible le darwinisme social ou le racisme nazi. Il s'agit seulement de prendre la mesure des contraintes matérielles et de ce que notre intervention peut y changer réellement en fonction des circonstances. Réintroduire le finalisme dans l'évolution biologique par l'information qui lui revient de son milieu, c'est aussi relativiser le finalisme des acteurs et admettre la non pertinence de la moralité en économie par exemple, puisque ce ne seront pas les bonnes intentions des uns ni les objectifs délirants des autres qui auront raison à la fin, mais des causalités matérielles. Cela ne veut pas dire que nos finalités et nos actions n'ont aucune importance, en particulier sur le court terme, à pouvoir être plus ou moins pertinentes, mais qu'elles restent locales avec un effet imperceptible au-delà à moins de faire partie d'un courant plus vaste qu'on ne fait alors que suivre
Une philosophie matérialiste pose immédiatement la question politique puisque, à l'opposé de l'opinion courante, elle suppose que ce ne sont pas les idées ni les volontés qui mènent le monde, bien qu'elles y participent, mais leur après-coup, la sanction du réel. On ne peut dire que le marxisme ne se soit pas posé ces questions sur la place de l'idéologie mais il se suffisait de la certitude (qui semblait raisonnable) que la collectivisation était dans le sens de l'histoire. L'expérience même du communisme a bien démontré que ce ne sont pas les convictions qui comptent, ni les hommes, et que les faits sont têtus. Les hommes font certes l'histoire mais comme les soldats font la guerre, sans avoir tellement le choix, et si l'histoire a pris la suite de l'évolution génétique, ce n'est pas pour se libérer autant de ses lois qu'on le prétend. On voudrait prendre les commandes de cette évolution, ce qui semble assez naturel voire nécessaire, "passage de l'histoire subie à l'histoire conçue", mais qui est une idée beaucoup plus folle qu'il n'y paraît de nous mettre en position de démiurge, et signifiait d'ailleurs pour Hegel une énigmatique fin du temps où il n'y aurait plus rien à apprendre... Il ne s'agit pas de nier la part de liberté des acteurs, sensible à chacun, mais plutôt de douter de leur clairvoyance comme du caractère décisif de leurs actions. Il n'est pas question dans l'évolution, pas plus que dans les sciences humaines, d'un déterminisme mécanique qui guiderait nos gestes comme des automates mais seulement de la sanction du réel et du grand nombre, après coup, sur la durée. L'expérience scientifique nous l'enseigne : nous avons bien a priori tous les choix, tous les délires possibles, tous les systèmes les plus logiquement satisfaisants mais a posteriori ne subsiste qu'un seul et nous n'avons plus le choix alors que de nous adapter au mieux à la nouvelle réalité et au seul monde commun, bien qu'il reste étranger à nos rêves et nécessitera toujours d'être corrigé dans ses injustices. Napoléon avait très justement constaté que, dans les objectifs militaires, "tout ce qui n'est que fantaisie et qui n'est pas fondé sur le véritable intérêt ne résiste pas à un revers", le réel ne s'imposant que lorsqu'on se cogne dessus. C'est après-coup que les intérêts prennent le pas sur les intentions.
On peut montrer cette inversion des causalités par rapport au point de vue des acteurs en prenant à revers la mythologie militante. Beaucoup s'imaginent que la sécurité sociale est une conquête des luttes ouvrières alors que sa généralisation au moins tient plutôt à sa nécessité (malgré les oppositions idéologiques toujours présentes) pour assurer la reproduction sociale et le dynamisme économique. De même l'abolition de l'esclavage tient sans doute en partie à l'indignation de quelques bons chrétiens mais beaucoup plus à la supériorité industrielle du Nord sur le Sud et au fait qu'un salarié était plus rentable qu'un esclave. Ce qui a été décisif, a été de gagner la guerre grâce à l'industrie en dépit de bien plus mauvais généraux que l'adversaire. C'est un peu pareil pour le féminisme qui n'est pas tant le résultat des luttes féministes que de la machine à laver, de la pilule et des transformations du travail - le patriarcat n'étant certes pas le produit du capitalisme, comme on s'étonne de le lire parfois, mais d'un mode de vie archaïque que le capitalisme détruit au contraire. Certes, les luttes ne sont pas inutiles car il y a encore des pays sans sécurité sociale ni droits des femmes, mais ce n'est pas un avantage pour eux.
L'histoire telle qu'on se la raconte est une énorme supercherie, pas seulement le roman national dans toute sa caricature mais la surévaluation des motivations et du point de vue de ses acteurs, réécriture de l'histoire après-coup, elle aussi, à partir de la fin (oubliant la plupart des bonnes intentions ou héroïsmes qui ont échoué, comme si on ne parlait que des gagnants du loto!). C'est cette structure rétroactive du récit qui disparait dans la linéarité de la narration et en constitue le caractère mythique recouvrant l'expérience effective devenue inaccessible dans toute sa complexité, ses hésitations, ses remords, ses malentendus, ses calculs, ses hasards (et il faut bien dire que vouloir les réintroduire tous ne serait que rendre le récit illisible et ennuyeux jusqu'à le faire disparaître comme récit). Il aura fallu les considérations terre à terre de la communication et du management pour mettre en évidence toute l'importance du storytelling, à la fois sa puissance de conviction et son caractère de fiction, de simple baratin fait pour nous séduire. On ne saurait se défaire de ce "besoin de sens" qui consiste à se raconter des histoires et sans lequel nous sommes complètement désorientés mais ce qui objecte au récit, c'est sa reconstruction après-coup débarrassée de tous les doutes d'une existence dont la fin n'était pas connue d'avance. L'évolution effective s'oppose à l'histoire linéaire par sa constante rétroaction temporelle qui la guide de l'extérieur quelque soit l'aveuglement de ses acteurs qui doivent sans arrêt en reconstruire la légende, jusqu'à son souvenir même.
Les idées sont incontestablement la cause de nos comportements et de nos engagements, elles sont loin d'être indifférentes mais leur effet dépend de leur justesse et elles résultent elles-mêmes de la situation ou de l'état de nos connaissances. Il n'y a ainsi aucune raison de croire que la physique serait différente si Einstein ou Newton n'avaient pas existé. Cela ne devrait permettre aucune illusion sur la démocratie, trop sacralisée et enracinée dans le christianisme. Il y a une mythologie de la démocratie, d'une prétendue volonté générale et d'une toute-puissance rêvée qui empêche son fonctionnement et en fait la proie des idéologies les plus extrémistes alors que, loin d'incarner une vérité indiscutable, elle ne consiste qu'en débats et compromis, façon de gérer les conflits par le vote au lieu de la violence mais qui ne fait pas disparaître les rapports de force à leur donner un moyen pacifique de s'exprimer. Malgré le discours officiel qui en constitue l'unité formelle, la démocratie n'incarne en aucune manière une communauté réconciliée sinon dans la guerre contre l'ennemi commun, qui ne se règle plus par des mots mais où seule la force décide.
Essayer de penser ses propres déterminations fait entrer incontestablement dans un cercle vicieux qui était bien connu du matérialisme historique dont on avait cru se débarrasser en même temps que du marxisme (mais que propose-t-on d'autre sinon des anthropologies trop naïves ?). Par la distance qu'elle introduit, l'ethnologie au moins permet de mesurer à quel point notre culture nous modèle et que, croyant agir par nous-mêmes, on ne fait que se plier à la pression du groupe - tout comme aux croyances les plus improbables de sa classe et de son temps, souvent simplement en se rangeant dans l'un des camps en présence. A combattre pour le communisme, on croit défendre la vérité et la justice alors qu'on met en place une dictature bureaucratique où règne le mensonge et la corruption. Il n'est bien sûr pas plus innocent d'être dans l'autre camp. Évidemment, les nationalistes qui croient à la Nation comme à la sainte vierge seront tout aussi déçus. A la fin, ce n'est pas la moralité ni la vérité qui triomphe, c'est la différence d'efficacité des systèmes qui est déterminante quand leur effondrement ne vient pas de causes internes (c'est d'ailleurs pour cela aussi que les crises mettent en cause à chaque fois le système).
Subir les transformations accélérées du monde sans y avoir prise semble une insulte à notre liberté qu'on surévalue un peu légèrement dans la dénégation de tous les déterminismes sociaux. On a tendance à surévaluer tant de choses : l'intelligence, le bonheur, l'amour et surtout notre propre importance, ce qu'on peut bien comprendre mais la réalité est toute autre et nos discours contraints, nos motivations construites, nos connaissances limitées. Surtout, comme disait Héraclite, il n'y a pas de pensée propre pour qui ne dort pas mais un monde commun qui nous parle à tous. Nous appartenons à notre temps et notre milieu plus qu'à notre propre histoire. On le voit dans le fait que plus l'évolution technologique s'accélère et plus nous sommes marqués par notre génération. Que la pensée soit construite et le sens commun extérieur pourrait faire croire qu'il suffirait de changer d'idéologie, de convertir les âmes, ce qui, en dehors de la prétention de détenir la vraie vérité, relève encore de l'illusion idéaliste (ou kantienne) qui ne voit pas que l'idéologie a des causes matérielles, n'est pas du tout arbitraire, encore moins volontaire, mais qu'elle n'exprime jamais qu'une position sociale à un moment donné de l'histoire, le paradigme de l'époque, empêchant d'une certaine façon de se projeter dans l'avenir, personne ne pouvant aller au-delà de son temps et de la prolongation de tendances actuelles (ou leur retournement).
L'existence des modes, et plus encore, de leurs modifications en fonction du cycle économique, manifeste à quel point la pensée est commune et ne nous appartient pas. C'est la moindre des choses de le reconnaître mais on n'arrive pas à s'y résoudre. La position taoïste ne paraît donc pas infondée, mais elle rate cependant ce que la vie a de réactive dans sa lutte quotidienne contre l'entropie qui ne nous laisse guère de repos. L'information ne vaut qu'à décider l'action, "différence qui fait la différence", ne pas se laisser faire, résister à l'entropie et à la mort, résistance toujours locale et toujours à recommencer, dans l'inquiétude du lendemain et de mauvaises nouvelles.
Il y a indubitablement quelque chose d'inacceptable dans le darwinisme tout comme dans la cybernétique, le cynisme d'une sélection par le résultat aveugle à nos bonnes intentions et auquel on voudrait opposer le vécu, la conscience, le sujet actif et sa responsabilité morale, son engagement, son authenticité (et notre juste compassion). Notre humanité se caractérise bien par la soustraction des plus faibles à cette pression sélective, ce qui s'est révélé un avantage à plus long terme, mais ce sursaut de fierté de l'esprit qui dit non et s'oppose au monde serait aussi le fondement de l'illusion métaphysique (et démocratique) d'une subjectivité qui se voudrait constituante alors qu'elle est entièrement constituée, contrepartie sans doute de la fable d'un Dieu créateur qui donnerait sens au monde. Ce rejet moral et purement de principe du déterminisme est visible dans la distorsion, si sensible en politique, entre des candidats volontaristes et des élus pragmatiques, entre la prétention de convertir la terre entière (aussi bien que la surévaluation du rôle des individus) et le caractère implacable des processus macroéconomiques ou du jeu des puissances. C'est incontestablement un scandale ce hiatus entre le monde que nous voudrions et le monde réel, son existence extérieure, indépendante de nous, mais pour avoir une chance d'améliorer un peu les choses, il vaut mieux partir des réalités matérielles avec le constat de l'inutilité complète des beaux discours. Ce n'est pas qu'il faudrait tomber dans un matérialisme trop réducteur et mécaniste, dénoncé déjà dans les Thèses sur Feuerbach, mais faire de la vérité une question pratique signifie qu'on doit bien se plier aux faits. On n'a pas assez remarqué comme la "détermination en dernière instance" par l'économie, signifiait tout comme dans le darwinisme (ou Spencer) non pas une détermination directe mais après-coup et sur le long terme ou, comme dit Marx (repris par Lukàcs), post festum, laissant une grande part à l'aléatoire et au subjectif en amont. Cette sélection par le résultat introduit cependant une coupure radicale entre l'effet et l'intention première - sauf à se régler sur l'effet dans une boucle de rétroaction, seule façon d'atteindre son objectif dans le vivant. Pour le darwinisme, comme pour le matérialisme historique, la cause initiale ou cause efficiente est disjointe de sa cause finale qu'elle rate ordinairement - ce qui ne l'empêche pas de progresser mais à condition de corriger le tir.
La temporalité elle-même exige d'être repensée à partir d'une évolution guidée par l'information, le feedback, qui n'est plus tant prolongation du passé ni projection dans l'avenir mais processus d'apprentissage et correction d'erreurs qui nous condamne à un pilotage à vue, pris dans le flot qui nous emporte. En incorporant l'information et l'après-coup notre temporalité devient entièrement limitée à notre actualité [alors même qu'on doit investir dans l'avenir et préserver notre futur en se projetant sur des durées déraisonnables!]. Il y a en effet renversement de la flèche du temps entre l'intentionnalité et l'après-coup, un autre rapport de l'être et du temps qui implique une conversion complète du point de vue sur la liberté et la place du sujet : l'histoire de l'Être, c'est l'évolution technique et le processus de civilisation dont l'émancipation humaine est le produit et notre héritage, non pas "notre" conquête. Le monde du vivant n'est pas tendre et n'est pas fait pour notre bonheur, n'étant ni raisonnable ni moral, de n'avoir été ni voulu, ni conçu, mais l'autonomie est un besoin de la vie comme de la production, pas l'expression de notre essence divine. Qu'on ait besoin de la liberté comme de l'air qu'on respire ne doit pas nous en faire exagérer la portée, comme si elle était toute-puissante alors qu'elle témoigne plutôt de nos égarements, de nos divisions et de nos tâtonnements. La liberté est une propriété de notre milieu, une nécessité de l'adaptation et la contrepartie de l'information, degrés de libertés, choix entre plusieurs possibles, plus qu'une propriété de l'individu lui-même, propriété de sa position et non de son intériorité. L'autonomie des individus introduit un élément supplémentaire d'incertitude et d'ingouvernabilité bien que cela ne change pas les réalités matérielles, contribuant encore plus à nous faire vivre dans un assez court terme. Il faut bien dire que les revendications du temps long sont assez illégitimes au regard de l'improbabilité de l'existence installée dans le provisoire. Même si cela n'empêche pas qu'on est malgré tout obligé d'essayer de raisonner sur le long terme et qu'on ne peut se restreindre au local (exister, c'est aussi exister politiquement), concrètement notre scène ordinaire est singulièrement limitée au quotidien et tout énoncé renvoie à une énonciation située qui n'a rien d'intemporelle. L'information est localisée et changeante qu'il faut suivre en temps réel car elle doit être juste et assez rapide pour que la réponse soit adaptée aux modifications de l'environnement, mais jamais ne nous dira la fin.
Ce n'est pas que ce soit bien, là n'est pas la question, ni qu'on aurait à approuver l'évolution technique (de la bombe nucléaire aux si dangereuses biotechnologies), mais que ce soit ainsi, que le réel s'impose, dans l'après-coup, à partir des résultats, avec différentes temporalités. La question est plutôt comment faire avec, en tenir compte pour adopter des stratégies ayant quelque chance d'atteindre leurs objectifs (en se réglant sur leurs effets). Prendre la question du côté des causes matérielles a au moins l'avantage de rendre incontournables les contraintes écologiques mais cela pourrait mener aussi à négliger la politique, voire s'abandonner au quiétisme du laisser-faire alors qu'on ne peut se soustraire de la responsabilité collective. Faire le constat que le réel a sa rationalité et que les causes déterminantes en dernière instance ne sont pas subjectives semble effectivement devoir détourner du combat des idées au profit de la simple information, sauf qu'on ne vit pas dans le long terme, qu'on ne peut déserter aucun terrain et que l'information ne suffit jamais à faire changer d'avis ceux qui croient dur comme fer que leurs idées sont les leurs, identiques à la pureté de leurs intentions. Il y a constamment besoin de faire appel à la mobilisation sur des enjeux localisés et, si on ne choisit pas les mobilisations qui marchent, on ne saurait s'en détourner, même à ne pouvoir faire plus que se glisser dans l'événement pour lui donner un peu plus de poids, à juste faire nombre. Le passage de l'entropie à l'écologie est sans doute notre tâche infinie qui nous occupera toujours à rester sujets de l'évolution technique même à résister localement, comme on peut, à ses côtés les plus menaçants. Il faut toujours se battre sur tous les fronts, contre le flux qui nous emporte d'un temps sans retour. C'est la vie toujours recommencée...
Addendum : Une étude de 2023 confirme l'article, établissant plus précisément que "L'information fonctionnelle d'un système augmentera avec le temps lorsqu'il sera soumis à une sélection pour cette fonction".
Les commentaires sont fermés.