Un article de Nature sur la cliodynamique qui devait faire partie de la revue des sciences m'a semblé mériter un traitement à part tant la compréhension des cycles dans l'histoire me semble primordiale et ce n'est pas tous les jours qu'on trouve dans Nature l'affirmation que la Révolution, c'est ce qu'il y a de mieux pour obliger les élites à redonner le pouvoir à la majorité, “That's why we are where we are”.
Les cycles donnent lieu à tous les malentendus et suscitent une suspicion généralisée mais cela fait longtemps que j'appelle à une science des cycles on ne peut plus matérialiste, or voilà qu'on commence à y appliquer des méthodes scientifiques. Même si elles sont critiquables, elles vont incontestablement dans la bonne direction et bien qu'on ne puisse prétendre en tirer aucune véritable prédiction, ce n'est pas un détail dans notre situation de prendre conscience de possibles retournements de cycle et il n'est pas indifférent non plus que ces modèles laissent prévoir une montée de la violence jusqu'en 2020, ce que confirment des constatations plus empiriques et spécifiques à notre temps de crise.
Le père de la cliodynamique, l’historien et biologiste russe Peter Turchin, est parti de l’idée que l’Histoire subit des cycles variables dans les faits mais récurrents dans leurs structures. En étudiant la stabilité gouvernementale, la démographie, les inégalités sociales, il serait possible d’anticiper les grands mouvements de l’Histoire.
Postulée depuis 2003, cette « science », encore jeune, a été consolidée par nombre de scientifiques parmi lesquels Heinz von Foerster, Leonid Borodkin, Jack Goldstone, George Malinetsky, Serge Kapitsa, Yuri Pavlovsky, Serge Nefedov et Andrey Korotayev.
Mes propres références étaient forcément plus anciennes (Simiand, Schumpeter, Kondratieff, Labrousse, Braudel, Chaunu, Robert Bonnaud) car ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on essaie de comprendre des phénomènes économiques et sociaux à l'évidence cycliques (on pourrait remonter à Polybe) et il faut bien reconnaître qu'on n'est pas arrivé encore à des théories satisfaisantes. Un nombre incroyable de gens n'y voient d'ailleurs que superstition depuis la condamnation de l'astrologie par Augustin et, pour de nombreux historiens, ce serait même la négation de l'histoire, ce qui n'est pas comprendre une détermination générationnelle s'ajoutant aux autres déterminations matérielles plus qu'elle ne permettrait de dire l'avenir. Rien à voir évidemment avec un éternel retour ni une répétition à l'identique ni une quelconque numérologie. Les durées sont variables, ce sont les mécanismes qui sont semblables, les dynamiques, ce qui a fait préférer sans doute ce terme de "cliodynamique" à celle de cycles.
Bien sûr, on n'est pas dans les sciences dures mais dans les savoirs incertains et probabilistes, plus près de la météo prévoyant un temps orageux que de l'astronomie et les chiffres ou postulats sur lesquels on se base sont toujours contestables. Ainsi, Peter Turchin réduit ses variables à la population, les inégalités et la stabilité politique et on peut penser qu'au lieu de prendre l'exemple des cycles prédateurs / proies pour les cycles de violence d'à peu près 50 ans qu'il croit repérer, ceux-ci devraient être plutôt mis en rapport avec le cycle de Kondratieff qu'on peut dire générationnel et qui m'avait permis d'annoncer le retour des révolutions en l'absence de tout signe précurseur. Lui, prévoit le pic de violence pour 2020. Il voit bien cependant la composante générationnelle qu'il interprète par l'échec de la révolte du père contre les inégalités, ce qui inciterait les fils à ne plus se révolter, nourrissant d'autant plus la rancoeur des futurs révoltés de la prochaine génération. C'est trop unilatéral, ignorant les dimensions économiques de la montée des générations (inflation, investissements, dettes) qui sont déterminantes, mais ce n'est pas complètement faux pour autant et rejoint ce que Richard Easterlin appelait "la génération sacrifiée" (une sur deux).
Ce sont en tout cas des indicateurs à prendre en compte, comme le fait que l'augmentation de la corruption précède souvent les éruptions de violence révolutionnaire. Il y a bien sûr toutes sortes de cycles sur différentes temporalités, notamment un cycle pluricentenaire d'augmentation des inégalités et d'effondrement (ou révolution) qui ressemble un peu à la Social Cycle Theory de Prabhat Rainjan Sarkar (voyant succéder aux guerriers conquérants, les intellectuels législateurs qui finissent dans la corruption et le pouvoir des riches avant de susciter la révolte des travailleurs). A chaque fois, la corruption et l'augmentation des inégalités sont supposées avoir été fatales aux classes dominantes, ce qui ne se vérifie quand même pas toujours mais c'est bien la situation dans laquelle on se retrouve après les années bling-bling (comme après les années folles).
Le seul intérêt de la prise de conscience des cycles est bien d'améliorer nos prévisions, nos projections dans l'avenir, notre compréhension des dynamiques historiques, pas de faire des prédictions (comme disait René Thom, "Prédire n'est pas expliquer") car ce ne sont que des tendances de fond, des retournements que différents événements ou catastrophes peuvent contrarier. On peut toujours penser que la mondialisation ou le numérique changent tout mais, en général, ces considérations servent surtout à nourrir une nouvelle bulle spéculative sous prétexte que toutes les lois auraient changé ! Par contre l'allongement de l'espérance de vie et l'accélération technologique ont incontestablement un impact sur les durées. Nier les cycles est un peu comme nier les déterminismes sociologiques ou celui des saisons au nom d'une liberté de l'individu surévalué mais il ne s'agit pas de croire aux cycles, encore moins se reposer dessus comme s'il n'y avait pas mille incertitudes, il faut garder une attitude critique, seulement ne pas les ignorer en s'imaginant un progrès (ou une décadence) rectiligne et sans retours en arrière, ni rester aveugle à la part de répétition dans le passage d'un extrême à l'autre, ce qui n'empêche pas le radicalement neuf d'émerger ni le savoir et l'histoire de progresser.
Il faut dire aussi que cette démarche entre en résonance avec l'analyse des Big Data qui se généralise et les instruments mathématiques pour en extraire l'information. Il y a, d'un côté, l'analyse en direct des tendances lourdes, ce à quoi on devrait s'habituer, dans la contemplation immédiate de notre humeur collective, et, de l'autre, des projets qui ne semblent pas assez aboutis de simulation de la civilisation et qui ne pourront se passer d'une meilleure compréhension des cycles pour nous guider dans la projection de notre avenir. Nous n'en sommes qu'au début, avec des instruments imparfaits qu'on ne peut ignorer complètement mais qui seront certainement très améliorés dans les années qui viennent, jusqu'à produire peut-être trop d'assurance dans les politiques contra-cycliques et provoquer des réactions en retour encore plus dévastatrices ?
[Voir un article plus récent sur le cycle séculaire]

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