La question du suicide

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SuicideLe suicide est incompréhensible pour une société de consommation individualiste qui nous pousse sans cesse au jouir, ne valorisant que la pensée positive et le développement personnel. Ecraser les autres, jouer des coudes dans une compétition acharnée, voilà qui est naturel mais se retirer du jeu n'a aucun sens pour un biologisme primaire et une interprétation un peu trop simpliste du darwinisme (réduit à une naturalisation du capitalisme). Au début des attentats suicides pratiqués par les Islamistes, ce qui dominait, c'était bien l'incrédulité qu'une telle chose soit encore possible dans notre monde alors qu'on ne tolère même plus que la guerre fasse une seule victime dans nos rangs ! C'est pourtant de l'étonnement qu'il aurait fallu s'étonner tant le suicide a toujours eu une grande place dans notre humanité, conséquence immédiate de notre conscience de la mort et de notre liberté, loin d'une supposée aberration psychologique. Pour Camus, on le sait, il n'y a même qu'un seul problème philosophique vraiment sérieux : c'est le suicide, et les surréalistes sont partis de la question : le suicide est-il une solution ? Ce n'est pas pour autant sujet dont on parle (un professeur en a fait l'expérience récemment) mais qu'on préférerait bien plutôt refouler de nos consciences si le suicide n'était si présent dans notre actualité.

C'est un suicide qui a déclenché la révolution tunisienne et les suicidés du travail sont devenus une nouvelle forme de protestation sociale alors même que le suicide assisté est devenu la revendication d'une fin de vie dans la dignité (si ce n'est dans l'amour comme pour André Gorz avec sa compagne). Cela ne cadre pas bien avec notre prétendue réduction à l'animalité pas plus qu'avec la soi-disant disparition de la mort, le Maître absolu, dans nos sociétés marchandes. On ne peut mettre bien sûr tous les suicides sur le même plan, le fanatique qui se fait exploser et le philosophe qui se suicide. Ce n'est pas la même chose de se sacrifier pour les siens ou d'affirmer sa liberté, de vouloir culpabiliser les survivants ou simplement se soustraire à la douleur et la déchéance. Ce n'est pas la même chose une décision rationnelle ou prise sous le coup de l'émotion, de la fatigue, de l'épuisement. Il vaut certainement le coup de bien faire ces distinctions, de sortir de la confusion générale mais aussi d'en discuter les raisons et la limite que le suicide pose à des conditions de vie insupportables comme à l'humiliation, du moins lorsque des luttes collectives ne peuvent y suppléer.

Il faudrait d'abord bien distinguer "pensées suicidaires" et passage à l'acte. Il y a des gens qui ont un heureux caractère et mordent la vie à pleines dents sans trop s'encombrer de culpabilité envers les autres. Et puis il y a tous ceux qui ont bien des difficultés à vivre, les pauvres, les souffreteux, les malades, les faibles, les tourmentés. Ce n'est pas pour autant qu'ils mettent un terme à leurs jours mais on peut comprendre qu'ils en aient la tentation. Je dois dire que, depuis mon adolescence, je suis assez familier de pensées suicidaires, mais sans la moindre tentative de passage à l'acte pourtant car il y a loin de la pensée à l'acte. D'ailleurs, une obsession suicidaire qui ressasse toujours la même complainte n'est qu'à peine une pensée, plutôt de l'ordre d'un malaise corporel ou dérangement hormonal et non d'une quelconque rationalité. Le problème, dans l'état dépressif, c'est qu'il y a toujours abondances de raisons de déprimer, pas la peine d'aller chercher bien loin ni de trop noircir le tableau. Heureusement, la vie ne tient pas à nos raisons et ne nous demande pas notre avis. La seule véritable raison de vivre, c'est la vitalité du corps et sans doute d'y trouver plus de plaisirs que de peines mais il ne suffit pas de trouver que le compte n'y est pas. Ce n'est pas juste une décision à prendre, un bouton à pousser, il faut vraiment que ce soit intolérable pour surmonter la peine qu'on ferait aux autres et la barrière de souffrance physique difficile à affronter - sauf à être médicalisée en fin de vie, ce qui implique tout un long processus.

Avec la légalisation du suicide médicalement assisté, la question du suicide change de sens puisqu'il ne s'agit plus de savoir si on doit se suicider ou non mais quand ? A l'article de la mort ou pour un chagrin d'amour ? Pour sauver son honneur ou à cause de son travail ? Façon, en tout cas de mieux discerner les bonnes raisons des mauvaises pour lesquelles il y aurait de bien meilleurs remèdes. Il faut d'ailleurs se méfier des trop bonnes raisons et de leur trompeuse objectivité. Quelqu'un comme Jacques Robin qui avait milité activement toute sa vie pour le droit de mourir dans la dignité n'en parlait plus du tout quand il a commencé à être très diminué. Il n'empêche que la conscience de la mort et la possibilité du suicide posent la question des raisons de continuer à vivre. André Gorz en avertissait les écologistes, il n'y a rien de plus abject qu'une vie à n'importe quel prix. Cependant, une telle position pourrait amener à trouver qu'on n'a jamais la vie que l'on mérite voire à encourager le suicide des pauvres ou des handicapés, par exemple. Dire comme les stoïciens que le suicide est l'affirmation de sa liberté a l'inconvénient de rendre l'esclave responsable de sa déchéance tout comme le maître est glorifié d'une prétendue supériorité face à la peur de la mort, supériorité qui est plutôt celle de sa naissance, de sa richesse et de son pouvoir. Il faut bien avouer qu'on se suicidait quand même beaucoup plus pour des questions d'honneur au temps des Romains.

De nos jours, les suicides sont moins grandioses et ne font pas l'objet de cérémonies comme certains Samouraïs se faisant hara-kiri (seppuku) devant un large public. Les suicides de protestation sont plutôt l'expression de la rage et du ressentiment alors que plus ordinairement ce n'est que l'aboutissement de la souffrance ou du désespoir, de la fatigue d'être soi et du manque de reconnaissance sinon du manque d'envie. Il y a aussi pas mal de suicides pour dettes (il semble que le poids impératif des dettes - dettes de sang, dettes d'honneur, dettes d'argent - soit un caractère anthropologique). Rien qui soit de l'ordre de l'acte souverain alors qu'on est plutôt dans le naufrage, submergé par la situation et comme aspiré dans un tourbillon fatal.

Il serait vain de vouloir argumenter sur une flamme qui s'éteint mais s'ils témoignent toujours d'un passage des limites, on peut considérer qu'une bonne part des suicides relèvent malgré tout d'une "solution permanente à des problèmes temporaires", et donc d'une erreur de perspective puisqu'il suffirait souvent de changer de vie au lieu de la perdre en quittant définitivement la scène ! C'est ce qui fait l'importance des mouvements d'avant-garde ou religieux d'entretenir une promesse de changements qui nous sauve de nous-mêmes comme des malheurs du temps. On peut préférer l'appel du large, le mythe du routard, l'éloge de la fuite, l'affirmation d'une autre liberté fondamentale : notre liberté de mouvement. Lorsqu'une situation devient insupportable, on peut tenter de s'en échapper. Certes, partir, c'est mourir un peu, laisser derrière soi toute une vie, mais c'est quand même préférable que de mourir tout-à-fait (pour autant bien sûr qu'on garde quelque énergie). Même si ce n'est jamais facile, une nouvelle existence peut faire retrouver le goût de l'aventure. Hirschman opposait l'attitude revendicative (voice) à la simple désertion (exit) quand on ne peut se faire entendre, ce qui s'appelle voter avec ses pieds. Il y a des situations qu'on ne peut fuir, comme la dégénérescence des corps, mais sinon la tentation du suicide n'est souvent que le signe qu'il nous faudrait changer de vie ou le refus de ce qu'on veut nous faire faire (un peu comme le démon de Socrate le figeait parfois sur place).

S'il y a bien une raison qu'on peut trouver absurde de se suicider, c'est pour son travail, alors qu'on pourrait se contenter d'en changer mais, d'une part ce n'est pas si facile dans cette période et, en même temps, on ne peut dire que ce soit sans effet pour dénoncer un management inhumain (qui passe effectivement les bornes) et faire bouger les lignes. La mort ici reprend tout son sens. Si cela produit bien une mode des suicides au travail, c'est de donner l'espoir à d'autres que leur geste ne sera peut-être pas tout-à-fait vain, ce qui n'est pourtant en rien garanti l'effet d'un suicide étant imprévisible, la plupart n'en ayant pas ou presque. On peut y voir incontestablement un symptôme de l'atomisation, de la concurrence interne, de l'individualisation des salaires et du manque de luttes collectives qui en découle, avec une psychologisation à outrance (les problèmes individuels ne sont pas compris comme une question sociale, le particulier ne s'élève pas au général). Le suicide joue ici comme révélateur, retour dans le réel de ce qui est refoulé du symbolique mais il s'inscrit du moins dans une communauté et une histoire qui le dépasse et donne sens à son geste. Il est clair qu'il y aurait bien une autre solution que de changer d'entreprise et qui est de transformer sa détresse en discours politique, accéder à la conscience collective, mais cela ne dépend pas que de soi. C'est même, on le voit, le suicide de quelques uns qui peut permettre cette prise de conscience et la mobilisation des salariés. On peut le déplorer mais la mort a toujours été le gage du sérieux de la vie et, malgré Kojève, on doit bien constater que l'histoire n'est pas finie même si la politique et la guerre ne sont plus les seuls terrains à mettre nos vies en jeu ainsi.

Les plus mauvaises raisons de se suicider sont certainement les plus générales (celles qu'invoquait mon "apologie du suicide" que j'avais publiée dans le journal du lycée!). Elles sont toujours plus liées qu'on ne croit à la période historique et l'humeur générale, comme ce qu'on a pu appeler le spleen du siècle. Il y a certes de quoi rire de ceux qui prônent le suicide tout le long de leur longue vie, comme Schopenhauer, alors que Mai68 a été suivi d'une vague de suicides chez ceux qui y avaient un peu trop cru. La cause du suicide ne peut pas être l'injustice du monde, si grande depuis toujours, pas plus que toutes les souffrances d'une nature cruelle mais seulement la déception, la trop grande différence entre les espoirs les plus fous et la réalité la plus sordide. C'est juste d'avoir mis la barre un peu trop haut, de s'être fait une idée complètement fictive d'une vie qui vaudrait la peine d'être vécue, de s'être raconté enfin des histoires infantiles. Comme dit Camus, "ce qu'on appelle une raison de vivre est en même temps une excellente raison de mourir" mais ne pas accepter n'importe quelles conditions de vie ne peut vouloir dire exiger un monde en tout point conforme à nos idéaux. Il est bon de se rendre compte d'abord du fait que nous ne sommes pas à l'origine de ces idéaux mais que nous en avons hérité de l'époque historique, que nous sommes inscrits dans un processus. Ensuite, il devrait être clair qu'on ne se tue que pour des valeurs du vivant, impossible de renier la vie au nom de laquelle on voudrait se suicider. Enfin, ne plus vouloir vivre, ce serait ne plus rien attendre de la vie, ne plus rien avoir à découvrir ou apprendre, se croire à la fin de l'histoire et de notre propre évolution. Stéphane Hessel avait raison contre Walter Benjamin ou Stefan Zweig : se suicider en 1940 ou 1942, c'est ne pas voir 1945. Il ne s'agit pas tant de s'assurer qu'on n'aurait aucun malheur à affronter, aucune difficulté à surmonter mais le pire n'est pas toujours sûr et n'a jamais le dernier mot. Certes, on ne choisit pas le monde dans lequel on vit ni son époque dont on peut dire pis que pendre mais il faut de bonnes raisons tout de même pour se priver du miracle d'exister, non pas d'avoir eu notre dû mais d'avoir connu ce temps de vie volé sur le néant qui nous entoure.

Qu'il y ait à l'évidence des suicides regrettables ne veut pas dire que ce soit le cas de tous. Les véritables raisons de se suicider sont la plupart du temps médicales, que ce soit la souffrance, la déficience du plaisir de vivre, la disharmonie de l'âme et du corps, l'épuisement, la détresse, le manque d'énergie ou d'agressivité, la vieillesse ou la dépendance. Le niveau de l'insupportable dépend complètement de chacun, c'est le subjectif même (manifestant comment chacun construit son monde vécu). Il y a bien sûr d'autres suicides qu'on peut trouver honorables bien qu'ils soient plus discutables. Que ce soit pour ne pas plier devant une autre volonté, pris dans une rivalité imaginaire, ou pour garder son rang au nom d'un sentiment de supériorité douteux. Ce peut être aussi pour tenir une promesse ou par fidélité aux siens. Il semble que ce soit souvent pour préserver sa légende, écrire une belle fin à son histoire, ce qui garde un côté infantile et narcissique. Il y a le suicide de l'amoureux trahi qui peut être chargé de haine envers l'être aimé ou témoigner de la profondeur de son amour comme d'une dépendance vitale, dans tous les cas le suicide fait partie intégrante d'un récit déterminant le rôle qu'il va y jouer. Ce ne sont pas des sentiments qu'on puisse raisonner alors que ce sont eux qui nous mènent par le bout du nez, pris dans les discours et se nourrissant abondamment de poésies comme de romans. Notez que, pour partir en beauté, on pourrait tout autant se suicider d'avoir touché le ciel, sûr de ne pas pouvoir aller plus haut mais c'est assez rare (et vain). Le suicide du Résistant soumis à la torture et qui ne veut pas donner ses camarades est à l'évidence d'un tout autre ordre. Loin de ces actes héroïques, les suicides ordinaires relèvent plutôt du désastre si ce n'est du glauque.

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Il y a donc suicides et suicides. Durkheim en distinguait 4 types : altruiste, égoïste, fataliste, anomique. On a vu qu'on pourrait en distinguer bien d'autres modalités, les causalités étant aussi multiples que la vie, mais l'étonnant, c'est qu'on puisse établir par la grâce des statistiques une certaine relation entre cet acte purement individuel, fomenté au plus secret de la conscience, et l'état de la société, aussi bien la prospérité économique que la crédibilité de son socle symbolique. Loin de n'être qu'un drame personnel, c'est bien un fait social lié au regard des autres, à l'intégration à son milieu et au grand écart entre valeurs et faits. Rien ne montre mieux comme l'intérieur est à l'extérieur et l'extérieur intériorisé dans ce qui semble être ce qui nous est le plus propre. D'où l'intérêt d'essayer de prendre un certain recul, de s'élever au-dessus de son quartier pour prendre une vue d'ensemble et sortir du psychologisme comme de la culpabilisation des perdants qui sont beaucoup plus nombreux que les winners au grand loto de la vie.

S'il y a bien des suicides pathologiques voire complètement stupides, cela n'empêche pas que le suicide fasse partie de la vie comme conscience de la mort et possibilité ultime toujours à portée de main quoi qu'on dise. C'est notre réalité humaine dont l'être-pour-la-mort de Heidegger n'est qu'une version édulcorée se voulant une révélation de l'Etre au lieu de son anéantissement, sa négation fatale. Les odes à la vie qui voudraient ignorer sous une positivité trop lisse la pulsion de mort, la part du négatif et de la souffrance, ne font qu'en redoubler la malédiction sous le voile de l'hypocrisie et du semblant. Quand surviennent des pensées suicidaires, on fait tout en général pour les fuir, les refouler, les dénier en vain. Mieux vaudrait les travailler pourtant, essayer de remonter aux causes corporelles ou sociales, leur donner sens. Cela ne suffit pas à s'en défaire, sans doute, tout au plus à s'en distancier un peu mais c'est la seule voie pour ne pas se mentir à soi-même et se tromper gravement sur notre vie de mortel qui n'est pas un long fleuve tranquille ni la brillante carrière que l'on prétend mais qui reste en son fond tragique et dont on ne peut dire qu'on n'en connaît pas déjà la fin malgré toutes les histoires qu'on peut se raconter. C'est ce qui constitue le sérieux de la vie et du sens, ce qui fait qu'on n'est pas dans le virtuel ni dans la fiction. On aura beau faire, on ne fera jamais que la possibilité de la mort n'accompagne notre vie comme son ombre.

Une dernière chose pourrait valoriser non le suicide lui-même mais du moins les pensées suicidaires, c'est d'être peut-être la seule façon de pouvoir dire la vérité, la position suicidaire permettant de se détacher de tous les intérêts matériels. Le courage de la vérité, c'est une blague si on n'est pas capable de rompre avec son travail, sa famille et ses amis. J'avoue avoir été surpris comme les rares moments où je pouvais goûter un certain succès et n'étais plus tout-à-fait le prolétaire des lettres dépourvu de tout, je devenais soudain plus timide dans l'aveu de mes faiblesses. On ressent très vite la pression impérative de nourrir l'admiration publique. La demande d'un modèle ou d'un chef précède l'offre, à n'en pas douter. Ne plus être suicidaire, c'est déjà être dans une stratégie si ce n'est la propagande alors qu'au moins être suicidaire permet (condition nécessaire, non pas suffisante) d'être dans l'authenticité du témoignage, dans la transmission au lieu de se donner en spectacle. Ce n'est pas toujours le cas, notamment quand le suicide ne doit rien aux pensées dépressives mais a été planifié rationnellement et ne se présente pas comme une rupture avec le monde. Ainsi, je soupçonne le dernier livre d'André Gorz (Lettre à D.) de n'être pas aussi sincère qu'il le paraît à donner dans la célébration mortuaire et vouloir réparer un manque avant de mourir, faire plaisir à sa femme avant de partir avec elle en lui dédiant cette lettre d'amour. Qui pourrait le lui reprocher mais il ne suffit certes pas d'écrire pour la postérité pour que ce ne soit pas se construire une statue ou vouloir réécrire l'histoire, la recouvrir d'une cohérence plus ou moins exagérée. L'humeur dépressive est sûrement plus décisive pour le réalisme du jugement mais aucune vie ne survivrait à cette lucidité si elle n'avait inventé de quoi nous étourdir l'esprit, pourvu que la dépression ne soit pas trop profonde justement, en oubliant tous les malheurs du monde au premier divertissement, au premier sourire, et retrouver encore une fois peut-être le goût d'apprendre et de lutter pour un monde meilleur jusqu'au jour où la magie n'opérera plus, où le corps ne répondra plus, où nous serons out, où la mort aura finalement raison de nous d'une façon ou d'une autre et pour toujours.

PS (janvier 2015) : Une expérience menée à Detroit semble montrer qu'on pourrait éviter presque tous les suicides simplement en en parlant !

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