
Certains ont de la démocratie et de la politique une vision on ne peut plus naïve, comme s'il suffisait de changer de général pour gagner la guerre, de donner un mandat ou un ordre pour qu'il soit exécuté, comme si ce n'était qu'une question de choix rationnel dans un contexte d'information parfaite ou même de simple bonne volonté. Evidemment, les choses doivent leur paraître fort étranges, au point d'imaginer quelque complot ou forces obscures pour expliquer que les gouvernants ne fassent pas ce qu'ils voulaient faire et parlent tous la même langue de bois. Il y a pourtant de bonnes raisons à cette impuissance du pouvoir, qu'il faudrait mieux comprendre et dont l'épisode que nous vivons peut servir de parfaite illustration.
Ce n'est pas seulement que les gouvernements ne font pas ce qu'ils veulent mais ils prennent des décisions absurdes au su et au vu de tout le monde. Ce n'est pourtant pas qu'ils sont complètement idiots. On fait comme si c'était une question de morale ou simplement d'intérêt voire de rapport de force mais c'est plutôt que le champ politique a ses contraintes spécifiques. La notion de discours élaborée par Foucault ou Lacan, implique que, loin de ce qu'on s'imagine, l'on ne peut ni dire ni faire n'importe quoi, il y a des formes et des codes à respecter, un jargon spécial à utiliser, des procédures à suivre, des instances de validation, avant de subir dans l'après-coup l'épreuve du réel, la pression des faits sur lesquels on se cogne.
C'est un jeu de théâtre qui n'a rien d'abstrait mais dont on a un magnifique exemple. Ainsi, on voit que les Allemands sont obligés de montrer qu'ils ne peuvent pas payer à fonds perdus (et ils ont bien du mal à ce que leur supériorité actuelle ne leur monte à la tête). Les Grecs (ou les Espagnols, les Italiens, les Français, etc.) sont obligés de montrer qu'ils font tous les efforts possibles, aussi insensés soient-ils. Et comme ces politiques ne font qu'aggraver le problème, les peuples sont obligés à leur tour d'y mettre un terme pour que les gouvernements avouent leur impuissance et changent du tout au tout sous la pression des faits encore mais qui est cette fois la pression de la foule. Chacun est dans son rôle et notre libre-arbitre très réduit, quelque soit notre intelligence de la situation.
Les mobilisations sociales ont ici un autre rôle que celui des élections. Les dirigeants sont dans leur rôle et les dirigés dans le leur qui est différent même si ceux-ci ont voté pour ceux-là. J'ai été frappé par l'expérience de la seule grève qu'il y a eu dans mon entreprise et comme cela avait changé le rapport de force avec le banquier. Le client comme le banquier mettaient la pression pour qu'on achève un chantier difficile à mettre au point et je ne pouvais qu'être le relais de cette pression auprès des autres salariés, la situation de l'entreprise devenant très précaire. La pression était cependant contre-productive, ne pouvant faire avancer quoi que ce soit. La grève éclair déclenchée par ceux qui n'en pouvaient plus a permis immédiatement de débloquer la situation, dans l'intérêt de tous. Bien sûr, il ne s'agit pas de comparer les situations ni de prétendre que ça se passe toujours aussi bien, seulement de comprendre comme la réaction des gens peut être indispensable et décisive, avec les rôles différenciés de chacun, qu'on ne peut se fier à nos représentants les mieux intentionnés faisant face à des puissances supérieures.
Le problème, c'est qu'il ne suffit pas de défiler sagement de la Nation à la Bastille ou même à la place d'Italie ! Il ne suffit même pas que ce soient des manifestations de masse. Les gouvernements ne peuvent céder trop vite, ils passeraient pour complices (c'est un peu comme en amour!). Ils sont obligés de faire mine de ne pas se laisser impressionner et, sinon, d'avoir reculé là aussi sous la contrainte d'urgences indéniables (on est toujours dans le TINA, gouverner, c'est suivre la nécessité). Pour que la rue impose sa loi, il ne s'agit pas de simplement faire nombre. C'est un préalable, sans doute, mais ne sert souvent à rien, on le voit bien en Grèce comme en Espagne même si le gouvernement portugais a fait marche arrière sur sa mesure la plus controversée. On peut toujours opposer au nombre des manifestants tous ceux qui ne manifestent pas. Pour contrebalancer des intérêts économiques puissants, les manifestations doivent aboutir à des situations de blocage qui rendent impossible de continuer, obligent à revoir les positions antérieures ou retirent toute légitimité au pouvoir en place.
Comment atteindre ce point de non retour ? On peut dire que cela dépend de notre degré d'indifférence à l'intolérable mais il faut souvent qu'il y ait mort d'hommes, hélas, pour avoir cet effet. Ce n'est pas tant une stratégie délibérée qui peut y mener qu'une montée aux extrêmes tant que l'irréversible n'a pas été commis. En Grèce, aussi bien la grève générale que les grandes manifestations et la montée de la violence n'y ont rien fait encore, ce qui peut décourager les mobilisations mais encourager un peu plus la violence, y compris fasciste. C'est là qu'il peut être utile d'avoir conscience de l'objectif de blocage et de se rappeler qu'il s'agit malgré tout de théâtre, qu'il s'agit de se situer sur le terrain de la violence symbolique pas sur celui des forces de l'ordre qui seront toujours mieux armées. Ce pourquoi l'agitation culturelle autour des occupations a été plus qu'utile même si cela n'a débouché sur rien pour l'instant. Il faudra bien passer à la vitesse supérieure si l'effondrement économique ne se produit pas avant.
Les Français n'en sont pas là quand les Grecs n'arrivent encore à aucun résultat mais on ne pourra éviter de passer par une exacerbation des tensions tant que la situation continue de s'aggraver petit à petit. Il faut que chacun joue son rôle, manifeste son existence, fasse valoir ses droits et résiste à l'oppression. On n'a pas plus le choix que nos gouvernants : on est libre mais la liberté ne s'use que si on ne s'en sert pas. Elle a surtout un prix à chaque fois démesuré (sinon elle ne vaudrait pas grand chose). Nous sommes incontestablement à l'une de ces périodes où l'intervention de tous est décisive, mais le moment incertain où il ne s'agira plus seulement de manifester entre-soi. Voilà encore ce qui ne se décide pas mais auquel on peut participer le moment venu, sans oublier donc la dimension théâtrale de la politique que Platon appelait la théâtrocratie. En tout cas, c'est à nous de jouer même si on ne sait pas encore ni quand, ni comment dans cette crise qui traîne en longueur et qu'il faudrait plutôt précipiter pour en finir si le coût ne risquait d'en être exorbitant.
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