La situation semble complètement bloquée, présageant du pire. Une étincelle suffirait à tout faire exploser et on a du mal à voir comment cela pourrait s'arranger, la montagne de dettes accumulées devant être détruite d'une manière ou d'une autre, le plus probable étant par l'inflation (un nouveau cycle de Kondratieff). La décision prise de bloquer les dépenses n'est pas seulement le contraire de ce qu'il faut faire mais elle est tout bonnement impossible.
Avec toutes les autres crises qu'il faut affronter (écologique, géopolitique, technologique, anthropologique), il y a vraiment de quoi paniquer. Et pourtant, largement grâce à l'intervention des Etats et aux protections sociales, tout semble continuer comme avant et on a le plus grand mal à imaginer un désastre prochain. On peut penser que c'est folie mais on peut y voir aussi un acquis du sauvetage du système financier renforçant la certitude d'avoir les moyens de sortir de la crise. Or, cette certitude elle-même peut constituer un facteur aggravant dans un premier temps tout en précipitant malgré tout la réorganisation du système et l'intégration mondiale dans un deuxième temps.
Il faut le répéter, la période est plus dangereuse qu'on ne croit. La désintégration pourrait être totale à commencer par la zone Euro, ce qui ne serait que le début d'une réaction en chaîne. On n'évitera pas, en tout cas, effondrements et affrontements, même s'il est difficile d'évaluer la gravité et la durée, car la seule chose dont on est sûr, c'est que dès que la situation s'améliore un peu, on ne peut plus rien changer !
La résolution de la première phase, financière, aura ainsi certainement un rôle dans la rechute mais elle pourrait accélérer aussi la résolution finale, dans l'évidence que ce n'est pas l'économie réelle qui est en cause mais uniquement les flux monétaires gérés par les Etats, et que, donc, "on a les moyens de s'en sortir" !
La politique ne peut pas tout, le XXème siècle l'a trop démontré, mais ce que cette crise a démontré tout autant, dans sa première phase du moins, c'est que l'entente des Etats pouvait gérer des crises mettant en jeu des sommes astronomiques dépassant le sens commun. Il y a beaucoup de choses qu'on ne peut faire, mais rien d'impossible à gérer la monnaie. On ne comprendrait pas qu'on ne puisse résoudre des désordres qui ne sont à l'évidence que monétaires et n'affectent pas la compétitivité des économies. Il ne s'agit pas de se persuader qu'on y arrivera, mais seulement que la certitude s'impose qu'on aurait les moyens de s'en sortir.
La certitude que les Etats peuvent sauver l'économie a d'ailleurs déjà des effets dans la reprise de la spéculation des banques qui se savent protégés d'une crise systémique qu'elles peuvent désormais provoquer sans grand risque. C'est ce qu'on appelle l'aléa moral, résultant du sauvetage des banques, qui rend l'économie encore plus folle et instable. On a cette situation paradoxale où, en dépit du fait que l'unification du monde soit loin d'être achevée, nous vivons déjà dans l'après où le gain de sécurité augmente le niveau des risques ! Il faut dire que c'est justement le défaut d'unification qui est visé dans l'attaque des Etats dont l'autonomie est devenue une fiction tout comme l'autonomie des marchés qui n'est plus possible quand il faut y injecter des sommes qui dépassent les capacités nationales.
L'affaire de la Grèce est représentative de la sous-évaluation du risque systémique, de la tentative d'en faire un cas d'espèce, façon de refuser qu'on puisse être soi-même inquiété alors qu'après la Grèce, il n'y a pas seulement le Portugal et l'Espagne, mais tout autant le Royaume-Uni, les Etats-Unis, le Japon, la France... Le danger est bien de croire, au niveau européen comme planétaire, pouvoir s'en sortir tout seul et laisser les pays faire faillite un à un, comme si on pouvait être épargné soi-même. La faillite de Lehman Brothers a démontré le contraire. C'est la nouveauté de la situation. Une fois la mondialisation technique et marchande achevée, impossible de détricoter l'écheveau. Il faut sentir le vent du boulet pour bouger, avons-nous dit, mais le résultat de l'immobilisme actuel, c'est qu'on parle de plus en plus d'éclatement de la zone Euro alors que son coût serait tel que le bon sens devrait imposer assez rapidement un gouvernement économique européen, présageant sans doute un gouvernement mondial, bien qu'on pourrait s'attendre à ce qu'il soit précédé d'affrontements violents.
Il faut savoir ce que voudrait dire un gouvernement économique européen. Ce serait l'occasion peut-être de sortir du dumping social ou fiscal et de l'idéologie libérale qui a présidé au marché commun. Le contraire est possible dans un premier temps mais ne serait sûrement pas durable. En tout cas, cette situation, comme celle d'un gouvernement mondial, nous rapprocherait des Etats Unis d'Amérique et sonnerait la fin du mythe de la démocratie comme auto-fondation (Castoriadis), devenue simple gestion de son territoire. Cette post-démocratie a des caractères inquiétants, autoritaires avec la version chinoise, appelée par certains une démocratie participative (!) en tout cas gouvernement éclairé héritant d'une longue tradition contaminée par la philosophie occidentale à travers l'apport marxiste. La version italienne, de Berlusconi, est moins présentable avec son provincialisme affairiste, son abrutissement médiatique et sa xénophobie décomplexée mais elle pourrait être plus représentative de notre avenir, tout comme elle avait inventé le fascisme avant que d'autres ne lui donnent une allure moins bouffonne et bien plus meurtrière.
Malgré les tentatives actuelles de mettre le web en coupes réglées, le réseau reste le meilleur espoir de sauvegarder dans ce contexte une autonomie devenue indispensable dans le travail immatériel et qui manque trop à la Chine justement mais on sait que ce n'est jamais gagné d'avance, la liberté s'use quand on ne s'en sert pas et doit toujours être défendue. C'est malgré tout une autonomie qui n'est plus la même que celle du citoyen-soldat voire du citoyen-révolutionnaire, moins abstraite sans aucun doute mais qui réduit la politique au local dans un système sans dehors.
La marge de manoeuvre n'est pas négligeable pour autant et la relocalisation peut constituer une alternative globale à plus long terme mais rien ne se fera tout seul et il faut attendre du reflux du libéralisme le retour plutôt de tendances fascisantes qui rendront plus difficile, mais plus urgente, la défense des libertés. La sortie de crise ne sera pas aussi favorable aux révolutionnaires que certains l'imaginent, plutôt aux "révolutions nationales", aux démagogues, aux régimes autoritaires contre lesquels on n'est pas sans atouts mais qui risquent de prendre le dessus d'abord à l'occasion de l'aggravation de la crise.
La post-démocratie elle-même pourrait ainsi participer au chaos qui s'annonce, il sera donc bien difficile d'éviter le pire, mais il devrait être de plus en plus évident malgré tout qu'on en aurait les moyens. C'est le paradoxe et moins un message d'espoir que notre nouvel horizon, la contradiction à laquelle nous allons être confrontés désormais : c'est seulement l'effondrement qui nous donnera les moyens de l'empêcher !
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