Critique de la valeur, valeur de la critique

Temps de lecture : 30 minutes

Anselm Jappe, Les aventures de la marchandise, pour une nouvelle critique de la valeur
C'est pour répondre à de multiples demandes que j'ai fini par me résoudre à reprendre la critique de la critique lorsqu'elle s'égare sur le terrain des valeurs et prétend nous découvrir le secret du monde dans la tromperie de la marchandise. J'ai déjà eu l'occasion de dénoncer les propensions de notre époque à l'idéalisme qui s'insinue jusque chez les derniers marxistes s'imaginant encore que ce sont les idées qui mènent le monde !

Il faut bien dire qu'il peut être très difficile de sortir de certaines fourchettes mentales, fasciné par des déductions trop logiques. Ici, on se monte la tête avec un Marx ésotérique, bien caché en effet puisque c'est celui du premier chapitre du Capital (!), et qui n'aurait d'autre souci que de nous guérir de notre fétichisme ! Il est tout de même étrange que les analyses de Marx soient interprétées de façon si peu matérialiste et qu'une critique métaphysique de la valeur prétende nous sauver alors que c'est très matériellement que la valeur-travail est attaquée par les nouvelles forces productives immatérielles.

Il y a une grande étrangeté à pouvoir être d'accord avec une grande partie de ce livre, sur l'abstraction de la valeur et des rapports sociaux dans un système de production devenu autonome, en particulier sur la nécessité de sortir du salariat mais sans que cela puisse signifier une quelconque "fin du travail" ou de tout "système" de production, seulement passer du travail forcé au travail choisi et du salariat au travail autonome ! Il est effectivement très inquiétant de constater qu'on puisse être si proche de la vérité et la rater complètement pourtant, en inversant simplement l'ordre des causalités. Car ce qui est déterminant, qu'on le veuille ou non, c'est bien la production matérielle et "le bon marché des marchandises qui est la grosse artillerie renversant toutes les murailles de Chine" (K.Marx, Manifeste) !

A en croire certains idéologues allemands, l'Allemagne aurait été, dans ces dernières années, le théâtre d'un bouleversement sans précédent. Le processus de décomposition du système abouti à une fermentation universelle où sont entraînées toutes les «puissances du passé». Dans ce chaos universel, des empires puissants se sont formés pour sombrer tout aussi vite, des héros éphémères ont surgi pour être rejetés à leur tour dans les ténèbres par des rivaux plus hardis et plus puissants.

Apprenons aux hommes à échanger leurs illusions contre des pensées correspondant à l'essence de l'homme, dit l'un, à avoir envers elles une attitude critique, dit l'autre, à se les sortir du crâne, dit le troisième et la réalité actuelle s'effondrera.

Ces rêves innocents et puérils forment le noyau de la philosophie actuelle des Jeunes Hégéliens, qui, en Allemagne, n'est pas seulement accueillie par le public avec un respect mêlé d'effroi, mais est présentée par les héros philosophiques eux mêmes avec la conviction solennelle que ces idées d'une virulence criminelle constituent pour le monde un danger révolutionnaire. (Marx, L'idéologie allemande)

Un certain nombre de critiques doivent s'adresser directement à Marx lui-même car il ne fait aucun doute qu'il était victime de pas mal d'illusions, illusions que nous ne pouvons plus conserver du fait de l'expérience historique, que ce soit la propriété collective des moyens de production qui ne change rien à la subordination salariale, ou la prétendue abolition des classes, ou même l'effondrement du capitalisme tant attendu, cela sur le plan économique. De même, il est indéniable que son projet philosophique (hégélien) était celui d'une société consciente d'elle-même qui ne se dresserait plus face à l'individu comme une réalité étrangère. La suite a montré la faiblesse de sa pensée sur cette dimension politique dont les contradictions ne se limitent pas aux contradictions économiques même si elles y sont prégnantes. Lénine tentera d'y suppléer en cumulant les stratégies incompatibles de l'avant-garde bakouninienne groupusculaire et de la "dictature du prolétariat" marxiste qui était supposée sans parti séparé. Le XXème siècle, qui a été celui d'une nouvelle sorte de guerre des religions et de la confrontation catastrophique des idéologies à l'histoire, nous a appris qu'il faut en rabattre sur la prétention de plier le réel à nos volontés ou d'une maîtrise totale de notre existence collective. L'échec du marxisme, mais plus généralement de la démocratie, c'est l'échec à récupérer cette puissance sociale pour en faire une production rationnelle dépourvue de tout fétichisme, dans la transparence à soi, et transformer ainsi l'histoire subie en histoire conçue. Cet échec est aussi celui d'un homme total et d'une fin de l'histoire qui serait à la fois fin des classes sociales, de la division du travail, de l'argent, de la famille et de l'Etat ! On voit bien que, même si on va dans ce sens, on est dans la précipitation au moins, sinon dans le délire le plus total, dans l'emballement simplificateur qui se heurte violemment au réel, quelque soit l'acharnement de la terreur révolutionnaire pour en imposer l'existence par la négation de l'existant.

C'est cet échec que les néolibéraux comme Hayek ont théorisé par notre rationalité limitée et par l'imperfection de l'information, scepticisme justifiant pour eux un laisser faire irresponsable qui n'est pas, bien sûr, le dernier mot de l'histoire, ce nouveau totalitarisme de marché nous menant directement dans le mur, on le voit bien. Toute bonne philosophie rejette à la fois le scepticisme et le dogmatisme, mais s'enrichit de l'expérience historique. Si l'échec des totalitarismes a donné raison aux libéraux, leur échec ne doit pas nous ramener au totalitarisme mais intégrer le pluralisme dans une écologie de la diversité et une économie plurielle. En tout cas, ce n'est pas aussi simple qu'on le rêvait et ce sont les surprises de l'histoire, ce qui fait qu'il y a histoire et que la fin n'est pas connue d'avance. On pourrait renvoyer au dernier Lukàcs, à l'origine des critiques du fétichisme (dans "Histoire et conscience de classe") et décisif sur tous les points étudiés ici, intégrant notamment cette diversité évolutive et cette indétermination de l'histoire. L'histoire est toujours celle de nos illusions perdues dans la confrontation à la dure réalité. C'est la leçon de la dialectique comme de toute expérience de nous condamner aux démentis du réel, ce qui ne doit pas nous décourager et nous arrêter net ! Aucun échec ne peut annuler l'intention première ni une construction cumulative qui doit trouver simplement d'autres voies plus praticables. Il faut toujours se souvenir que toute négation est partielle. Il ne s'agit à chaque fois que d'intégrer l'objection pour la dépasser, non pas passer à l'ennemi mais seulement corriger le tir et reconnaître ses erreurs. On ne peut renoncer pour autant à se projeter dans le futur mais sous une forme inévitablement plus modeste, celle de l'écologie qui se réduit à la préservation de nos conditions vitales, plutôt que de vouloir modeler le futur à notre volonté ou même à nos valeurs.

Malgré ses inévitables limitations historiques qui font qu'on ne peut plus être marxiste, Marx reste un point de départ indispensable pour la réalisation de la philosophie et une dialectique matérialiste, pour l'analyse du système de production capitaliste et l'interprétation sociologique de l'idéologie. Même s'il faut en rabattre sur la résolution finale de toutes les contradictions, on ne peut nier le fondement métaphysique dans la lutte et le travail d'un homme qui se définit par ce qu'il fait mais en premier lieu transformer ses propres conditions de vie, ce qui en fait la spécificité, auto-référentielle peut-on dire, à devenir en quelque sorte cause de soi, liberté qui se développe et prend chair dans l'évolution technique et l'artificialisation de la nature prolongeant l'évolution génétique par l'histoire humaine mais restant entièrement dépendante de ses bases matérielles. L'essentiel, c'est que ce ne sont pas vraiment les idées qui mènent le monde mais les forces matérielles et les capacités (re)productives même si les idées y ont leur part.

C'est ce qui rend vaine la critique lorsqu'elle ne s'appuie pas sur des dynamiques effectives. La critique de l'aliénation n'y échappe pas, de sorte qu'une critique de l'aliénation qui n'avoue pas ses origines sociales ou dans la sphère productive et ne débouche pas sur des mesures concrètes ne peut être qu'ineffective dans sa généralité trompeuse. Il n'y a pas de révélation qui déchirerait le voile du réel et nous rendrait à une liberté originelle. Il y a seulement des injustices à réparer, des mensonges à dénoncer, des libertés à conquérir et s'il ne faut absolument pas abandonner la critique de l'aliénation, on ne passera pas soudain de l'ombre à lumière mais seulement de l'ombre à une ombre un peu plus claire. On ne passe pas de l'aliénation à l'authenticité mais, par exemple de l'esclavage (qui n'était pas toujours l'enfer) au salariat (qui n'est pas le paradis). De même le passage du salariat au travail autonome et à la valorisation de la personne ne sera sûrement pas un chemin de roses. Echapper au "travail abstrait" et à la marchandisation ne rend pas le travail plus facile ! De plus, on peut penser, à la suite de Rancières, qu'on surestime beaucoup l'aliénation marchande mais qu'on sous-estime le caractère aliénant d'une critique de l'aliénation qui reste fondamentalement moraliste ou élitiste voire franchement réactionnaire. L'homme nouveau promis par les révolutionnaires est sans doute effectivement l'homme modernisé, adapté au monde industriel, mais c'est aussi un homme désindividualisé au nom d'un moralisme culpabilisant (n'oublions pas que l'autocritique communiste a précédé l'autoévaluation néolibérale) conséquence d'une survalorisation des liens sociaux (elle-même due à leur délitement). Qui veut faire l'ange, fait la bête : on en viendrait à nous faire croire que la société féodale était plus humaine !

C'est une erreur de croire que la féodalité ne relevait pas d'un système contraignant avec son fétichisme, tout comme le système capitalisme, où l'homme s'efface derrière la fonction. Il y a tout au plus progrès dans l'abstraction et encore, l'inflation due à l'afflux d'or des Amériques touchait tous ceux qui n'avaient aucun lien pourtant avec ces pays lointains (c'est l'origine de l'économie-politique). Quoiqu'il en soit, on ne peut être en dehors de tout système, toujours inscrits dans un discours, pris dans une structure qui nous contraint et dans la circulation de la dette. La différence a été bien mieux définie par Louis Dumont (cité seulement en note p253) opposant les société hiérarchiques, basées sur les castes et les rapports entre personnes, aux sociétés égalitaires (démocratiques) basées sur le marché et les rapports entre choses. On échange ainsi une dépendance des personnes qui donne une certaine indépendance des choses, par l'appartenance à une mafia par exemple, avec une indépendance des personnes qui se paye d'une totale dépendance des choses. Pourtant, le bilan n'est pas si noir pour les sociétés de marché en terme de liberté individuelle ou d'universalité, condition de la mobilité (c'est grâce à sa ceinture d'or que Rimbaud pouvait sillonner l'Afrique). Même si l'argent est bien "aliénation de la communauté", si l'on veut, ce n'est pas si grave dès lors que la communauté n'est pas si désirable qu'on le dit, qu'on a besoin de s'en détacher autant qu'on a besoin de rester solidaires, que l'aliénation dans l'autre est inévitable enfin, moment de l'objectivation d'une liberté qui n'aurait sans cela aucune consistance. On peut définir l'argent plutôt comme l'incarnation de la totalité, la présence du général dans le particulier si incompréhensible au réductionnisme individualiste qui ne voit que les corps et non pas les liens entre les corps. La question est plutôt de savoir quoi en faire, elle est stratégique et mieux vaudrait sans aucun doute se réapproprier la monnaie comme monnaie locale plutôt que de rêver s'en passer. Il n'y a pas que le négatif, il y a le positif aussi en bonne dialectique, ce qui ne veut pas dire qu'on serait condamné à un système unique alors qu'il y a toujours pluralité de systèmes. Capitalisme ou pas, la société comme totalité et système de production se dressera toujours inévitablement face à l'individu, ce qui ne veut pas dire que tout se vaut et qu'il n'y aurait aucun progrès possible, mais plutôt qu'on ne peut juger un système qu'à partir d'un autre système et que l'action transformatrice ne prend sens qu'à partir de l'alternative qu'elle construit et non de déductions abstraites ni en rivalisant d'extrémisme purement verbal.

Ainsi, il est certainement nécessaire et désirable de sortir du salariat au profit du travail autonome mais il est très confusionnel de parler d'abolir le "travail" à la place du "salariat", même si Marx le fait dans l'Idéologie Allemande, ce qui est simplement escamoter la question de la production, et même si, effectivement, la séparation du travail et de la vie tend à s'estomper et que la catégorie indifférenciée de travail est bien liée à l'évidence au salariat. Pour autant,il n'a pas fallu attendre le capitalisme pour faire du travailleur un des piliers de la tripartition indo-européenne ni pour parler de "gagner sa vie à la sueur de son front" et le travail de l'esclave n'a pas attendu non plus la loi de la valeur, les descriptions de l'économie pré-capitaliste étant un peu trop idéalisées, malgré les dénégations de l'auteur, ce qui est en effet indispensable si l'on veut pouvoir revenir à un état supposé originaire, une authenticité perdue... Passons sur la fausse étymologie du mot travail, reprise ici comme partout. On est aussi ravi de découvrir que le problème n'est pas la lutte des classes entre travail et capital mais entre valeur d'usage et valeur d'échange ! Ce n'est même pas faux, juste ridicule. Comme toujours, c'est la vérité qui égare, pouvant provoquer toutes sortes d'exaltations plus ou moins déplacées, comme aveuglé par une révélation trop éblouissante.

Il y a de nombreuses absurdités comme le fait de s'imaginer que le capitalisme aurait dû mourir en 1929 et qu'il est depuis en sursis alors qu'il n'a jamais été aussi triomphant ! Il y a une conception orthodoxe mais très étroite du travail productif comme créateur de plus-value assez éloigné des réalités, rappelant les physiocrates dont se moquait Voltaire dans "l'homme aux quarante écus". Le démon de la généralité personnifiant le capitalisme et lui prêtant des intentions amène la conclusion inévitable de son effondrement prochain qu'on attend encore malgré les coups qu'il subit, car le capitalisme et le bon marché des marchandises ne sont pas des pouvoirs qu'on peut abattre, pas plus que la gratuité numérique, mais qui renaissent toujours de leurs cendres ! Il ne suffit pas qu'un effondrement semble logique, notamment à cause de la baisse tendancielle du taux de profit, pour qu'il ait lieu mais surtout on méconnait ainsi ses capacités à rebondir, les ressources de reconstitution du taux de profit dans les crises justement (Schumpeter). De même, on va un peu vite en besogne à se voir arrivé à une automatisation généralisée alors que l'industrie a encore de beaux jours devant elle, en particulier grâce au capitalisme vert ! En fait, c'est au moment où l'on obtient les gains de productivité les plus forts avec l'augmentation des consommations qui en découle qu'on prétend qu'on ne pourrait plus créer de plus-value ! Quant à prétendre que les pays en développement ne peuvent pas se payer d'infrastructure alors même qu'ils nous prouvent le contraire... Le plus absurde, c'est une histoire de l'humanité réduite à une histoire de la marchandise et de son abstraction, faisant effectivement abstraction de tout le reste (par exemple l'invention des voyelles par les Grecs démocratisant l'écriture mais surtout les dimensions politiques et militaires). On est là dans le dogmatisme le plus plat et une reconstitution bien maladroite des grands récits (aussi faux et simplificateur que "L'origine de la famille, de la propriété et de l'Etat" d'Engels), façon de réécrire l'histoire à partir du présent, comme s'il n'y avait pas d'histoire justement et que tout était toujours pareil, sans grande spécificité du capitalisme poussant seulement la logique de la marchandise à son paroxysme. C'est comme toujours une série d'erreurs de détail et d'omissions qui permettent ces grandes fresques tellement séduisantes dans leur simplicité même, simplicité qui peut paraître si éclairante et si satisfaisante pour l'esprit, sans être dérangée par aucune dialectique trop perturbante !

Malgré tout cela, je répète que je suis d'accord avec à peu près tout, avec le fait que le marxisme français a été un proudhonisme (en même temps qu'un blanquisme) et que le syndicalisme a été intégré au capitalisme (fordiste) et à sa modernisation. Avec le fait que les coopératives n'échappent pas à la loi du marché (sauf si elles sont municipales!) et qu'il ne suffit pas de combattre le néolibéralisme alors qu'il faut sortir du capitalisme. D'accord, évidemment, avec le caractère systémique de la crise liée à la séparation de l'offre et de la demande ainsi qu'à une production guidée par le profit (sauf que la cause dernière est bien l'efficacité matérielle). Le capitalisme est bien un système, dont le fonctionnement ne dépend pas de ses éléments mais qui a son autonomie dont les économistes essaient, difficilement, de faire science. Ce sont bien les rapports entre choses qui déterminent les rapports entre les hommes et le travail abstrait comme réalité statistique organisant les rapports sociaux par l'échange de marchandises grâce à la mesure du travail par le temps qui unifie toutes sortes d'activités déqualifiées. Nous vivons bien dans une abstraction réellement existante et qu'on peut même qualifier de matérielle. Ce n'est pas une raison pour en rajouter pour autant et prétendre que cette abstraction serait "fausse" et nous cacherait la vérité, vérité supposée accessible immédiatement sinon. Je dois bien avouer que j'ai moi-même défendu ce genre de bêtises ! C'est de là que je viens, c'est ma famille, ayant repris les thèmes de l'aliénation comme un certain nombre de mes contemporains, jusqu'à ce que les outrances de Tiqqun avec qui j'avais fricoté au tout début me fassent comprendre le caractère aliénant et fallacieux de la plupart des critiques de l'aliénation s'égarant dans l'idéalisme le plus débridé et même le mépris des pauvres aliénés souvent. J'exige désormais des alternatives concrètes et un peu plus d'honnêteté envers nos limites et nos contradictions, une vérité moins complaisante envers soi-même enfin.

Rejeter l'idéalisme des critiques de la valeur, ce n'est pas remettre en cause le caractère idéel de la marchandise, sa "métaphysique critique" bien trop réelle qui nous enveloppe de signes trompeurs, ni l'abstraction de la valeur et de l'argent nous écrasant sous le poids de la dette (tout comme l'ancienne vendetta), c'est contester à la fois qu'on en soit tout-à-fait dupe et qu'on puisse avoir un accès direct au réel sans la médiation du social comme totalité, c'est y réintroduire la dialectique enfin avec la matérialité de la production et des contraintes systémiques. En effet, ce que Marx a réellement découvert, c'est que nous sommes toujours dépendants d'un système de production, pas seulement le capitalisme où les contraintes systémiques sont plus apparentes de ne pas passer par la contrainte physique, mais bien tout système, préfigurant la notion d'écosystème ainsi que la théorie des systèmes beaucoup plus tardive. Son erreur a été de croire que les contradictions menaient un système à sa perte alors qu'elles peuvent constituer sa dynamique au contraire (Braudel : "La dynamique du capitalisme"), même à devoir passer par des crises cycliques où il se renouvelle à chaque fois. C'est donc pur idéalisme de croire pouvoir échapper au fétichisme comme aux structures sociales ou aux représentations culturelles, c'est pur idéalisme de croire qu'il suffirait d'en faire la critique, mais c'est surtout pur idéalisme de ne pas tenir compte de l'efficacité productive ni de la dialectique entre le concept et le réel, restant dans le domaine de l'abstraction sans prise en compte de la diversité des éléments concrets et de leur évolution historique. C'est vraiment du délire de prétendre que le fétichisme de la marchandise ou de l'argent relèverait d'une projection imaginaire comme d'une magie noire alors que leur valeur est bien réelle même à être fluctuante, la valeur-travail étant une valeur de reproduction plus que la coagulation du travail incorporé. On voit bien d'ailleurs, au détour d'une note (note 32, p179-180), que derrière cette conception du fétichisme, il y a en fait un point de vue kantien dépourvu de dialectique entre la chose-en-soi et la représentation trompeuse de nos catégories plaquées sur elle et qui nous la cacherait complètement alors que les représentations s'élaborent en fait dans l'expérience de l'interaction avec l'objet, dans un processus historique d'ajustement et de transformation où se cherchent notamment de nouveaux rapports de production plus adaptées aux nouvelles forces productives, et non pas de façon intemporelle dans une fin de l'histoire où la théorie de Marx serait indépassable et hors d'atteinte des expériences historiques effectives.

Le règne de l'argent ne date pas d'hier et devance largement le capitalisme mais il y a quelque chose des premiers chrétiens détruisant les idoles dans cet acharnement contre le fétichisme destiné à nous confronter au réel dans sa transparence. On pourrait apprendre pourtant de la querelle iconoclaste que, si on ne peut se passer de signes, on peut les réduire à ce qu'ils sont : non pas la chose même, seulement sa représentation. C'est pareil pour les signes monétaires et, répétons-le, plutôt que de contester l'argent on ferait mieux de créer des monnaies locales. Refuser l'univers des signes, ce serait refuser le langage et les règles de la société à laquelle nous appartenons par la culture ainsi que le poids de la dette. Cela ne doit pas empêcher de critiquer les promesses publicitaires en particulier, sans se croire obligé de devoir promettre la vraie vie pour autant ! On a eu la chance que Lukàcs, qui a été à l'origine de la critique du fétichisme, corrige son erreur première en substituant au fétichisme des rapports humains (qu'on ne peut rêver de dépasser hors d'un cercle restreint), la critique de la réification et de la passivité du spectateur escamotant notre marge de manoeuvre dans un processus qui n'est pas figé. Dans ce cadre le fétichisme du héros révolutionnaire (ou du bouc émissaire) est dénoncé comme détaché du processus dans lequel il s'inscrit et qui l'a produit. Ce n'est pas une simple subtilité d'interprétation car il faut souligner qu'il y a une totale opposition entre la critique du fétichisme comme retour à des rapports sociaux préexistants, voire "naturels", et la critique de la réification comme processus actif en devenir. C'est la version réactionnaire, de droite, contre la version progressiste, de gauche. Reste que l'action n'est pas toute puissante et même strictement limitée à ce que le système permet, ou qu'un autre système exige. Comprendre que la loi de la valeur est au principe de l'autonomie de l'économie et de la croissance capitaliste, ne veut pas dire qu'on peut récupérer la maîtrise de l'économie mais au contraire, qu'il faut tenir compte pour l'action de la nécessité d'une boucle de rétroaction positive pour que ça marche, ni la morale, ni la contrainte n'y feront rien.

Le succès des théories de l'aliénation dans les classes intellectuelles n'a rien d'étonnant à notre époque qui n'est plus celle du capitalisme industriel justement. En effet, à mesure que le travail devient autonome, qu'on quitte les sociétés de discipline et le travail forcé, c'est l'aliénation qui devient manifeste, l'intériorisation des normes, ce que Boltanski réfère au réalisme du rôle social. L'entrée dans l'ère du numérique a changé toutes les données et modifié profondément le sens des questions posées par le salariat. Ce travail qui n'est plus travail de force ni travail forcé, n'est plus linéaire et ne peut donc plus se mesurer par le temps de machine. C'est ce qui mine la valeur-travail bien plus que la critique radicale mais loin de signifier la fin du travail, c'est seulement la fin du travail payé au temps salarié, remplacé par les contrats de projet et le paiement du produit, produit sur lequel il n'y a peut-être plus de plus-value (ce qui est douteux dès lors que beaucoup de produits ou services font gagner du temps), mais sur lesquels il peut y avoir du profit marchand, notamment avec l'aide du marketing. Même les logiciels libres qui préfigurent pourtant bien une production échappant à la loi de la valeur peuvent être utilisés pour générer des profits marchands. Ce n'est plus du capitalisme industriel (qui a encore de quoi faire), mais cela reste en partie au moins une production marchandisée et déterminée par la circulation (ou les flux), pouvant même créer de la valeur par l'optimisation de la distribution constituant un gain de temps de travail global. C'est pour l'instant en tout cas l'explosion d'une publicité omniprésente dans cette guerre de l'information. L'aliénation du travail peut même être renforcée par le travail autonome, de mettre en jeu la subjectivité et la valeur personnelle, renforçant l'intériorisation et la culpabilisation en même temps que la précarité et l'individualisme. On est loin de la fin de l'aliénation mais c'est à ce titre que les critiques de l'aliénation sont pertinentes (il faudra y revenir), à condition de toucher juste et de ne pas se perdre dans une vaine métaphysique ni se tromper de cible.

Que les choses soient bien claires : une critique de la critique ne vaut qu'à renforcer la critique et les chances d'une véritable transformation sociale. Il ne peut être question d'abandonner la critique de l'aliénation et du salariat mais seulement les grandes envolées métaphysiques, ce qui ne veut pas dire se limiter à un réformisme mou mais refuser tout romantisme révolutionnaire au profit d'alternatives concrètes, forcément limitées, qui n'ont pas un caractère d'absolu même si elles changent la vie vraiment. Il n'y a d'aliénation que par rapport au possible. Ni résignation à l'ordre établi, ni vaine utopie. Le défi, c'est de tenir compte des échecs des révolutions précédentes pour réussir une véritable alternative et ne pas reproduire les mêmes erreurs. Au lieu de s'extasier sur la profondeur de notre critique, il vaudrait mieux en éprouver l'insuffisance.

Bien qu'il soit devenu la principale inspiration de ces dérives, c'est pourtant sans doute Guy Debord qui a porté au plus haut cette critique de la critique qui va, bien au-delà de l'insulte, de l'exclusion jusqu'à la dissolution dans l'exigence d'une vérification de ses prétentions dans les faits, prolongeant l'art moderne dans la mise en cause du sujet de l'énonciation et de ses mirages. En effet, de même qu'on ne juge pas un individu sur l'idée qu'il se fait de lui-même, de même la valeur de la critique ne se juge pas à sa grandiloquence mais dans la vie quotidienne et des dispositifs concrets où il faut en rabattre sur nos idéaux et ne pas prétendre à plus qu'on ne peut. C'est tout l'intérêt de la relocalisation de ramener les questions à leur dimension humaine de rapports de face à face, loin de toute métaphysique. Lorsque la critique déraille, se perd en querelles byzantines ou se fige en dogme, elle se déconsidère et nous désarme. Cependant, la critique de la critique n'est pas seulement nécessaire pour des questions d'efficacité mais aussi pour combattre le caractère aliénant et moralisateur de la critique. De fait, il y a trop souvent quelque chose d'élitiste et d'insupportable dans le soi-disant critique de l'aliénation, dénoncé par Debord dans "La véritable scission" sous la figure du pro-situ effectivement lamentable et dont François George est l'exemple type si l'on en croit son témoignage dans "à la rencontre des disparus". Se focaliser sur l'aliénation et se vouloir désaliéné mène inévitablement à mimer l'intériorité et se donner en spectacle, le narcissisme ne s'apprivoise pas si facilement, pas plus que la pensée de groupe. La psychanalyse connaît bien ces difficultés. Il faut dire qu'on est dans le typique "double bind" qui ordonne : sois spontané ! et qui finit par l'injonction du surmoi : jouis ! (Lacan, Encore, p10). De sorte qu'il faut vraiment vouloir ignorer la psychanalyse pour garder le fantasme d'un homme total, d'un sujet qui ne serait plus divisé et d'un désir qui trouverait enfin son objet.

La critique doit se faire humble et concrète, avoir des analyses précises, enquêter sur les faits, coller à la pratique sans renoncer à être radicale, seulement à ses rêves de paradis et de toute-puissance. Il ne s'agit pas de promettre la lune ni une réconciliation finale de tous les coeurs mais revenu garanti, coopératives municipales et monnaies locales sous leur aspect décevant et bien trop prosaïque peuvent changer la vie vraiment et nous permettre de sortir du salariat et de la loi de la valeur, dans une économie ouverte et plurielle à l'ère de l'information, de l'écologie et du développement humain, progrès comparable sous certains aspects à l'abolition de l'esclavage. Ce n'est peut-être pas aussi exaltant que de renverser le cours du temps pour accéder à l'Être suprême mais ce ne serait déjà pas si mal pourtant, en tout cas nécessaire autant que possible, et répondrait point par point aux critiques de la valeur même si cela en change le sens et ne peut se faire en tenant toutes leurs promesses les plus folles. Nous sommes à n'en pas douter du même bord malgré tout, mais il faudrait se concentrer un peu plus sur les alternatives, qui sont entièrement absentes, et notamment sur le fait qu'il n'y a que des alternatives locales à la globalisation marchande, ce qui est certes difficile à avaler mais qu'André Gorz, par ailleurs séduit par ces critiques de la valeur, avait bien montré dans "Misère du présent, richesse du possible", alternatives locales qui ne se réduisent pas comme on le prétend à une "redistribution" de la production marchande, puisque supposant au contraire une production locale, hors salariat, qui s'y substitue en partie au moins. Tout au contraire d'une prétendue fin du travail, c'est en partant du travail et de la valorisation de ses compétences qu'on peut espérer construire une production alternative, et non à partir des consommations de marchandises ou de la dénonciation des valeurs. En tout cas, la seule valeur de la critique, c'est de transformer le monde vraiment, la question de la vérité reste bien une question pratique.

4 554 vues

2 réflexions au sujet de “Critique de la valeur, valeur de la critique”

  1. La critique de cette critique mériterait une critique tant elle me semble balayer d'un revers de main (invisible) la puissance critique de l'abstraction réelle et de l'inversion de la socialité.
    Pour autant, je suis d'accord que la critique de la valeur s'asseoit
    joyeusement sur notre condition de parlêtre et de sa division constitutive...
    Ami, je ne procéderais pas à la critique critique de cette critique :
    une gastro vulgaire m'a pris en grippe me laissant ainsi dans un état impropre à la concentration... Un état provisoirement critique.

  2. Bien sûr que cette critique de la critique mérite elle-même d'être critiquée ! C'est la nécessaire dialectique, j'ai d'ailleurs déjà atténué quelques formulations. Toute critique est située et se justifie par ce qu'elle critique. L'essentiel, c'est la question de la pratique et de l'alternative à partir de laquelle une critique peut porter. L'alternative à laquelle je me suis résolu est elle-même critiquable mais elle suffit à réfuter les envolées trop métaphysiques.

    Evidemment que l'indépendance des personnes par la dépendance des choses pose problème et doit être compensée par une solidarité sociale et une reconstitution des rapports de face à face, mais on ne retrouvera pas une socialité originaire bien qu'on soit toujours des sauvages.

    L'abstraction monétaire a des effets mortifères dont il faut se protéger, elle agit comme énergie qu'il faut canaliser mais il n'y a aucun moyen de s'en passer même si la gratuité gagne du terrain dans le domaine du numérique. En quoi la dette de sang est-elle moins contraignante, moins sociale, moins abstraite ? seulement plus sanglante. Il faut là aussi des contre-feux mais je plaide surtout pour qu'on s'en tienne au possible et qu'on ne se monte pas la tête pour se préparer de rapides désillusions.

    La tendance actuelle est celle de tout envoyer en l'air, on le comprend, et donc de ne pas être réaliste mais d'oser rêver d'un monde idéal. Je crois que c'est la meilleure méthode pour n'arriver à rien. D'autant qu'il y a une chose qui n'a pas été encore assez souligné, c'est qu'à l'ère d'internet il n'y a plus aucun sens à vouloir rendre la parole aux gens, car la parole, ils l'ont, et on voit bien ce que ça donne, pas grand chose pour l'instant mais on a perdu un mythe avec la certitude qu'il faudra faire avec ces gens-là, tels qu'ils sont.

    Il est certain qu'il y a une demande de métaphysique et de spiritualité, image inversée de l'univers de la marchandise, mais ce n'est pas par là qu'on arrivera à une politique émancipatrice, seulement par une véritable alternative, qui prend en compte d'ailleurs une bonne partie des critiques de la valeur, et c'est de cela qu'il vaudrait mieux discuter plutôt que de laisser de faux espoirs ou de se perdre dans des critiques des critiques des critiques de la critique !

    Je rajoute que si les rapports humains sont bien négation des rapports marchands (comme l'a montré notamment Bourdieu), on met sur le dos de la marchandise n'importe quoi. Par exemple le goût des marques, pas tellement différent des marques de prestige caractérisant les sociétés humaines depuis toujours. Un écolo me donnait comme exemple de la société de consommation l'achat des derniers CD de musique alors que cela relève surtout d'effets de mode et que la musique étant devenue gratuite la surconsommation de musique n'a plus rien de condamnable. L'aliénation marchande est tout autre chose et plutôt dans la valeur d'échange, la quantification, la déshumanisation (mais qui donne indépendance et universalité) et finalement dans le salariat. Certains expliquent tous nos problèmes par la technique ou l'industrie, et c'est à chaque fois presque tautologique, donc plus que convaincant!, mais on ne peut tout confondre, ce qui tient à la marchandise, la technique, l'industrie, la communication, la mode, la politique, la guerre, le langage, etc. Je dois dire que ça me fait de la peine à moi aussi que ce ne soit pas si simple et de devoir se rabattre sur des alternatives locales un peu trop prosaïques...

Laisser un commentaire