Je voudrais prendre à revers l'interprétation courante d'un revenu de base inconditionnel comme devant nous délivrer du travail alors qu'il est tout au contraire la condition d'un travail autonome et qu'il doit donc être considéré comme productif. C'est ce qui lui donne un tout autre sens que la seule suppression de la misère, justifiant dés lors un montant supérieur au minimum vital sans que cela puisse être considéré comme une simple dépense mais au contraire une ressource ou un investissement. Cependant, pour que ce point de vue soit effectif, on ne peut faire du revenu garanti une mesure isolée sans les institutions démocratisant l'accès au travail autonome (notamment des coopératives municipales), non pas un solde de tout compte mais un point de départ, une condition préalable au dépassement du salariat qui n'est en rien une fin du travail dans une civilisation des loisirs si ennuyeuse.
Bien sûr, il faut avoir du travail une notion plus générale que l'emploi salarié pour devenir "le premier besoin de la vie", comme dit Marx, besoin de s'opposer à l'entropie comme on pourrait définir le travail en dehors de la rémunération qu'on en tire (et la reconnaissance). Si le revenu garanti doit être inconditionnel, c'est pour laisser toute autonomie dans l'emploi de sa vie mais l'autonomie sert à faire ce qu'on pense nécessaire. Pour certains, cela peut être une existence contemplative, pour d'autres de s'occuper de sa famille mais en général cela devrait permettre de valoriser ses compétences ou de se consacrer à ses passions. Cependant, rien de tout cela ne serait un travail à l'ère industriel, ce qui le permet, c'est uniquement notre entrée dans l'ère de l'information avec l'automatisation se substituant au travail de force ou travail forcé au profit de l'autonomie et la motivation d'un travail choisi, tout ce que les machines ne peuvent pas faire et dont l'économie immatérielle a tant besoin.
Ces nouvelles forces productives entrent en contradiction avec les rapports de production salariaux, produisant de plus en plus de précarité alors même que le travail autonome se trouve jusqu'ici réservé à une élite, soit par le niveau de richesse familiale, soit par le niveau de qualification et de rémunération attendue. Les institutions de l'autonomie et du développement humain visent à démocratiser l'accès au travail autonome par la sécurité financière d'un revenu garanti et les moyens d'exercer son activité (ateliers communaux, fablabs, coopératives, systèmes d'échanges locaux), tout ceci faisant partie des "supports sociaux de l'individu", de la production de l'autonomie qui n'est pas si naturelle mais le résultat d'une construction sociale. On ne peut laisser les gens se débrouiller tout seuls au nom d'une égalité de principe déniant les inégalités réelles. Contrairement à l'idéologie dominante, la personne n'est pas une entreprise, ayant besoin de l'assistance et la coopération des autres.
Le revenu garanti comme condition du travail choisi, d'un travail qui ne soit pas seulement alimentaire, opère aussi une reconversion de la consommation vers la production, ce qui devrait être beaucoup plus efficace écologiquement pour sortir de la société de consommation et du salariat productiviste, mais en mettant le travail, l'activité au coeur de la vie, loin de nous en libérer, même s'il faut pour cela nous donner le choix en nous libérant de la nécessité. S'il y a libération du travail, c'est dans le sens d'une libération du potentiel qui est en nous, délivré de la rentabilité immédiate.
Même si un revenu garanti vise à favoriser l'expression des talents, il faut tenir fermement sur l'inconditionnalité, quitte à se contenter d'une "inconditionnalité faible" théorisée par Alain Caillé (on n'est pas obligé de le verser à ceux qui n'en ont pas besoin et n'en font pas la demande). Pour qu'un travail soit libre, il ne faut pas y être contraint. Le droit de ne rien faire est aussi le droit de se former, de faire des recherches, de mener des projets à long terme, d'élever ses enfants, ainsi que toutes sortes de modes de vie minoritaires. Impossible de mettre son nez dans nos rêves avec une police de la pensée pouvant nous jeter dans la misère, pouvoir réellement exorbitant ! Reste que ne rien faire du tout est destructeur à la longue et ce qu'il faut, c'est donner les moyens à chacun de développer ses talents et donc organiser la coopération des travailleurs autonomes ainsi que l'adéquation avec la demande locale. C'est la contrepartie de l'inconditionnalité, non pas d'en restreindre l'universalité mais d'y joindre l'incitation et les moyens de compléter son revenu, la première caractéristique de toutes les sortes de revenu d'existence étant de pouvoir se cumuler, partiellement au moins, avec un revenu d'activité afin d'éviter d'être des trappes à pauvreté.
Se préoccuper de trouver des débouchés aux compétences locales mène à s'occuper non seulement de la production mais aussi de la circulation en dynamisant les échanges locaux par des monnaies locales notamment. Par quelque bout qu'on les prenne, on retrouve le triptyque revenu garanti, coopératives municipales et monnaies locales faisant système (distribution, production, circulation). Cela pose la question de la part de monnaie locale dans le revenu garanti mais il n'est pas du tout possible d'avoir un revenu de base en monnaie locale sauf à pouvoir payer avec cette monnaie son loyer, son énergie, etc. Tout dépend bien sûr des ressources financières mais il vaudrait mieux que le revenu garanti soit versé au niveau national en monnaie courante, un revenu en monnaie locale pouvant s'y ajouter localement en fonction des potentialités locales.
En tout cas, dans ce cadre, d'un revenu garanti destiné à l'accès au travail choisi, on ne peut plus le considérer comme une perte sèche, la part non récupérée devant être largement inférieure à 30%, sans compter le dynamisme économique et le développement local qu'on peut en attendre. Si le financement doit bien en être assuré, il serait dommageable de l'identifier à un simple coût. Il faut au contraire présenter le revenu garanti comme une ressource pour des capacités inemployées et un investissement comparable à la formation, en plus de son rôle précieux de stabilisateur économique. On peut rapprocher ce revenu garanti de ce qu'on a appelé le compromis fordiste qui doit beaucoup aux luttes ouvrières mais aussi au fait que ces conquêtes ouvrières se révélaient bénéfiques pour l'économie au grand étonnement des économistes (et de Marx lui-même comme il en témoigne dans Salaire, prix, profit). Il faudrait cependant considérer le revenu garanti non pas comme une revendication isolée et minimaliste mais un nouveau compromis social, un nouveau type de fonctionnement économique, de production et de répartition des revenus avec des droits sociaux attachés à la personne plutôt qu'à l'entreprise, la promotion de l'autonomie dans le travail et de structures coopératives. Pour assurer la continuité des parcours individuels, on aurait d'ailleurs bien besoin non seulement d'un minimum garanti mais d'un lissage des revenus devenu nécessaire pour un travail immatériel non-linéaire, on ne peut plus aléatoire et ne pouvant plus être mesuré par le temps de travail direct. Il faudrait donc penser le revenu garanti comme un projet cohérent et productif plutôt qu'une revendication ponctuelle et ruineuse.
Ecrit pour le collectif PouRS (POUrs un Revenu Social) et leur colloque à Montreuil, les 30 et 31 mars 2012 (où je n'ai pas pu aller). Il a été publié dans le numéro 3 de la revue les Zindignés.
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