Rien n'échoue comme le succès
Chesterton
Contexte :
Il faut redire l'étonnement
de la sortie simultanée d'un nombre impressionnant de livres se revendiquant
ouvertement de la critique d'une démocratie moribonde. C'est
un phénomène qui fera date sans doute, tant cela semblait impensable
il y a peu, avec le triomphe sans partage de la démocratie de marché.
Les analyses semblent converger désormais pour attribuer au succès
même de la démocratie sa désagrégation. Ulrich Beck
avait été un des premiers à constater le paradoxe
d'une démocratie qui se professionnalise, et donc aggrave la séparation
entre gouvernants et gouvernés, par sa réussite même qui
l'ancre dans la durée. Chez lui, cela se traduisait par une perte
du monopole du pouvoir et du savoir, au profit d'une politisation de la vie
privée et des savoirs d'expert. Ceux-ci font désormais l'objet de débats publics,
renouvelant une démocratie qui n'a plus de centre et ne tire plus
son pouvoir d'une majorité prétendue représentative,
mais de l'approbation des populations concernées et consultées au moins par sondage. C'est, de même,
le succès de la modernité, comme détraditionnalisation,
qui nous fait basculer dans une post-modernité, ou modernité
réflexive, définie comme détraditionnalisation de la
modernité elle-même.
Marcel Gauchet, exprime à peu près
la même chose par son titre on ne peut plus clair : "La démocratie contre elle-même", puisqu'il identifie la démocratie à la modernité comme
sortie de la religion, travail du scepticisme, de délégitimation.
Gérard Mendel
insiste, de son côté,
sur l'antinomie de la démocratie et de la famille, dont la désagrégation
commence avec les Grecs (Clisthène) et s'achève dans l'Art post-moderne.
La critique par Pierre Legendre de
la norme anti-normative et du dogmatisme anti-dogmatique est très
proche de la dénonciation du management contemporain par Jean-Pierre Le Goff, etc. Toutes ces
analyses disent à peu près la même chose, et notamment
sur ce qui est devenu le fardeau d'une autonomie subie (liberté qui
asservit) et d'une démocratie vidée de sens par sa victoire
même qui lui retire tout adversaire. On peut dire, il me semble, que
la post-modernité dans laquelle nous entrons à peine, n'est
pas séparable d'une post-démocratie à inventer, mais
on peut regretter que les facteurs militaires et techniques soient trop négligés,
la nouvelle réalité de l'Empire, d'une globalisation effective qui posent en d'autres termes la
question de la démocratie, et d'abord de sa prétention à
se fonder sur elle-même.
Il n'y a pas longtemps du tout qu'on s'avise à nouveau "que l'histoire n'avance que
de surprises en surprises", mais sans doute pas assez encore pour revenir
à une pensée dialectique, ni admettre que les révolutions
reviennent régulièrement. Du moins il n'est plus question aujourd'hui de
fin de l'histoire où la démocratie de marché aurait
le dernier mot, éternelle dans son agitation incessante. La nouveauté est dans cette volonté
affichée de tourner une page et, comme Jean-Pierre Le Goff, de dépasser notre démocratie "post-totalitaire"
définie par son anti-totalitarisme, comme le totalitarisme se
définissait contre la démocratie libérale ploutocratique.
Il faut bien dire pourtant qu'on ne voit pas comment ce serait possible
dans le processus inexorable de délégitimation (de décadence)
dessiné par Marcel Gauchet, ni comment tout changer sans révolution
puisque cela reste encore le dogme du moment qu'on en aurait fini enfin avec
les révolutions ! L'erreur serait de croire qu'une fois la démocratie
délégitimée, on ne pourrait plus rien contre les marchés
car, Ulrich Beck avait bien vu lui, que dans une société de
consommation c'est l'économie qui perd petit à petit sa légitimité,
sa priorité par rapport aux risques, et les entreprises ne doivent
plus seulement se justifier par leurs profits, elles doivent devenir "éthiques"
et "citoyennes" ! La dialectique continue. Cela veut dire aussi qu'on n'est
pas au bout de nos peines !
L'auteur :
Marcel Gauchet est, depuis 1980, Directeur
de rédaction de la revue "Le débat", dont le positionnement
politique est celui d'un libéralisme critique ou d'un conservatisme malheureux. Il
faut relever l'originalité de son parcours et de son approche, qui
ont influencé de nombreux auteurs. En 1980,
avec Gladys Swain, il publie son premier livre "La pratique de l'esprit humain" qui, comprenait l'institution asilaire comme la contrepartie de la révolution
démocratique et de l'avènement du citoyen comme détenteur
de la raison (responsabilisation qui signifie pour l'intériorité de l'individu
"une expropriation de tous en vue du bien commun").
Le titre et l'avant-propos, pourraient faire croire que
le diagnostic d'une démocratie qui se défait en progressant
remonterait aux années 80, alors qu'on doit plutôt dire que
c'est un revirement récent, qualifié même de "surprise". Le livre fondateur
de Marcel Gauchet, "Le désenchantement du monde", une histoire politique de la religion, qui est paru en 1985 chez
Gallimard,
semblait plutôt nous condamner à une démocratie de marché
sans alternative, un mouvement perpétuel où plus rien ne peut
être changé ! L'évolution est sensible depuis 1995, avec
La religion dans la démocratie, paru en 1998 et sous-titré "Parcours de la laïcité",
où il annonçait déjà la nécessité d'un retour du collectif et l'impasse
d'une démocratie contradictoire, où "le pouvoir démocratique représente du même mais il
produit de l'autre". Ce n'est que très récemment pourtant
que l'évidence s'impose à tous d'une situation devenue soudain insupportable d'une
"démocratie nouvelle qui s'installe, triomphante, exclusiviste, doctrinaire
et autodestructrice".
Critique :
Ce livre est un recueil d'articles, de 1980 à 2001, centrés
sur la réduction de la démocratie aux droits de l'Homme et
la délégitimation de la politique, après celle de la
religion, avec les transformations de l'individu et de son inconscient qui
en résultent. Du moins nous nous limiterons à ces thèmes,
laissant les discussions de détail, sur l'école ou la psychanalyse,
qui mériteraient un ouvrage tout entier ! Malgré toutes ses
erreurs et quelques outrances, il est certain que Marcel Gauchet mérite
d'être discuté tant il nous apporte un éclairage indispensable
sur l'autonomie subie ainsi que sur la formation de la subjectivité
individuelle comme intériorisation (en systématisant Claude Lefort et Norbert Elias
surtout, à mon avis, bien que Elias ne soit jamais nommé, je crois).
Ses positions sur l'Ecole sont critiquables bien qu'elles contiennent
aussi une part de vérité. Par contre, il faut bien dire vraiment
navrant l'article sur les écologistes (Sous l'amour de la nature, la haine des hommes), dans la veine de Luc Ferry, en faisant preuve de la même ignorance,
du même parti-pris, donnant libre cours à sa haine de ces "vieux
gauchistes" qu'il se permet de mépriser au nom du sens de l'histoire
qu'il découvre ! Il se déchaîne dans un autre article
sur la montée de l'insécurité... en 1990 (déjà
le fameux angélisme de la gauche) ! Il dira pourtant ailleurs que
c'est la baisse générale de la violence qui rend insupportable
la violence qui reste (p233), la montée de la délinquance correspondant
avec la fin des affrontements de classe. Ses propos tombent souvent, hélas,
dans l'idéologie la plus "réactionnaire" (ce qu'il
dit sur l'immigration est consternant), déconsidérant une
théorie qui vaut mieux que cela. J'ai déjà eu l'occasion
dans mes comptes-rendus des précédents ouvrages de montrer
le caractère idéologique de grand récit justificateur
de cette histoire de l'idéologie qui se voudrait éternelle,
comme toute idéologie qui épouse l'air du temps. Cela doit
être l'occasion de nous approprier la logique mise en jeu sans trop
nous préoccuper de l'auteur !
L'anthropologie religieuseL'apport le plus original de Marcel Gauchet est sans aucun doute son histoire politique de la religion
: "
Le désenchantement du monde". Livre véritablement
novateur, qui inverse les points de vues habituels et force la plupart du
temps la conviction. Il y mettait en place cette triade "
religion, inconscient, démocratie" qui sont les sujets imbriqués des articles présentés
ici, et qui ont l'ambition de rendre compte de la constitution de l'individu
démocratique comme sortie de la religion, par une sorte de travail
du scepticisme, un processus de délégitimation qui n'est pas
sans évoquer une entropie du sens, une usure des croyances et des
mots. Au-delà d'une "
anthropologie démocratique", qu'il
revendique, c'est donc aussi une anthropologie de la religion qu'il construit,
la démocratie ne constituant que l'achèvement du modernisme
qui, lui-même, prolonge un mouvement d'érosion des fondements
religieux (qui organisaient les sociétés traditionnelles), mouvement qui commence avec
le Néolithique au moins.
On part ainsi (
Fin de la religion ?) des sociétés originaires,
qui étaient toutes occupées à la restauration de l'originel
immuable, pour passer à une personnalisation des dieux aboutissant
au dieu créateur, hors du monde, à la présence du dieu
vivant ainsi qu'à la séparation entre la réalité
et le devoir-être qui devient domination (division de la société)
et culpabilité (division intérieure), introduisant une psychologie
individuelle, bien avant St Augustin donc, alors qu'il date parfois la culpabilité
de la modernité! Ensuite, les religions "révélées",
en séparant le temps obscur, d'avant la révélation, d'un
après lumineux, exigent une conversion individuelle qui est rupture
avec sa vie passée et la tradition, nous déliant de notre communauté
d'origine au nom de notre foi intérieure, et donc introduisant l'innovation
(bien avant les Grecs). L'incarnation, enfin, en valorisant ce monde déchu à
sauver, va changer le refus gnostique du monde en devoir de transformation,
"d'optimisation", d'une nature imparfaite et "désenchantée". Cependant, l'imperfection
du monde contamine aussi l'Eglise, qui devra donc être critiquée
et réformée à son tour, mais, à la longue, elle perd ainsi son autorité
extérieure et sa prééminence sur la société qu'elle n'organise plus.
C'est ce qu'il appelle la "
religion de la sortie de la religion" qui commence avec l'autonomisation de l'Eglise d'abord (paix de Dieu, monastères,
Pape), puis du politique qui, privé de son fondement religieux, est
ramené inexorablement à l'autonomie de la société
et de l'économie.
Pour Marcel Gauchet, "
sociétés démocratiques- individualistes- étatiques- capitalistes- industrielles, c'est tout un"
85. La démocratie représentative
serait contenue déjà
dans l'autonomie du politique comme auto-fondation de la société,
la représentation de la société se substituant aux représentations
religieuses. C'est à partir de là que l'autonomie va s'étendre
à tous les autres champs, par la perte de tout fondement extérieur
(transcendant), jusqu'à notre "s
ociété de marché". La sortie de la religion,
de l'hétéronomie, implique que la légitimité ne peut
venir que du bas, des individus (immanence). La société se produisant
elle même, "l'humanité est son oeuvre" (Vico), ce qui implique
dès lors progrès et historicité. Au lieu de se tourner vers le passé
traditionnel, le citoyen, le travailleur et le bourgeois se tournent vers
l'
avenir (programme, projet, investissement, prophétie). L'auteur
croit pouvoir dater la naissance du progrès autour de 1750 mais on
ne peut oublier l'histoire sainte qui commence avec l'intériorisation
de la religion par Zarathoustra (Bonne volonté, bonne foi, combat de
l'obscurité et de la clarté). Il faut donc voir une volonté
de simplification, d'épure, dans le déroulement en ligne droite
des sociétés originelles à la religion, la création,
le devoir-être, la révélation, la négation de
la tradition (modernité), l'incarnation, l'optimisation, la sortie
de la religion, l'autonomie, l'individu, la démocratie, le progrès,
le marché...
On a beau trouver tout cela trop unilatéral, il est difficile de refuser
cette logique de désagrégation qui coïncide avec le processus de civilisation et ne s'impose pas directement
mais par défaut et sur la durée, sans pouvoir revenir en arrière sinon ponctuellement. La causalité
idéologique est ici première, le fait de culture comme
spécifiquement humain, sans que l'espèce ait quelque chose
à voir là dedans. L'économie n'est pas considérée non plus comme une explication
suffisante. "
La vérité est que la raison de l'économie n'est pas dans l'économie". Si l'économie a bien effectivement un rôle envahissant aujourd'hui,
"
c'est le ressort de cette démesure qu'il faudra percer". Marcel Gauchet voudrait ramener les évolutions concomitantes de la religion,
de la politique, de l'économie et de l'individu, à une "
cohérence en mouvement d'une totalité complexe", où il n'y aurait pas de "
commandement d'une partie
sur le tout", dans un curieux égalitarisme : "
il s'agit de concevoir comment l'économie se transforme avec le reste,
à part égale avec le reste, en fonction des mêmes ressorts
que le reste". Il faut bien reconnaître pourtant que seule "la
sortie de la religion" semble déterminante, y compris pour la place
de l'économie qui vient occuper le vide politique. Cette vision d'une
causalité logique (la négativité du scepticisme) est
plus hégélienne que "structurale" mais a l'immense avantage
d'éliminer les contingences historiques sur lesquelles s'appuient
plus ou moins maladroitement les autres interprétations idéologiques qui peuvent renvoyer
aux Grecs, à Descartes, au protestantisme, etc.
Considérer
l'individuation comme un processus historique entraîne deux conséquences
importantes : d'abord de considérer qu'il s'agirait plutôt d'un
processus subi que d'une libération, alors même qu'on croit y
participer (ce ne sont pas les révolutionnaires qui gagnent, ce sont
les conservateurs qui n'y croient plus assez) ; ensuite qu'on doit partir
de la totalité pour comprendre l'individu et non l'inverse (Elias
dirait de la configuration, de la relation plutôt que séparer
un individu sans substance d'une totalité abstraite). L'individu est
une construction historique, jusqu'à son inconscient, son intériorité
même, comme nous le verrons. Il n'est en rien naturel. Ce sont les
transformations historiques qui déterminent les "
transformations de l'être-soi" que la sociologie enregistre régulièrement. Ce n'est pas
une sociologie de l'acteur, acteur dont il ne cesse de montrer au contraire toutes les illusions, travaillant
à rebours de ce qu'il croit défendre. C'est plutôt une philosophie
de l'histoire, sans véritable sujet sinon une "
impersonnalité subjective", déterminant la représentation de soi comme intériorisation du moment
historique.
"
A l'intérieur de l'unité morale du genre humain, il y a une
histoire de l'expérience de soi et des formes de l'être-soi
comme il y a une histoire des formes de l'être-ensemble. Il est non
moins exact, par ailleurs, que les transformations du domaine entretiennent
d'étroites relations avec les évolutions collectives. Il n'empêche
qu'elles possèdent une consistance propre et qu'elles sont à
analyser pour elles-mêmes."
La société des individus
La
sociologie commence (avec Auguste Comte) quand la société
perd sa prééminence au profit du privé ("enrichissez-vous"
de Guizot). La première fonction de la sociologie est donc d'établir
qu'il y a disparition de la société (de la dimension holiste)
uniquement dans les représentations (la "main invisible" ne rejoint-elle
pas le dieu caché ou bien Amon, l'âme du monde, le Mana ?).
Mieux, la sociologie doit rendre compte de la "
dépendance et subordination expresse de l'individuel au collectif", "
des nécessités de l'inscription sociale hors laquelle
il n'est pas de libre possession de soi" 117, et donc du "
caractère social de l'individualisme" ainsi que des "
conditions de possibilité d'une société
d'individus" (le livre d'Elias, "
La société des individus" est une référence sur le sujet).
"
Point d'articulation entre droits individuels et contrainte collective", entre biologique et social, "
l'école est ce lieu où il a toujours été
impossible de méconnaître que c'est la société
qui produit les individus"
115. L'école, comme
institution démocratique, rend manifeste les contraintes et les contradictions
du libéralisme et de l'individualisme démocratique qui fonctionnent à rebours de
ce qu'on voudrait. En effet, la contradiction est éclatante entre la
volonté de nier les inégalités effectives (collège
unique, droits de l'homme) et le résultat consternant de conduire les plus faibles au
désastre, faisant tâche dans le décor, manifestant l'échec
de l'éducation, mais sans que les laissés pour compte aient
vraiment droit à l'existence, chacun devant assumer individuellement
la responsabilité de son échec. Il bien dire
qu'un certain nombre de ses préjugés sur l'éducation sont plus que contestables.
Sans pourvoir s'y attarder, disons simplement qu'il ne comprend pas en quoi
l'Émile de Rousseau est la prolongation de la remise en cause de la
scolastique par "
Le discours de la méthode" où Descartes montrait que le savoir devait être éprouvé,
impliquant de se transformer soi-même. C'est la justification des "méthodes
actives". Il ne s'agit pas de suivre les caprices des enfants ni de dissimuler
une contrainte extérieure qui est simplement inadéquate lorsqu'on
doit apprendre à apprendre dans un monde changeant. Par contre, on doit bien reconnaître la constance
des effets non voulus de la "
pédagogie
libertaire" et de la négation des différences entre élèves
et Maître. Certes Freud disait déjà impossibles les professions
qui visent à produire de l'autonomie (gouverner, éduquer, psychanalyser).
Encore faut-il le reconnaître et ne pas s'imaginer qu'il suffit de laisser-faire.
Après l'école, les institutions protectrices de l'
Etat-providence
ont permis de se détacher des solidarités sociales. La désinstitutionalisation
de la famille (fin du patriarcat et de l'autorité 1965-1975) est captation
du lien social par l'Etat, l'école et le marché. Le droit remplace
les civilités. L'individu autonome est un pur produit des droits individuels,
du processus de privatisation et du salariat (remarquons ici, qu'un revenu
garanti aurait bien l'effet de renforcer l'individualisme en donnant plus
d'autonomie encore, mais il en donne les moyens au moins). Alors même que se renforce
la dépendance de l'Etat, l'individu est donc incité à se croire
libre et détaché de la société, comme s'il constituait
la seule réalité (on retrouve Elias). On peut dire que, dans ce cadre, l'autonomie
n'est pas une indépendance mais seulement une méthode
de gouvernement, appelée gouvernance.
"
Ainsi en arrive-ton à cette situation singulière d'une
société qui tend par un côté à se nier
idéologiquement comme société, comme s'il n'y avait
que des individus, sans rien pour les tenir ensemble, tout en développant
de l'autre côté l'appareil de la cohésion collective
dans des proportions jamais vues"
141.
L'individu démocratique
Le but de l'auteur, au-delà de l'histoire de la religion, est surtout
la compréhension du présent (
l'histoire du présent) à partir d'une "
histoire du sujet à l'âge démocratique". Ce qui l'intéresse
c'est une "
anthropologie de la démocratie", la subjectivité de l'individu autonome produit par la sortie de
la religion (qui devient religion privée, foi intérieure), psychologie
individuelle produite par ses contradictions, la division intérieure
entre ce qu'on est et ce qu'on devrait être.
Pour situer cet individu démocratique, il faut le comparer aux figures qui l'ont précédé :
- La
personnalité traditionnelle (individu subordonné à
l'hétéronomie religieuse) qui se caractérise par la
hiérarchie, la discipline, l'incorporation des normes, l'initiation
à un ordre immuable, la Honte enfin, mais qui préserve l'indépendance intérieure.
- La
personnalité moderne (individu subordonné à la
société autonome) a produit les conceptions libérales du bourgeois
et d'une citoyenneté "républicaine", individu collectif qui
se veut conscience, raison et responsabilité (devoir, moralité
universelle) mais dont la contrepartie de l'intériorisation individuelle
de la norme sera la constitution de conflits intérieurs qui engendrent
culpabilité et refoulement inconscient (désir, différence,
particularité).
- La
personnalité contemporaine (individu autonome dépendant) se détache
de toute appartenance (désidentification) en voulant ignorer qu'il
vit en société. Son identité est incertaine, vide, libre
et mobile (solitude). Sa vie repliée sur son narcissisme n'est plus expression (pour qui ?) mais ruptures. Le conflit
a fait place à l'évitement.
On peut dire, sans doute, que le protestantisme a introduit la subjectivité
dans la philosophie par l'intériorisation du devoir (produisant immédiatement,
remarquons-le, la réaction d'Erasme avec "l'Eloge de la folie") mais
c'est avec la démocratie que l'histoire de l'identification du citoyen
démocratique à la raison et à la moralité, voire
au calcul rationnel, se doublera de l'histoire de la folie et de l'
inconscient, de la découverte de l'Autre en soi, se
manifestant par des symptômes certes individuels mais qui évoluent
en même temps que les représentations et contradictions sociales. Ainsi, on peut
caractériser "
l'inconscient, comme psychologie de l'individu autonome" pourvu d'un surmoi à la place d'une contrainte externe. Ce n'est
pas tant l'intériorisation de l'autorité patriarcale que du
devoir-être, effet d'une responsabilité individuelle (culpabilité)
qui affecte son image et fonde l'exigence de maintenir les apparences d'un
moi-autonome qui serait cause de soi et ne demande rien à personne.
Pourtant, cet individu, dont on exige toujours plus, est entièrement
une construction sociale, y compris dans son repli narcissique ("
on ne sait plus être ensemble") ou ses excès, sa division interne, son inconscient. Tout cela résulte
de la perte de légitimité de la société et de
la politique, de toute Loi extérieure, et donc, de la fin de la religion
(Pour Lacan, "Dieu est inconscient", mais c'est parce qu'il est mort).
"
L'individu qui entre socialement en possession de lui-même, au sein
d'un monde qui cesse d'être commandé par l'altérité
surnaturelle, est un individu qui se révèle psychiquement assujetti".
La fiction de l'individu autonome ne pouvait que rencontrer l'Autre en
nous, puisqu'aussi bien l'individu est entièrement façonné
par la société, en même temps qu'il y résiste.
Il y a donc simple transfert et intériorisation. L'altérité
à soi remplace l'altérité extérieure des religions
(autorité, possession, prophétie). Marcel Gauchet divise,
dans son premier livre, les manifestations de cette altérité
en trois : l'invisible, le corps (possession), la vérité (prophétie,
vérité qui parle à notre place), retrouvant les trois
dimensions lacaniennes (RSI), le réel (non-sens), l'imaginaire (image
du corps) et le symbolique (langage). Il peut mettre ainsi en continuité
historique sorcières, mystiques, magnétisme, hystériques
jusqu'aux états-limites et dépressifs contemporains. De même,
il voit une simple différence de degré entre névrose,
délinquance, toxicomanie (avec le sérieux d'un devoir dit-il)
jusqu'aux psychoses. Il estime qu'il y a une "
folie normale" et qu'il faut incorporer la folie "
dans la définition même de l'humain". Cette folie résulterait de la structure
maniaco-dépressive
du désir et de l'humeur (selon lui ou bien je suis tout, ou bien
je ne suis rien, déchirement d'un "roseau pensant" pourrait-on dire
ou bien opposition de l'actif et du passif). Il distingue inconscient affectif
et inconscient cognitif, le premier étant passible de l'hypnose et
le second d'un "traitement moral" ou ce qu'on appelle des "thérapies
cognitives". Il admet que la psychanalyse n'est ni l'un, ni l'autre, et que
c'est justement ce qui en fait l'intérêt, mais il ne se rend
pas compte que le transfert procède de l'hypnose, ce pourquoi il doit
être analysé, mais surtout que la psychanalyse ne sépare
pas l'affect inconscient des représentations conscientes et des rationalisations.
Sans aller plus loin, on doit dire que, s'il y a de nombreuses critiques
qu'on peut lui faire sur sa conception de la psychanalyse (il méprise
Lacan alors qu'il ne l'a pas compris), cela ne suffit pas malgré tout
pour annuler ce qu'il met à jour.
A l'individu libéral névrotique, intériorisant l'autorité,
succède enfin l'individu contemporain incertain et dépressif. Avec
l'usure de l'autorité, des normes, de la politique, c'est la fin des
conflits. La psychanalyse y a certainement eu sa part, dans la libération
sexuelle notamment. En tout cas, c'est une période d'apaisement, de
pacification, où
l'on passe "
de l'affrontement à l'évitement", la négociation
ou la rupture. La paix nous démobilise et nous renvoie à nos
foyers, notre vie privée, notre économie. C'est aussi la fin
du mythe de la coupure révolutionnaire (fin des idéologies
comme religions de l'avenir), qui entraînera la désacralisation
de l'Art (qui n'est plus révolutionnaire, ni avant-gardiste). On
peut dire enfin qu'on assiste au déclin des d'intellectuels car dans
ce monde privatisé qui échappe à toute prise politique,
il n'est plus besoin pour l'individu d'un discours commun, ni de "
se former une idée de l'ensemble où il s'insère". S'il ne cherche plus la compréhension de la société
et de l'histoire, reste une demande de sens, insistante mais individuelle
et non plus collective (j'ajouterais qu'il y a même une certaine haine
des intellectuels car, dès lors, en savoir plus qu'un autre devient
illégitime, introduisant une inégalité, une "domination"
insupportable puisqu'il n'est plus question de s'approprier des idées
communes). On a déjà vu comme cet individu mobile et solitaire
tombait dans la
dépression. "
Nous entrons dans un monde où les gens sont destinés à se supporter très mal les uns les autres"
260, évitant les contacts dans un espace aseptisé et sans odeurs. "Les gens ne peuvent plus se sentir". En l'absence de
philia (de communauté), l'autre
est une menace, une intrusion avec qui nous
ne pouvons avoir que des rapports de séduction, d'utilité ou
de commerce. Ce serait cette réduction des rapports humains à
des rapports de séduction (succédant aux rapports de domination),
qui remettrait en plein jour la question de la séduction infantile
et de la protection des mineurs de rapports sexuels, alors même qu'on
veut les traiter comme des adultes et qu'ils sont devenus "objets de séduction".
Il semblerait que nos rapports tendent à se réduire
au travail et au sexe, c'est-à-dire un rapport à l'Autre et sans phrase,
qui n'est plus rencontre du même; mais commerce avec un corps étranger,
rapports de plaisir ou de souffrance, d'exploitation ou de séduction.
Du fait de nos désaffiliations, nous avons en effet un rapport à l'Autre
comme Autre, ce qui n'est pas moi, sans le reconnaître
comme un autre nous-mêmes, que ce soit parce qu'il est de l'autre sexe ou simplement
comme autre personnalité singulière, autre corps. Le rapport
à l'Autre devient un rapport d'usage d'un corps découpé
en objets partiels sans totalisation, corps voué au plaisir c'est-à-dire
à la dévoration qui prend le dessus sur l'acte sexuel lui-même.
La nouveauté de notre époque serait, en effet, de situer le
plaisir dans le sexuel, c'est-à-dire dans l'Autre, et non dans le Même (la philia
des grecs). Nous prétendrions à un "droit au plaisir sexuel"
très sadien ("Français encore un effort pour être républicains").
Ce qui serait incompréhensible pour les Grecs, puisque pour
eux cela se ramènerait au plaisir des marchandises, au commerce avec l'étranger voire
l'ennemi. Je renvoie, là-dessus, à l'ouvrage de Jean-Claude Milner, "Le triple
du plaisir".
Cette question, du statut et de la représentation de l'individu,
de sa dépendance de la société et de l'origine de son
autonomie, est bien sûr éminemment politique. Ce n'est pas la
même chose de prétendre l'individu originellement autonome et
rationnel (comme l'exige le narcissisme de chacun sur la scène publique),
individu suffisant à soi-même et pour lequel la société
ne peut être qu'une contrainte extérieure, ou bien, tout au
contraire, lorsqu'on admet que l'individu et l'autonomie sont une
construction sociale et historique, tout comme l'indépendance et la responsabilisation
sont une exigence sociale qui divise le sujet
en le culpabilisant. En effet, "
à partir du moment où l'on met cette indépendance au
point de départ, comme si elle relevait de l'état de nature,
où l'on prétend en faire le ressort même des acquisitions,
on rend profondément problématique la construction culturelle
de cette indépendance". Cette idéologie ne se limite pas
aux plus libéraux mais pénètre toute la société
du gouvernement à l'école, où l'impasse est criante comme
nous l'avons vu. La sociologie rappelle pourtant constamment à l'individualisme
"méthodologique" ou aux prétentions de la "société
de marché" comme de la culpabilisation des pauvres, le caractère
de construction sociale de l'individu et de reproduction des inégalités,
dans son évidence statistique. La sociologie est là pour nous
apprendre quelles sont les conditions sociales de l'accès à
l'universel, ce qui commence par la reconnaissance des inégalités
et d'une responsabilité atténuée par les circonstances
(il ne s'agit donc pas seulement, avec la fiction de l'individu libéral,
de vouloir "sauver la liberté", comme le croit Elias, mais bien de
justifier les dominants et culpabiliser les pauvres).
De la révolte libertaire au néolibéralisme
Le "grand récit" des évolutions récentes de la politique
démocratique répète largement celui de Jean-Pierre Le
Goff, puisque celui-ci s'en est inspiré. Les fondements de notre démocratie
de marché remonteraient donc à l'Archipel du Goulag (1974),
aux "nouveaux philosophes" (1977), pour lesquels l'anti-totalitarisme et
les
droits de l'homme constitueront les seules politiques contre un
pouvoir identifié au totalitarisme. Ces Droits de l'homme, dont Marcel
Gauchet assure, dès 1980 qu'ils ne peuvent pas faire une politique,
"
associent un ferment critique et un principe de protection". Ils
détournent les citoyens d'une politique diabolisée, dès
lors réduite à un réformisme gestionnaire, et les transforment
en "
victimes porteur de droits" contre tous les pouvoirs, condamnés donc au repli sur la vie privée.
La transformation de l'individu est spectaculaire. "
Il est anti-autoritaire et anti-institutionnel autant qu'égotiste, psychologique et hédoniste".
"
Les années de crise, à partir du choc pétrolier de
1973, auront été des années de consécration du
bonheur individuel, jusqu'à l'irruption d'une "culture du narcissisme",
comme l'appelle Christopher Lasch, l'un des premiers à attirer l'attention
sur la portée du phénomène" (en 1979)
Les années 73-74 sont le pivot d'un basculement aussi bien économique
(choc pétrolier, début de la dépression et du chômage)
qu'idéologique (échec du programme commun, réformisme,
anti-totalitarisme, individualisme). "
En une décennie, le monde change de base". C'est l'entrée dans la
Post-modernité
qui est un accomplissement de la modernité, en tant que sortie de
la religion comme mode de structuration des communautés humaines.
Les droits de l'homme et l'anti-totalitarisme comme négation de la
politique feront le lit du néolibéralisme (dont il ne
semble pas voir à quel point c'est l'envers du libéralisme
classique).
L'économisme est certes la conséquence de la démission
politique, il n'empêche que, à mon avis, la coïncidence
entre le retournement idéologique et le passage du cycle de Kondratieff
à sa phase dépressive incite à penser qu'après
cette phase de sauve-qui-peut et de "destructions créatrices", obsédée par
"l'indépendance des parties", on peut s'attendre désormais
à un retour du social, avec la croissance et l'inflation retrouvées, retrouvant
aussi sans doute le souci de "l'organisation du tout". L'idéologie dominante (notamment les conceptions de la justice)
et la psychologie de l'individu sont toujours fortement influencés
par la situation économique.
1981 marque bien sûr l'alternance mais surtout l'
acceptation
de la démocratie par l'ensemble de la société, ou
presque. La victoire de la gauche est la fin d'une guerre civile larvée.
Une page est tournée avec l'abandon des projets révolutionnaires.
En 1983, c'est pire encore puisque devant l'échec de la politique
de relance de Mitterand on assiste, sans le dire, à l'acceptation
du marché et de toutes les exigences des financiers, avec l'abandon
de véritables réformes. Les discours vont se tourner soudain
vers les entrepreneurs célébrés comme les sauveurs de
la gauche (illustrant le fait que la gauche fait une politique de droite
sous la pression de la finance alors que la droite fait une politique de
gauche sous la pression de la rue, de 1965 à 1975 surtout, ce qu'on
a pu appeler la deuxième révolution française) ! Un
nouveau stade est franchi. L'individualisation "
était privatisante et dépolitisante. En
s'amplifiant, elle se charge d'une dimension politique".
"
Un système d'évidences partagées en supplante un autre". C'est l'avènement de notre "société de marché",
qui ne serait pas un phénomène d'abord économique mais
fondamentalement politique, simple effet de la délégitimation
du politique, et qui trouvera avec Internet son utopie d'individus sans société.
On assiste, en tout cas, à une "
étape nouvelle de la démocratie" qui ne serait plus contestée ; "
triomphe éclatant des principes démocratiques" qui
signe pourtant sa dissolution puisque c'est aussi le dépérissement
d'une politique déconsidérée.
"
Il n'existe plus de source de légitimité alternative justifiant
de sacrifier la liberté des personnes, que ce soit au nom de la religion,
de la tradition ou de l'histoire".
La
Droite libérale est devenue le parti de la dissolution sociale, de l'inquiétude.
"
Ce qu'il s'agit prioritairement de conserver, le moteur privé
du développement des richesses, détruit le reste"
300.
Cette conversion la divise profondément des anciens conservateurs
et de son extrême-droite. Du coup, c'est la Gauche qui représente
la stabilité désormais, avec la défense de l'Etat providence
menacé (mais qui continue à se développer).
"
La démocratie règne sans partage ni mélange. Elle est
venue à bout de ses vieux ennemis, du côté de la réaction
et du côté de la révolution. Il se pourrait toutefois
qu'elle ait trouvé son plus redoutable adversaire : elle-même".
La société de marché
Nous arrivons donc au coeur du paradoxe de notre temps, celui d'une liberté
qui se retourne contre elle-même, au-delà de la démocratie
elle-même. Il me semble, en effet, que ce sont les
impasses
des positions libérales et libertaires, de la délégitimation
de l'Etat, bien plus que celles de la démocratie (qui a les siennes
propres, impasses de la démocratie compétitive, d'une prétendue
volonté générale, Etat-fiscal dépendant de l'économie,
rapport à la science, etc.) sauf que pour Marcel Gauchet tout cela
n'est pas séparable puisqu'il identifie démocratie et processus
d'autonomisation, de délégitimation, autant dire qu'il identifie
démocratie et (néo)libéralisme (dérégulation)
même à le regretter. L'aboutissement de la démocratie
ne peut être qu'une "
individualisation des acteurs, sur tous les plans", qui se trouvent "
déliés et sans rien au-dessus d'eux", de plus en plus sceptiques envers la politique
; ce qui signifie bien que la
démocratie s'achève dans le marché.
"
Nous nous trouvons désormais devant une entente majoritaire de la
démocratie qui sacralise à ce point les droits des individus
où elle se fonde qu'elle sape la possibilité de leur conversion
en puissance collective".
L'
Europe semble l'incarnation de cette logique, bien plus que les Etats-Unis
qui sont encore une nation messianique et religieuse. L'espace européen n'est rien
d'autre, en effet, qu'un "
territoire d'expérimentation de l'idéologie des
droits de l'individu", "
espace exclusivement économique et juridique", réalisant d'une certaine façon l'utopie d'une société
sans Etat (réduite aux multitudes!), société de "
retraités de la grande histoire". Marcel Gauchet trouve avec quelques raisons que "
cette sympathique cité sans
contours des justes intérêts et des bons sentiments est irréelle" mais c'est comme s'il refusait le processus même qu'il décrit
comme inéluctable ! On ne voit pas comment sortir de la contradiction
qu'il souligne chez les opposants à la mondialisation ou bien aux
marchés, pris eux-mêmes dans ce processus de contestation du
politique et d'individualisation, favorisant malgré eux une extension
croissante des marchés, forme de non-rapport anonyme qui semble décidément
inséparable des aspirations libertaires.
"
C'est ce qui donne à la protestation contre la dictature du marché
son allure de rage impuissante contre les conséquences de ce qu'on
réclame avec la même véhémence par ailleurs".
La protestation morale anti-libérale
Le mouvement de 1995 qui a vu la France se recentrer sur elle-même,
marque l'intervention dans la politique des
associations qui deviennent "
le troisième
pilier de la représentation des forces collectives, à côté
des partis et des syndicats". Les associations constituent l'Etat-providence culturel (
p312) ou bien sont chargées de la sous-traitance des problèmes sociaux.
Marcel Gauchet ironise facilement sur "l'association fille de la subvention", et sur ceux qu'il appelle les "salariés de la contestation" grâce auxquels "
la
protestation sociale a été élevé en fonction d'utilité publique"
313.
C'est que, pour lui, cette protestation est devenue totalement inoffensive
et purement morale, sans conséquence sinon une certaine hygiène
sociale peut-être.
En effet, la
ruse de l'histoire, c'est qu'au
moment où l'on croit vaincre le système, on ne fait que le
renforcer en l'acceptant, le légitimant, l'amplifiant même.
Ainsi 1995 a bien représenté la résistance au libéralisme,
à la remise en cause des avantages acquis mais, en même temps
ce n'était pas directement l'intérêt général
qui était en cause, plutôt la légitimité de
la défense de ses propres intérêts
; ce qui ne serait pas autre chose que la logique de la société
de marché qu'on prétend combattre (pourtant il serait possible
aussi de "construire un monde commun" avec ces différences...). La
nouveauté de "l'intellectuel critique", représenté par
Bourdieu ou ATTAC, c'est qu'il ne remet plus en cause un système qu'il
veut simplement réformer et que, donc, il légitime dans son principe.
Derrida théorise même, dans "Spectres de Marx" la nécessité
de garder le refus, la résistance mais sans pouvoir garder l'alternative,
faire "
comme si". Ce qui donne une "
opposition d'autant plus sans concession, qu'elle est sans conséquence"
317, pure condamnation morale, du point de vue des victimes
mais faisant appel
aux principes mêmes de la démocraties contre sa réalité. Il ne s'agit plus d'une alternative
à la démocratie mais d'une "ultra-démocratie", intensément
idéologique, "qui frappe d'illégitimité potentielle, la totalité des rapports sociaux établis" 323. En attendant, la conjonction d'une position morale
et d'une impuissance
politique réduit la politique à la politique pure, politique
politicienne de lutte pour le pouvoir, sa personnalisation, où
ce qui compte ce sont les intentions affichées, obligeant à la démagogie qui pratique le plus pur cynisme
tout en affichant sa vertu (ce dont Berlusconi est la caricature).
Pourtant, ce qu'il ne voit pas, derrière cette contradiction effective, c'est
que, dès lors que les marchés occupent la place de la politique,
c'est maintenant leur légitimité qui est contestée
au nom de raisons sociales, écologiques, éthiques, stratégiques,
etc. Après les "années folles" (de chômage) de conversion
à l'économie, valorisant entreprises, gagneurs, start up, jusqu'à
l'écroulement de la nouvelle économie de casino, le temps est
venu de la délégitimation
de l'économie, que le profit ou la production ne suffisent plus
à justifier dans une société de consommation. Il faudra
donc, en partant de notre vie quotidienne, retrouver un socle solide pour
ne plus laisser-faire passivement notre destruction programmée. On
peut espérer que ce soit pour abandonner enfin le fantasme d'une
autonomie totale, d'un autoengendrement sans héritage ni dette, afin
de retrouver une histoire et une objectivité communes qui nous rassemblent
dans les urgences écologiques, sans effacer nos diversités
et nos divisions. Bien qu'elle soit tournée vers l'avenir plus que
vers le passé, l'écologie n'est pas tant un projet
(utopique, sans lieu) que la revendication de notre hétéronomie,
notre dépendance de l'environnement, notre destin planétaire
et le souci de la continuité des générations (continuité
dans laquelle nous nous inscrivons). L'écologie postule donc un retournement
de l'autonomisation de l'économie et de la société.
Cette objectivité commune, qui est responsabilité et contrainte
partagée, devrait pouvoir nous réunir, pas seulement dans les
catastrophes. L'individu n'a pas de sens s'il ne s'inscrit pas dans une histoire.
Le reconnaître doit permettre, et rendre plus nécessaire encore,
de soutenir et préserver l'autonomie de chacun, comme capacité
à choisir sa vie, par un véritable développement humain.
Aucune chance, en effet, de revenir à une démocratie "représentative"
crédible. On ne peut plus se contenter des apparences de démocratie,
ni même un droit de vote trop instrumentalisé. Ce qui nous importe,
au-delà des droits de l'homme, c'est l'auto-gouvernement, le pouvoir
que nous avons perdu sur nos vies. Pour cela, nous avons besoin de reprendre, non pas une autonomie collective qui ne veut plus rien dire, mais une
régulation politique qui nous assure d'un avenir soutenable et relativement
prévisible, condition préalable de notre autonomie individuelle.
Pour cela, nous avons besoin d'une "démocratie cognitive" plus encore qu'une démocratie participative, pour associer les populations aux choix techniques
qui touchent leur vie.
L'autonomie subie
L'histoire de la religion et de la démocratie, de la folie et
de l'inconscient, d'un sujet divisé et dépendant, d'une intériorité
construite sur la perte du sens commun et des liens extérieurs, convergent
vers la notion paradoxale d'une "autonomie subie" qui nous laisse nous débrouiller
tout seul face au manque de toute légitimité qui n'est pas
pour autant réduction de la pression sociale. Inutile d'insister sur
le fait que cette autonomie comporte de nombreux avantages, c'est ce qu'on
nous serine sans cesse, et personne ne voudrait revenir en arrière
sans doute (il y a pourtant eu des révoltes d'esclaves contre leur
maître qui voulait les libérer, c'est-à-dire aussi les
abandonner à leur sort). Cependant le fait que notre autonomie ne
résulte pas d'une conquête de l'individu mais lui est imposée
comme une
exigence sociale
doit aussi être pris en compte, dans ses contradictions que nous éprouvons
tous.
En effet, dans ce contexte, l'autonomie signifie surtout notre solitude et
pas du tout l'absence de dépendances, même si chacun se préserve
des marges de libertés. Répétons-le, l'individu ne préexiste
pas à la société qui lui donne forme. "
On se sent soi"
mais "
on est n'importe qui" ! "
Les droits de l'homme d'un côté, mais point de sujet autonome pour les exercer". Cette notion "d'autonomie subie" résume donc les
impasses
des positions
libérales et libertaires, qui sont bien celles que nous devons affronter
aujourd'hui, en reconnaissant la nécessité de pourvoir l'autonomie
des institutions et des protections qui la rendent moins dépendante
(pour nous, ce serait d'abord un revenu garanti). D'ailleurs, il faut bien dire que ce renversement de la libération
en intériorisation des pouvoirs, ainsi que la reconnaissance des souffrances
d'une autonomie subie dans la solitude et la perte de tout avenir, constituent
les thèmes principaux de la sociologie de
ces dernières années (
Lasch
,
Beck,
Ehrenberg, Dejours, etc.), on pourrait y joindre le dernier
Foucault.
"
L'affirmation de l'autonomie individuelle est allée et va rigoureusement
de pair avec un accroissement de l'hétéronomie collective".
18
Il faut ajouter que cette constatation d'une "autonomie subie" s'oppose notamment aux conceptions de Lefort
ou Castoriadis. Lorsque l'absence
de fondement extérieur résulte d'une perte de légitimité
plutôt que d'une lutte de libération, il ne peut plus être
le principe d'une souveraineté démocratique à défendre
dans son intégrisme, impossible rêve d'être cause de soi,
dans nos querelles et nos divisions, alors même que l'Empire recouvre
tout. On rejoint Castoriadis par contre, non pas au niveau d'une impossible
société auto-nome en révolution permanente contre la
pensée héritée, mais à propos de la nécessité
de procurer à l'autonomie individuelle les institutions indispensables,
si on veut donner à tous les moyens
d'y accéder.
Les équivoques de sa critique du libéralisme
Nous avons vu que Marcel Gauchet s'oppose on ne peut plus clairement au mythe libéral
de l'individu autonome, rationnel, souverain, figure de Maître donnée
au Citoyen sur la scène politique devenue démocratique. Le
"moralisme", de cette mythologie républicaine si aristocratique (que reprend Arendt), rencontre
immédiatement le démenti de la folie en l'homme, puis de l'esclave
intérieur, de l'Autre inconscient qui nous habite. Finalement
la sociologie, et toute histoire idéologique, achèvent de constituer l'individu en pantin de son
époque (ce que notre narcissisme ne saurait admettre mais que la publicité
met en pratique : "ultime tentative de concevoir l'être humain comme
membre d'une collectivité" prétend même Dominique Quessada).
La constitution du Citoyen comme "esclavemaître" (Quessada) n'est donc
pas nouvelle (et date pour Kojève
de l'émergence du Citoyen comme travailleur-soldat).
Si Marcel Gauchet partage en fait le scepticisme des
libéraux, enregistrant la perte de toute légitimité
qui nous condamne à une "société de marché",
c'est comme à contre-coeur pourtant, nous appelant même à
un renouveau du politique que son système semble bien pourtant condamner
irrémédiablement, inutile nostalgie d'un temps révolu
(sauf à réintroduire la révolution). En tout cas, cette
conception d'un processus subi (sans sujet) l'oppose complètement
à l'idéologie libérale ou libertaire qui présente
positivement, comme une libération dont nous serions les acteurs,
ce que Marcel Gauchet analyse au contraire comme une perte de sens (une décadence),
une individualisation qui, loin de produire l'indépendance des esprits,
renforce le conformisme, le suivisme et la massification. Il montre bien
les côtés négatifs de la liberté. Cette critique
du libéralisme rejoint cependant en partie le néo-libéralisme
d'un Hayek qui s'oppose
sur la plupart des points (sauf le laisser-faire), au "rationalisme" libéral.
En effet, pour Hayek, le marché ne se justifie plus d'être parfait,
rationnel, ni même optimum, mais comme système auto-organisé
évolutionniste dont toute intervention extérieure détruirait
la complexité que notre pauvre petit cerveau ne pourrait pas connaître... Le travail du scepticisme continue !