Au-delà du CPE, l'enjeu du mouvement actuel est bien la résistance à la précarisation de nos vies et la refondation des solidarités sociales mais tout autant la contestation d'une démocratie procédurale qui se résume à la formule : vote et tais-toi !
On sait depuis toujours que le vote ne suffit pas pour qualifier un pouvoir de démocratique. Ainsi, le fascisme s?est appuyé sur les élections, obligeant les véritables démocrates à entrer en résistance, mais la fonction du vote dans les monarchies entre autres, a presque toujours été l?expression d?une soumission collective, de l?engagement envers un pouvoir. Il y a une violence du vote qui est de clore la discussion et faire taire les opposants. Violence nécessaire mais qu?il faut reconnaître comme telle (comme nous y invitait le dernier texte que Bourdieu a fait paraître de son vivant dans les Actes de la recherche).
Le pouvoir actuel illustre jusqu?à la caricature le manque de légitimité d?une démocratie réduite à ses procédures et dont il avoue lui-même qu?elle est bloquée, empêchant de régler les problèmes, jusqu?à justifier de ne pas écouter les gens et de passer en force afin de bien montrer son autorité. C?est ce qui constituerait la condition pour être suivi ensuite comme un guide ! Et ce premier ministre qui n?a jamais été élu, nommé par un président élu dans des circonstances exceptionnelles, soutenu par une assemblée désavouée par toutes les élections depuis et qui a été traité avec un grand mépris, cet aristocrate enfin, voudrait nous donner des leçons de démocratie alors qu?il en dresse le constat de décès devant nous !
La démocratie est bien malade, ce dont témoigne une multitude de livres ("La démocratie contre elle-même" de Marcel Gauchet, "La démocratie post-totalitaire" de Jean-Pierre Le Goff, etc). Les citoyens semblent n'avoir plus aucune prise sur leur avenir, leurs votes sont plus ou moins ignorés, les décisions prises ailleurs... Il est donc exemplaire que la mobilisation étudiante rencontre d'emblée la question de la démocratie. D'abord en contestant qu'on ne tienne pas compte de l'avis des jeunes concernés et qu'on les traite en simple administrés (voire en mineurs).
Cette contestation n?est pas vraiment nouvelle, héritage de Mai 68 si l?on veut, en tout cas du passage d?une dictature de la majorité à une démocratie des minorités au nom des droits de l?homme. Cela suffit à justifier la constitution de "minorités de blocage" dans une société où la circulation est vitale et qu?il est si facile de bloquer. Le pouvoir ne peut plus se permettre de traiter ses sujets en objets ni de s?aliéner des populations entières, même si elles ne sont pas "majoritaires". Il n?y a pas de volonté générale qui vaille contre le respect des citoyens et les droits de l'homme.
En l?absence d?une volonté générale complètement mythique, la résistance n?a donc pas besoin d?être majoritaire pour être légitime et démocratique, mais cela n?empêche pas qu?on ne peut se passer d?un vote majoritaire dans la plupart des cas. Ainsi pour décider du blocage d?une université, il faut bien un rapport de force majoritaire sur le terrain. Mais c?est le deuxième point intéressant à clarifier : est-il légitime de bloquer l?université ? N?est-ce pas anti-démocratique d?empêcher d?aller et venir, comme les étudiants non grévistes le prétendent ?
Ce serait effectivement la "liberté des modernes" selon Benjamin Constant, opposée à la "liberté des anciens" qui était de participer aux décisions politiques, mais il devrait être bien clair désormais qu?une démocratie où chacun fait ce qu?il veut se réduit à une démocratie de marché où il n?y a plus du tout de liberté collective et plus d?avenir (chacun pour soi et sauve qui peut). Contrairement à ce qui se dit parfois, le marché n?est pas une démocratie non seulement parce qu?on n?est pas libre de prendre un produit plus cher quand on n?a pas le sous (le marché serait tout au plus une démocratie pour classes moyennes) mais surtout parce qu?il n?est pas organisé par les citoyens selon leurs finalités collectives. Une démocratie doit pouvoir bloquer certaines libertés individuelles (par exemple aller en cours malgré la grève) pour gagner en force collective, principe même de l'organisation.
C?est bien sûr problématique, porteur de conflits et toujours menacé d?excès mais la cohésion sociale ne peut s?en passer. Il faut jouer sur le fait que, par définition, les individualistes qui s?y refusent ont une capacité moindre de solidarité entre eux et se retrouvent isolés. Cette démocratie directe est certes très imparfaite, comme n?arrêtent pas de le souligner les commentateurs, bien loin d?une procédure de pure forme comme le vote du CPE, mais c?est une démocratie de face à face plus authentique que la parodie des institutions actuelles, et surtout c'est l'indispensable refondation par la base de la démocratie. Cela ne veut pas dire que c?est une voie sans risques, ils sont au contraire innombrables et requièrent notre vigilance constante mais au moins ils sont apparents comme dans tout phénomène en son émergence.
En effet, même si la démocratie formelle est insuffisante, il doit être bien clair que la démocratie ne peut se réduire à la théâtrocratie, comme l?appelait Platon, ni aux grandes gueules qui empêchent de s?exprimer. On ne peut ignorer non plus que les foules sont dangereuses et bien moins intelligentes que les individus, faciles à manipuler. Impossible de se passer de formalisme et d'institutions. Pourtant on a absolument besoin de reconstituer nos solidarités sociales, une vie démocratique, et on est malgré tout bien plus intelligents ensemble, quand chacun apporte au groupe sa réflexion personnelle (pas seulement son opinion). Impossible d?éviter de s?affronter à cette complexité, aucun principe simpliste (surtout pas l?obéissance à la loi, cf. "Eichmann à Jérusalem" de Arendt) ne nous dispensera de penser pour prendre parti à chaque fois (en sachant qu?on peut se tromper et qu?on évolue avec les autres, qu?on dépend de notre narcissisme et de nos intérêts comme de la pensée commune et des effets de groupe).
La dialectique ne fait que s?amorcer entre toutes ces contradictions et il faut du temps pour comprendre ce qui se passe, mais on ne peut plus être les spectateurs passifs de notre propre déchéance, ni accepter de ne compter pour rien. C?est le moment de défendre la démocratie, de s?exprimer, de se parler à nouveau, de retrouver la joie d?être ensemble et de décider de notre avenir commun. Nous sommes tous minoritaires mais assez peut-être pour faire une majorité (au moins dans les sondages), assez du moins pour tout bloquer et faire valoir nos droits. C?est le moment où tout dépend de nous, de notre intervention active, où notre existence prend une valeur absolue, celle de pouvoir aider de tout son poids au basculement du monde et à la reprise des luttes sociales (après 30 années de dépression et de défaites, de repli sur soi et d?individualisme triomphant). La conjoncture est favorable (nouveau cycle de Kondratieff) ! Il est temps d'entrer en résistance contre la barbarie marchande et la précarisation de nos vies pour retrouver nos valeurs humaines de solidarité et notre dignité perdue, retrouver une meilleure qualité de vie avec de meilleures protections sociales, retrouver l?espoir, enfin, avec une véritable démocratie, démocratie des minorités et du respect des citoyens (l'enjeu du moment, c'est le sens à donner à l'événement, donner forme par notre engagement au projet qu'il porte pour tous).
Tout à fait d'accord! Mais ce qui est à craindre, c'est que ces fameuses 30 dernières années aient été décisives pour faire chavirer notre société dans une telle anxiété qu'elle en devienne incapable de réagir au mal que ces politiciens lui ont fait.
En effet, quand je vois la diversité dans les réactions des gens, chacun voyant cette situation de ses propres yeux (points de vues que je respecte), on voit bien que si l'ont est tantôt sans enfants, au bords de la retraite, bourgeois, enfant de prolos etc... les besoins et les aspirations ne sont pas les mêmes. Les manipulateurs de peuples qui nous gouvernent le savent que rop bien, ils semblent déterminés à libéraliser une bonne fois pour toute l'emploi au bénéfice du patronat et donc des actionnaires.
Et puis qui sait, on pourrait imaginer qu'avant la crise effective du papy boom il convient d'humilier et de trainer le plus bas possible les nouvelles générations pour ne pas qu'elles s'imaginent avoir le pouvoir de demander, d'exiger, leur restes, ce que l'état providence devrait normalement leur garantir...
Je m'afflige, jusqu'où iront nous dans la pertes de perspective? Devront nous aller jusqu'à nous faire hara kiri sur l'hôtel de la mondialisation? Faut-il réinventer une forme d'otarcie salutaire? Doit-on vivre comme des Coréens ou encore finir par s'abaisser au point des Argentins? Ces concepts ne me paraissent pas si fantaisistes à moyen terme.... Ou alors au final l'evolution du monde nous submergera quelque soient nos instincts de survie....
Tous les préceptes avec lesquels nous avons été éduqués, le fameux "travaille bien à l'école sinon tu seras balayeur", etc... j'ai l'impression que tout cela est à jeter à la fenêtre, et pour nos enfants je n'ose y penser, en fait on se demande si il faut en faire... Le cyber, l'univers high-tech, la profusion d'abonnements ca va un temps... ca occupe les foules mais ca règle pas les problèmes qui nous rongent... stress, anxiété, peur, précarité, individualisme, nombrilisme, etc...
Peut-être est-ce le cours normal des choses, un cycle de déchéance sociale, une décrue tout à fait normal durant laquelle nous n'avons pas eu la chance de vivre?
Au fait il y a un ouvrage remarquable sur le vote: Bonheur privé, action publique de Albert.O Hirschman.
Le caractere intrinséquement décevant et frustrant des procédures de vote est très bien décrit.
C'est vraiment à lire.
Et je rajouterai dans la liste le Gilles de Drieu la Rochelle, qu'il conviendrait de lire en parallele de l'ouvrage de Hirschman!