Entropie et perte de l’information des trous noirs

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Leonard Susskind, La guerre des trous noirs, folio
trousnoirsJ'arrête la physique ! C'est du moins ce à quoi me pousse la lecture de ce livre qui n'est pas si récent mais vient seulement de sortir en poche et m'a consterné. Non pas à cause de la théorie holographique qui parait certes très délirante mais dont j'avais rendu compte favorablement au tout début de ma revue des sciences et qui n'est pas la disparition d'une dimension comme on la présente ici aussi mais son internalisation, les différences de distances étant remplacées par des différences de taille. Non, ce qui me sidère, c'est que les conceptions de base sur lesquelles s'appuie l'auteur, entropie et information, me semblent fausses dans leur imprécision comme dans les conséquences qu'il croit pouvoir en tirer. Inutile de dire que je ne peux me mesurer avec Leonard Susskind qui fait partie des plus grands physiciens contemporains (et dont j'avais bien apprécié le livre précédent sur le paysage cosmique). C'est sûrement moi qui ai tort, ne comprenant décidément rien à la Physique. Je peux juste faire état de ma perplexité et de mes objections, en attendant qu'on les réfute...

La notion d'information utilisée en physique quantique désigne en fait un ensemble de paramètres des matrices de diffusion (S-matrix) suffisantes pour décrire l'évolution d'une interaction et supposée pouvoir s'inverser pour reconstituer l'état initial (p249), "assurant qu'aucune information n'est jamais perdue" (p251). Le problème, c'est que ce qu'on désigne ici comme information, n'est une information que pour nous, désignant en réalité une énergie (cinétique, électrique, spin, etc.) ou ses degrés de libertés (plus tard on parlera même des ondulations d'une corde), en tout cas une réalité "matérielle" et non pas une information "immatérielle" sur cette réalité ("l'information que le général Grant est enterré dans sa tombe se trouve dans la tombe de Grant !", p174). Dès lors, ce qu'on appelle la conservation de l'information n'est rien d'autre que la conservation de l'énergie qui s'égare à glisser à une conservation de la forme alors que l'énergie est au contraire ce qui se trans-forme, et se conserve dans cette transformation (les deux côtés de l'équation devant s'équilibrer). La confusion entre l'énergie et l'information a pour conséquence d'étendre ce qui se conserve vraiment (l'énergie cinétique ou électrique) aux relations et structures qui sont perdues par les interactions multiples qu'elles subissent et qui les brisent en morceaux.

La prétention de pouvoir inverser le temps comme on inverse les équations était tout autant celle de la mécanique, rien de nouveau là-dedans et rien de nouveau non plus dans ce qui empêche l'oeuf cassé de se reconstituer comme le mort de revivre ou une balle retombée revenir à la main qui l'a lancée. Cela s'appelle l'entropie, ce qui empêche de revenir en arrière, ce qui fait qu'on perd de l'énergie (utilisable) et de l'information malgré le premier principe. Car, c'est cela la grande bataille des trous noirs qui nous est racontée : savoir si les trous noirs détruisent l'information ou la restituent dans son rayonnement (évaporation). Il y a là véritablement de quoi donner l'impression de discussions byzantines sur le sexe des anges à partir de prémisses dogmatiques trop peu assurées mais cette bataille des trous noirs ressemble plutôt à une négation de l'entropie elle-même, tout en ayant tout le temps le mot à la bouche, à prétendre que le second principe n'empêcherait pas d'inverser les processus et qu'il "dit seulement qu'inverser la physique est extrêmement difficile et que la plus petite erreur réduira tous vos efforts à néant" (p255) ! Ce n'est pas du tout ça et l'image du film qu'on se repasse à l'envers est on ne peut plus trompeuse car, pourrait-on inverser le temps (c'est-à-dire inverser les vitesses) que cela ne changerait absolument rien aux phénomènes qui ne retourneraient pas à leur origine (le gaz rentrant dans sa bouteille sous pression) mais subiraient tout autant les lois de l'entropie, et si on inversait les lois de l'entropie pour rendre plausible le rembobinage du film, ce serait un tout autre monde sans rapport avec le nôtre !

Il faut dire qu'il y a un scandale de l'entropie, le deuxième principe recouvrant deux (ou trois) sortes de processus n'ayant rien à voir entre eux, ce qui brouille le jugement. On a d'un côté tout ce qui relève d'une transformation de l'énergie que ce soit par collision, frottement mécanique ou conversion en d'autres formes d'énergie, fuite qu'on ne peut récupérer (en revenant en arrière). On peut y joindre l'effondrement de la fonction d'onde, la décohérence, la perte des superpositions quantiques constituant tout autant une perte irrémédiable causée par l'interaction (ce qu'on appelle l'entropie de Von Neumann et qui pourrait même être responsable de l'expansion de l'univers, faisant de l'énergie noire une nouvelle énergie entropique ?).

De l'autre côté, on a l'entropie statistique qui est d'un tout autre ordre et qui est bien à la base de la thermodynamique mais peut s'étendre à toutes sortes de phénomènes statistiques. Or, c'est uniquement ce type d'entropie dont Boltzmann a donné la formule (S = k log W) et dont l'information (redondante) constitue l'inverse dans la formule de Shannon (l'entropie étant identifiée au bruit cette fois et non à la chaleur). Rien à voir avec la caractéristique d'une particule individuelle alors qu'on est dans la loi des grands nombres, exprimant la probabilité qu'un arrangement particulier de départ aboutisse à son état de plus grande probabilité au cours du temps si rien ne l'en empêche ! Il y a la même contradiction entre le réductionnisme mécanique et l'entropie thermodynamique qu'entre micro et macro économie. On peut d'ailleurs dire que cette thermodynamique statistique ignore l'énergie de rayonnement pour ne considérer qu'une énergie de répartition des particules par grandes masses.

Non seulement l'entropie statistique ne peut être ramenée à ses composants (ni chaleur ni pression n'ont un sens pour une particule isolée qui a seulement une énergie cinétique) mais, du coup, il est impossible de déterminer une entropie objective. Maxwell remarquait très justement que cette entropie est toujours relative (à l'échelle considérée, à l'utilisation envisagée et à notre savoir effectif). Il est d'autant plus curieux de prétendre calculer l'entropie d'un trou noir, et même pas une proportionnalité mais une stricte égalité ! L'entropie (ou information cachée) d'un trou noir serait donc égale à sa surface, chaque bit supplémentaire d'information augmentant celle-ci d'une longueur de Planck au carré !! En fait, quand il dit qu'il y a une "quantité maximale d'information qui peut être emmagasinée dans une région d'espace égale à sa surface et non à son volume" (p181), il ne s'agit aucunement d'information mais de caractéristiques physiques (de photons) qui ont effectivement une limite énergétique (quanta) tout comme une limite spatiale apparemment (longueur de Planck). Ajouter un quanta à un trou noir augmente sans doute sa surface d'une longueur de Planck au carré (p199) mais sans aucun rapport avec un bit d'information, ni même l'entropie sous prétexte qu'il nous est désormais caché.

Parler trop généralement de l'entropie comme d'une loi universelle est donc l'embrouille assurée, l'assimilant frauduleusement à l'énergie et quand, en plus, on l'identifie avec "l'information cachée" voire au fait que "l'ignorance augmente toujours" (p183), on est dans la confusion la plus totale. C'est malgré tout chose courante semble-t-il chez les physiciens puisqu'un autre très bon vulgarisateur de la théorie des cordes, Brian Greene (La Magie du Cosmos, 2004), se croit lui aussi obligé de considérer le Big Bang comme un minimum d'entropie dès lors que celle-ci ne pourrait qu'augmenter avec le temps. L'hypothèse paraît pourtant absurde de considérer la soupe originelle comme plus ordonnée que la suite avec la formation d'atomes et de grandes structures cosmologiques constituant autant de "brisures de symétrie" et d'émergences qu'on peut considérer comme une diminution d'entropie et un processus de complexification dont nous sommes nous-mêmes le produit. On peut certes admettre que l'univers se refroidissant, il y a de ce point de vue purement thermodynamique une constante augmentation d'entropie mais qu'il ne faut pas trop absolutiser, s'interdisant de rendre compte du fait qu'il y ait de la matière organisée plutôt que rien, pas seulement des forces de destruction mais aussi de construction ! D'abord, étant donné son caractère statistique, il faudrait admettre que le désordre le plus complet ne peut empêcher que se crée un "ordre inévitable" localement ou sur les marges, et ce d'autant plus que les probabilités couvrent des temps astronomiques (plus les temporalités sont grandes et plus l'improbable a une plus grande probabilité de se produire). Ensuite, on peut faire remarquer qu'un refroidissement jusqu'au zéro absolu annulerait toute entropie au lieu de l'augmenter montrant l'absurdité de vouloir pousser ces raisonnements jusqu'au bout.

Du point de vue de l'organisation et non de la température, on peut d'ailleurs considérer que la gravité a bien pour fonction une diminution de l'entropie (par accentuation des fluctuations quantiques de départ) tout au contraire de l'homogénéisation entropique supposée universelle. Ce pourquoi sans doute on peut prétendre comme Stephen Hawking que la gravitation serait le véritable créateur du monde, rejoignant d'une certaine façon Aristote qui en faisait l'exemple même de la cause finale (mouvement d'attirance et non de poussée, dirigé vers une fin à l'opposé d'une dispersion entropique). Cela rend d'autant plus problématique de faire des trous noirs, comme Leonard Susskind et la plupart des physiciens, un maximum d'entropie (soi-disant par la perte d'énergie potentielle du rocher qui tombe, p476) même si la pression interne réduit sans aucun doute toute la matière absorbée à un magma informe (mais très chaud intérieurement à moins qu'il ne soit immobilisé par la gravité comme au zéro absolu ? [cependant un papier plus récent calcule l'entropie comme l'inverse de la région occupée par une énergie donnée, ce qui maximise effectivement l'entropie d'un trou noir mais aussi du Big Bang]). Il faut souligner aussi que considérer un trou noir comme un maximum d'entropie est contradictoire avec le fait de considérer le Big Bang comme un minimum d'entropie si on donne crédit à la possibilité (douteuse) qu'un trou noir se transforme en fontaine blanche (sans perte d'information donc) constituant le Big Bang d'un autre univers. Enfin, l'hypothèse d'un Big Bounce (grand rebond) avec une création d'univers cyclique contredit également toute interprétation en terme d'entropie (on aurait là un véritable moteur perpétuel ?) au profit du jeu de forces contraires (expansion/gravité) s'inversant avec le temps. Une interprétation strictement entropique ne laisse d'autre hypothèse que la mort thermique, une dissolution de la matière dans le vide et des ondes qui s'allongent jusqu'au calme plat, un retour au néant aussi inexplicable que d'en être sorti.

Comme le darwinisme qui en est l'autre face (la vie en tant que lutte contre l'entropie par reproduction et sélection), il faut être prudent avec la manipulation d'un concept d'entropie regroupant des phénomènes disparates et qu'on ne peut appliquer de façon trop aveugle. Le second principe contredisant le premier ne peut être pris pour une loi physique inébranlable en toute circonstance même si on peut s'appuyer dessus sans crainte en thermodynamique. Lorsqu'il est invoqué dans certaines démonstrations, cela me donne l'impression de formules magiques, d'injonction dogmatique ou de discussion sur des abstractions entièrement fictives. Il est quand même troublant de théoriser sur les trous noirs à partir du fait qu'on n'a aucun accès à ce qu'il y a à l'intérieur et de croire prouver quoique ce soit par ces sophismes. Il n'est pas vrai que la complémentarité quantique ne serait comme il le prétend qu'un simple produit de notre ignorance (une impossibilité de savoir) alors qu'elle reflète une réalité physique, complémentarité de l'onde et de la particule comme de la transmission et de l'interaction qui ne peuvent être en même temps, pas plus que la vitesse et la position.

Il me faut répéter que je ne prétends pas détenir la vérité contre les sommités de la physique actuelle, ce serait ridicule, ni même contredire une conservation des différentes formes d'énergie dans un trou noir, tout au plus me permettre de contester l’exactitude des termes employés, au moins leur ambiguïté, ou plus simplement montrer à quel point je n'y comprends plus rien. Je dois d'ailleurs m'excuser que ce témoignage de mon incompréhension ne soit pas compréhensible à ceux qui n'ont pas lu le livre, mais c'est juste écrit sous le coup de l'exaspération. Parfois l'expression de nos incompréhensions peut permettre à tous de progresser dans la précision des concepts ? c'est tout ce que je pourrais en espérer (la philosophie n'est pas la création de concepts, comme si on en manquait, mais plutôt leur exploration, leur travail, leur précision par la contradiction, le débat et par méthode dichotomique le plus souvent - mais là, je suis largué).

Voir mes autres écrits sur l'entropie.

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