Marx et la réduction du temps de travail
Vous connaissez tous la loi de 10 heures ou plus exactement de 10 heures
1/2, mise en vigueur en 1848. Ce fut un des plus grands changements économiques
dont nous ayons été témoins. Ce fut une augmentation
des salaires subite et imposée non point à quelques industries
locales quelconques, mais aux branches industrielles maîtresses qui
assurent la suprématie de l'Angleterre sur les marchés mondiaux.
Ce fut une hausse des salaires en des circonstances singulièrement
défavorables. Le docteur Ure, le professeur Senior et tous les autres
porte-parole officiels de l'économie de la bourgeoisie "prouvèrent",
- et je suis obligé de le dire, avec des raisons bien meilleures
que notre ami Weston - qu'on sonnait ainsi le glas de l'industrie anglaise.
Ils prouvèrent qu'il ne s'agissait pas d'une simple augmentation
des salaires, mais bien d'une augmentation des salaires provoquée
par une diminution de la quantité de travail employée et
fondée sur cette diminution. Ils affirmèrent que la douzième
heure que l'on voulait ravir aux capitalistes était précisément
la seule heure dont ils tiraient leur profit. Ils annoncèrent la
diminution de l'accumulation du capital, l'augmentation des prix, la perte
des marchés, la réduction de la production, et, pour conséquence
inévitable, la diminution des salaires et finalement la ruine. En
fait, ils déclaraient que la loi du maximum de Robespierre était
une bagatelle en comparaison de celle-là et, en un certain sens,
ils avaient raison ? Eh bien ! quel en fut le résultat ? Une hausse
des salaires en argent des ouvriers d'usine malgré la diminution
de la journée de travail, une augmentation importante du nombre
des ouvriers occupés dans les usines, une baisse ininterrompue des
prix de leurs produits, un développement merveilleux de la force
productive de leur travail, une extension continuelle inouïe du marché
pour leurs marchandises. A Manchester, j'ai entendu, en 1860, à
la Société pour l'avancement des sciences, M. Newman reconnaître
que lui, le docteur Ure, Senior et tous les autres porte-parole autorisés
de l'économie-politique s'étaient trompés, alors que
l'instinct du peuple s'était révélé juste.
A la vérité, le règne de la liberté commence
seulement à partir du moment où cesse le travail dicté
par la nécessité et les fins extérieures; il
se situe donc, par sa nature même, au-delà de la sphère
de la production matérielle proprement dite. Tout comme l'homme
primitif, l'homme civilisé est forcé de se mesurer avec la
nature pour satisfaire ses besoins, conserver et reproduire sa vie; cette
contrainte existe pour l'homme dans toutes les formes de la société
et sous tous les types de production. Avec son développement, cet
empire de la nécessité naturelle s'élargit parce que
les besoins se multiplient; mais, en même temps, se développe
le processus productif pour les satisfaire. Dans ce domaine, la liberté
ne peut consister qu'en ceci : les producteurs associés - l'homme
socialisé - règlent de manière rationnelle leurs échanges
organiques avec la nature et les soumettent à leur contrôle
commun au lieu d'être dominés par la puissance aveugle de
ces échanges ; et ils les accomplissent en dépensant le moins
d'énergie possible, dans les conditions les plus dignes, les plus
conformes à leur nature humaine. Mais l'empire de la nécessité
n'en subsiste pas moins. C'est au-delà que commence l'épanouissement
de la puissance humaine qui est sa propre fin, le véritable règne
de la liberté qui, cependant, ne peut fleurir qu'en se fondant sur
ce règne de la nécessité. La réduction de
la journée de travail est la condition fondamentale de cette
libération.
fin Capital III 1488
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