C'est en considérant le tout ensemble, que nous
avons pu percevoir l'essentiel, le mouvement du tout, l'aspect vivant,
l'instant fugitif, où la société prend, où
les hommes prennent conscience sentimentale d'eux-mêmes et de leur
situation vis-à-vis d'autrui.
Marcel Mauss, Essai sur le don, 275
Tout ce qui se signale à l'époque de Tocqueville,
dans le roman et la littérature en général, est l'indice
d'un nouveau mode d'existence de l'individu dans les horizons de la démocratie.
Celui-ci ne surgit pas seulement comme promis à la maîtrise
de sa destinée ; mais non moins comme dépossédé
de l'assurance de son identité - celle que paraissaient autrefois
lui procurer sa place, sa condition dans la société, la possibilité
de se relier à un pouvoir légitime.
C. Lefort, Essais sur le politique, Points,
235
Moins que d'habitude encore on ne peut dire qu'il s'agit
d'un compte-rendu de ce livre sous-titré "Retour sur le communisme"
car du communisme il ne sera pas question ici. Nous ne nous attarderons
pas plus sur les cibles qui servent de prétexte à ces mises
au point, les très mauvaises histoires du "Passé d'une illusion"
de François Furet et de "La Tragédie soviétique" de
Martin Malia. Ils témoignent que nous revenons d'un des temps les
plus noirs pour la pensée ! En fait nous nous servirons de ce dernier
ouvrage de Claude Lefort comme d'un résumé de son oeuvre
aussi insaisissable que répétitive (tout comme son compère
Castoriadis). Nous ferons aussi référence aux "Formes de
l'histoire" (Folio, 1978) ainsi qu'aux "Essais sur le politique" (Points,
1986).
Le titre est propice à introduire une petite complication
à l'impuissance du politique et au triomphe de l'idéologie
libérale que semblent renforcer Elias, Arendt et Gauchet (qui va
jusqu'à se réclamer de Lefort pour sonner la fin du politique
et de l'idéologie, ce qui est un peu fort alors que celui-ci fait
état de son mépris de Daniel Bell, et de son livre "La Fin
de l'idéologie", comme prophète de l'impossible). Les compte-rendus
que nous avons fait de ces trois auteurs posent en effet la question du
pouvoir dans les sociétés modernes, question intimement liée,
avons nous vu, à celle de l'individu. Pour Elias on ne peut qu'aller
dans le sens de la "civilisation", en profitant tout au plus de l'occasion,
Pour Arendt la politique sert surtout a montrer qui on est alors que pour
Gauchet la politique perd toute légitimité dans une société
de marché réduite à la gestion des conflits et la
simple représentation de la pluralité. Quel sens peut donc
garder l'engagement politique dans ces conditions ? Mais reprenons.
I. La politique impossible
- Impuissance du politique
Pour Norbert Elias notre liberté est
réelle mais reste marginale car restreinte par toutes sortes de
contraintes. En premier lieu par l'imprévisibilité des
actions et réactions d'une multitude d'acteurs mais aussi bien par
les rigidités sociales et le poids du nombre, enfin surtout par
la dynamique concurrentielle de l'empire ou du marché et de la civilisation
des moeurs. Aussi bien la mondialisation (Europe, OMC, etc.) que l'augmentation
des exigences sociales (employabilité) réduisent nos marges
de liberté (tout en renforçant notre sentiment d'autonomie
et de responsabilité personnelle). Nous ne pouvons guère
que saisir l'occasion ou perdre nos chances.
Hannah Arendt insiste sur la pluralité
comme essence de la démocratie mais elle voit surtout le risque,
au-delà de l'imprévisibilité, d'une dispersion des
individus, condamnant la politique à l'impuissance et à la
représentation des intérêts privés. Si elle
plaide pour l'engagement, c'est au mieux pour être des acteurs
de l'histoire pour montrer "qui on est", mais personne ne peut s'en
prétendre l'auteur car l'histoire nous échappe toujours.
Au-delà de cette limitation de l'action, pour elle c'est le politique
même comme dimension du monde commun et de la reconnaissance qui
est menacé. En effet, le domaine public de la délibération
est remplacé par le calcul, la rationalisation, la richesse (le
social) étant devenu l'unique souci collectif. Dès lors,
on assiste à la suppression de la distinction des sphères
privé et public par la réduction du public (décision
politique) au privé (production de richesse). Or, pour elle, le
totalitarisme se définit par cette abolition de toute barrière
entre public et privé (entre citoyen et peuple, race, richesse).
Au lieu d'une démocratie basée sur les citoyens et la délibération
publique, seul compte désormais le processus de l'histoire
et de la production, du changement, où la vie des individus ne compte
pas, encore moins ce qu'ils pensent mais seulement l'accélération
du mouvement de l'histoire qui les dépasse, les broie, éliminant
inaptes, inutiles et incapables qui freinent notre progression : tout à
la croissance !
Marcel Gauchet systématise
ces analyses dans sa théorisation de la "société
de marché" qui reste l'idéologie dominante sinon la pensée
unique du pluralisme dont le "politiquement correct" représente
la face "positive". L'éloignement du religieux nous aurait permis
de quitter son dernier refuge avec les idéologies de la fin de l'histoire
désormais dépassées. La perte de légitimité
de la religion se propage à toutes les institutions et nous serions
désormais dans un temps véritablement historique, d'un changement
sans fin dont personne ne peut plus décider et où il ne reste
plus à la politique qu'à gérer les conflits privés
; temps où plus rien n'est possible comme si la démocratie
avait atteint sa perfection éternelle. Sans fin dernière,
il ne reste plus qu'une pluralité de finalités en concurrence
au marché de l'histoire. On peut tout dire mais cela n'a aucune
importance, on peut dire n'importe quoi car personne n'entend. L'un décide
ceci, l'autre cela et leurs actions s'annulent sans laisser de traces,
la pluralité des fins interdisant de privilégier une quelconque
direction. On ne peut que laisser faire, se limiter à la gestion
des conflits par lesquels la société se modifie, s'auto-configure
et doit s'adapter à un changement continuel que personne ne peut
maîtriser. L'avènement d'une véritable autonomie (subie)
de l'individu se confond avec le libéralisme avancé où
chacun devrait ne s'occuper que de soi dans son coin. Ce qui n'est d'ailleurs
pas une sinécure car le grand paradoxe c'est que "Plus l'homme
est libre extérieurement, plus il est conçu comme intérieurement
asservi". Plus l'individu est autonome, plus on exige de lui. Où
l'on retrouve comme un envers du totalitarisme qui continue à nous
hanter en délégitimant toute politique identifiée
à sa violence.
- La politique comme domination (totalitarisme, hétéronomie)
Au-dessus de ceux-là s'élève un
pouvoir immense et tutélaire qui se charge seul d'assurer leur jouissance
et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier,
prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle
si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à
l'âge viril ; mais il ne cherche au contraire qu'à les fixer
irrévocablement dans l'enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent
pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers
à leur bonheur ; mais il veut en être l'unique agent et le
seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit
et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales
affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise
leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement
le trouble de penser et la peine de vivre.
Tocqueville, De la Démocratie en
Amérique
Du point de vue de Marcel Gauchet le totalitarisme semble de
plus en plus impensable dans une société du changement car
il y a perte de toute légitimité hors de l'individu. Bien
qu'il se réclame de Claude Lefort, avec qui il a travaillé,
pour penser la démocratie comme absence de fondement et division
de la société, conflit des intérêts derrière
l'unité idéologique de façade, on peut dire qu'il
en donne une version défaitiste ou de droite dessinant une démocratie
combinant gouvernement des juges, des électeurs et de l'opinion.
Il ne fait ainsi qu'éterniser le présent. Pour Claude Lefort
et Hannah Arendt, c'est bien pourtant la question de l'alternative entre
démocratie et totalitarisme qui est posée, où la démocratie
est pensée par contraste avec le totalitarisme comme si elle avait
trouvé sa vérité dans l'horreur des massacres et des
camps. Arendt n'est pas loin d'identifier la démocratie moderne,
sa décadence continuelle, à l'aboutissement totalitaire de
la confusion du public et du privé, par contre d'après Lefort
"Démocratie totalitaire est une absurdité palpable"
et, certes, il ne peut s'agir du même totalitarisme, mais il se ferme
ainsi à ce que la démocratie de marché peut avoir
de totalitaire où "rien n'est possible". Pour la plupart des autres
théoriciens c'est la politique elle-même comme volontarisme
qui semble avoir perdu toute légitimité.
Tout s'est passé comme si la condamnation du totalitarisme
devait impliquer celle du politique comme tel... , permettait de voir,
sous un verre grossissant, les maléfices de tout pouvoir, la fonction
réelle de la loi comme instrument de "normalisation" des comportements
et, somme toute, la vocation totalitaire de l'Etat moderne. De cette disposition,
la conséquence est un retour bruyant aux vérités intemporelles
de la religion ou de la morale, une critique bavarde de l'histoire en tant
que telle, de la dialectique, de la totalité, de la révolution.
Essais, 11
Ainsi, pour Hayek c'est, en effet, la politique elle-même
qui génère le totalitarisme. La complexité des sociétés
et l'imperfection de l'information empêchent toute décision
politique rationnelle. Non seulement la décision politique est inefficace,
inadaptée, perverse mais elle sert en général les
classes moyennes au détriment des plus riches comme des plus pauvres.
Le dogmatisme est ici souvent fanatique et s'étale dans la condamnation
de la moindre intervention politique identifiée immédiatement
à "La présomption fatale" de vouloir diriger l'économie
où il voit "La Route de la servitude" menant directement au totalitarisme
car la conduite individuelle libre qui se règle sur les gains espérés
est remplacée par des ordres à exécuter. Le marché
est à la fois décentralisation des décisions et système
d'information par les prix, réglés par la demande, mais l'essentiel
n'est pas là pour Hayek, c'est bien plutôt que la responsabilité
n'en incombe à personne, qu'il n'y ait pas de volonté à
subir mais seulement une vérité vierge de toute intervention
humaine et que soit sauvegardée l'apparence d'autonomie (l'absence
de coercition physique).
Si l'on ne peut plus obtenir les variations constantes
de l'affectation des hommes aux emplois, mouvement indispensable en toute
société, par le moyen de récompenses et de pénalités
pécuniaires, il faudra les réaliser en donnant des ordres.
F. von Hayek, La Route de la servitude,
1946
- La fin du politique (pensée unique)
Depuis la dépression qui a vu la dernière capitulation
du politique devant les exigences des marchés financiers, la question
du pouvoir semble donc se poser comme alternative entre démocratie
et totalitarisme, entre libéralisme et volontarisme, entre
impuissance et criminalité. Démocrates et libertaires sont
désormais enrôlés dans la défense du libéralisme
et d'une démocratie de marché pour la raison que "la formation
d'un pouvoir de type totalitaire, délivré de la compétition,
signifie non seulement la fin des libertés politiques, mais celle
des libertés civiles" Essais, 52. La reconnaissance
des minorités et la libéralisation des moeurs renvoient chacun
à sa vie privée comme s'il ne restait aucun combat collectif
à mener. "Ainsi le papillon de nuit, quand s’est couché
le soleil universel, cherche la lumière à la lampe du foyer
privé. Marx 317" Le libéralisme
n'est pas seulement économique et s'identifie plutôt à
la démission du politique qui va s'incarner pour la "gauche" dans
la 3ème voie se présentant ouvertement comme l'idéologie
de la société de marché
Le rejet du totalitarisme devrait ainsi faire communier dans la même
défense des libertés libéraux, démocrates,
socialistes, libertaires et toutes les minorités, condamnés
à la médiocrité pour ne pas succomber à la
folie du pouvoir identifié à la violence. Cette pensée
unique de l'impuissance (TINA, There Is No Alternative) s'apparente
pourtant à une sorte de totalitarisme (Spectaculaire intégré)
renvoyant chacun à son isolement, le privant de parole, le transformant
de citoyen en administré (travailleur/consommateur), en spectateur
passif de sa propre vie à mesure qu'on l'incite à plus d'initiative
et d'autonomie. La culpabilisation libérale des pauvres et des exclus
ressemble à s'y méprendre aux procès soviétiques
où "l'accusé ne cesse d'être inclus dans le nous
qui l'exclut" au nom d'une Loi sans tiers qu'elle soit celle du profit,
de l'histoire ou de la race.
Curieusement, cet économicisme qui s'oppose à la politique
rejette tout égalitarisme comme totalitaire alors que Tocqueville,
Louis Dumont ou Léo Strauss ont montré qu'il est le fondement
du marché et de l'indépendance. L'égalitarisme est
bien ce qui brise les hiérarchies et l'unité de la société
(holisme), ouvre à l'ère de l'individualisme de masse. Il
faut cependant rectifier contre Leo Strauss et tous les nostalgiques du
passé qu'il n'est pas tant question comme on le pense d'habitude
de "valeurs" d'égalité et de liberté qui saisiraient
les peuples et qu'il suffirait de sermonner pour revenir à une soumission
plus raisonnable. L'apport de Marcel Gauchet est ici précieux car
il montre que c'est plutôt la perte de légitimité
(de la religion, de l'Etat, des hiérarchies, des inégalités)
qui empêche toute opposition à l'égalitarisme, de même
que c'est l'absence d'autorité suffisament légitime qui nous
livre à une autonomie subie et non l'effort de libération
de chacun. Si l'égalitarisme a pu sembler reculer, c'est pour autant
que l'économie s'était acquis une légitimité
nouvelle (qu'elle est en train de perdre depuis la reprise). Rien ne justifie
l'égalité sans doute, mais les inégalités échouent
à fonder leur légitimité.
Dans l'effondrement des pays soviétiques, il y a donc bien eu
constitution d'une sorte de pensée unique valorisant les marchés
contre la politique. Une nouvelle perte de légitimité de
la politique qui est notre problème central. C'est alors qu'on a
vu se dégager un socle idéologique commun qui va des libertaires
aux libéraux jusqu'aux socialistes et conservateurs comme le pense
aussi Wallerstein : le socle individualiste égalitaire, "matérialiste"
et travailliste, de la manipulation de la nature, la rupture avec l'ordre
traditionnel et toute hiérarchie c'est-à-dire aussi avec
toute finalité collective qui prétendrait organiser
le social, se limitant à la gestion des crises bloquant la circulation
ou la production. Non seulement la prétention de façonner
le monde à notre usage nous échappe plus encore qu'aux anciens
mais nous devons subir passivement ses changements accélérés
sans savoir où nous allons, sans avoir aucune durabilité.
De même les revendications des minorités par leur exigence
de reconnaissance sociale semblent se limiter aux procédures, à
la mise en scène de la concertation sociale, de la prise en compte
publique de leurs particularités privées, au détriment
de la capacité d'affirmation de valeurs collectives et de la capacité
d'agir à long terme. "La quête de la reconnaissance est constitutive
de la vie sociale" Formes 15, mais la vie sociale
ne saurait s'y réduire.
A ce stade, nous voilà bien embarrassés. La politique
a tour à tour été accusée d'impuissance et
de domination, d'arbitraire et de rationalisation, d'égalitarisme
et d'inégalités, en tout cas elle a perdu toute légitimité.
Quel sens peut avoir encore l'engagement politique dans une société
dépolitisée ? Qu'est-ce qui peut le rendre légitime
et sommes nous encore capables de gouverner ? Revendiquer plus de démocratie,
le droit des minorités, la participation des intéressés
aux décisions les concernants, n'est-ce pas rajouter à la
délégitimation du politique et se condamner à l'impuissance
ou à l'immobilisme, se vouer à la représentation
du débat démocratique plus qu'au pouvoir du citoyen,
s'abandonner au marché enfin, à la concurrence, au productivisme
et à la gestion du court terme (c'est-à-dire à l'irresponsabilité)
? C'est là où Claude Lefort est nécessaire à
rétablir un point de vue véritablement historique qui redonne
toute sa place au politique malgré son absence de fondement.
II. La politique comme histoire (contradictoire)
La délimitation de l'activité proprement
politique a pour effet d'instituer une scène sur laquelle
le conflit se présente aux yeux de tous (dés lors que la
citoyenneté n'est plus réservée à un petit
nombre) comme nécessaire, irréductible, légitime.
Peu importe que chaque parti proclame sa vocation à défendre
l'intérêt général et à réaliser
l'union, l'antagonisme accrédite une autre vocation, celle
de la société à la division.
Essais sur le politique, 293
Claude Lefort qui a fondé avec Cornélius Castoriadis
Socialisme ou Barbarie en 1948 sur l'opposition au totalitarisme,
sur la critique de gauche de la bureaucratie soviétique et du marxisme
dogmatique, répond assez précisément à ces
simplifications en essayant de garder une vision globale avec les aspects
contradictoires d'un processus vivant : nécessité
d'une foi en l'impossible qui permet de changer le monde et méfiance
envers le culte de l'impossible qui l'asservit.
S'il prétend n'être ni marxiste, ni hégélien,
c'est peut-être de l'être plus que les autres, en tout cas
il pratique une rigoureuse dialectique de l'unité sujet/objet qui
se réclame de Merleau-Ponty ou du "fait social total" de Mauss,
refusant de séparer politique, économie, psychologie, institutions
considérés dans leur solidarité historique comme "formes
de l'histoire" (ce qui l'amène à réfuter la
réduction du don à la réciprocité par exemple).
Cette sorte d'historicisme refusant de séparer le sujet instituant
et la "pensée héritée", réfute donc toute "pensée
de survol", "savoir en surplomb" ou point de vue de Sirius. Tout discours
doit rendre compte de son intentionnalité et de son inscription
dans le moment historique mais il s'agit aussi, dans l'étude de
Machiavel notamment, de "déceler l'interrogation dans cela même
que nous interrogeons" Formes 18. C'est le fait
d'en situer l'énonciation qui rend l'énoncé concret
alors qu'un énoncé sans sujet reste une abstraction indéterminée.
Cette abstraction est justement l'opération de l'idéologie,
à se vouloir universelle et se présenter sous un aspect éternel.
Le discours inscrit dans l'institution entretient l'illusion
d'une essence de la société, il conjure la double menace
que font peser sur l'ordre établi le fait qu'elle est divisée
et le fait qu'elle est historique, et il s'impose comme discours rationnel
en soi, discours clos qui, masquant les conditions de son propre engendrement,
prétend révéler celui de la réalité
sociale empirique. 493
En tant qu'il se donne comme discours sur le social,
s'extrayant du social, le discours idéologique se développe
sous le signe de l'impersonnel, il véhicule un savoir qui est censé
surgir de l'ordre des choses. 519
Le nouveau discours idéologique s'empare des signes
du nouveau, les cultive, pour effacer la menace de l'historique... Tandis
que le possible est lié au désir, qu'il met en jeu le refus
de l'acquis, le nouveau bouche la vue. 565
Formes de l'histoire
Il s'agit donc bien d'adopter une stratégie anti-idéologique.
En effet, l'attention de Claude Lefort à l'unité du moment
historique, du sujet et de l'objet, pose singulièrement le problème
de nos représentations, de leurs déterminations historiques,
de l'idéologie qui "n'est pas simplement interposée
comme un écran entre nous et les choses, elle se trouve imprimée
au fond de nos pensées" Formes, 19. C'est
une limitation de la pensée mais la pensée de l'idéologie
est elle-même un moment historique de la "genèse de la culture",
liée à une situation sociale datée. S'il est donc
problématique de vouloir penser l'idéologie et l'histoire
comme d'un extérieur introuvable, on peut confronter par contre
le présent au passé pour en saisir les changements de configurations,
se faisant historien de la sociologie (Machiavel, Tocqueville, Marx). L'idéologie
sera ainsi la deuxième préoccupation de Lefort après
l'unité historique et avant la démocratie. La fonction de
l'idéologie apparaîtra d'abord comme celle de "conjurer la
menace du nouveau", d'une "occultation de l'historique" dans la justification
de ce qui est, changement compris, dans une sorte de Fin de l'histoire,
puis surtout comme occultation de la division sociale sous le "discours
de l'organisation" réduisant la société à un
système à réguler alors que c'est le lieu d'un conflit
social. Cette division sociale va devenir pour Lefort le principe historique
lui-même (de la démocratie en particulier), de la reconnaissance
de l'Autre et de l'incertitude enfin.
Tandis que nous concevions l'idéologie comme une
formation imaginaire spécifique, liée au développement
d'une société dans laquelle la division sociale apparaît
pour la première fois, comme purement sociale, privée d'un
fondement naturel ou surnaturel, nous devenions attentif non seulement
au fantasme d'une humanité qui coïnciderait avec elle-même,
mais à celui d'une histoire délivrée de l'indétermination
de l'avenir et de la pesanteur du passé. Ces fantasmes, découvrions-nous,
dans lesquels la dimension de l'Autre se trouve annulée.
Les formes de l'Histoire, 20
La démocratie moderne, jugions-nous, est le seul
régime à signifier l'écart du symbolique et du réel
avec la notion d'un pouvoir dont nul, prince ou petit nombre, ne saurait
s'emparer ; sa vertu est de ramener la société à l'épreuve
de son institution ; là où se profile un lieu vide, il n'y
a pas de conjonction possible entre le pouvoir, la loi, le savoir, pas
d'énoncé possible de leur fondement ; l'être du social
se dérobe, ou, à mieux dire, se donne dans la forme d'un
questionnement interminable (ce dont témoigne le débat incessant,
mouvant des idéologies) ; les repères derniers de la certitude
sont dissous, tandis que naît une sensibilité nouvelle à
l'inconnu de l'histoire, à la gestation de l'humanité dans
toutes les variétés de ses figures.
C. Lefort, Essais sur le politique, Points,
p294
Ce qui va caractériser la démocratie c'est, en
effet, l'absence de fondement (religieux) ou plutôt l'interrogation
sur son fondement, la place vide de la conjonction du pouvoir au savoir
(bien qu'on ne sorte jamais complètement du théologico-politique).
"Sa vertu est de ramener la société à l'épreuve
de son institution" Essais, 294. Si le totalitarisme
est donc possible, c'est comme hégémonie de l'idéologie,
de sa peudo-unité, et négation de cette place vide, de l'absence
de fondement. Il est, par là, négation de la démocratie,
de la liberté et de l'histoire, de la division de la société
enfin. Car ce qui constitue l'unité de la société
et son indétermination dans la démocratie, c'est l'organisation
du conflit (électoral). Le totalitarisme n'est pas une perversion
de la démocratie mais bien une opposition à la démocratie
et à la division de la société (l'ennemi intérieur).
Claude Lefort refuse de réduire le totalitarisme au dirigisme ou
à l'autoritarisme. Il n'y a ainsi aucune identité entre la
politisation de l'économie et le totalitarisme malgré les
tentatives d'intimidation des libéraux. Il nous invite à
une pensée plus complexe que celle de Tocqueville qui avait bien
vu les contradictions d'une société sans fondements mais
s'arrêtait aux "contreparties" de l'égalité de condition
alors qu'il faut penser aussi "la contrepartie de la contrepartie" engageant
une dialectique historique.
A coup sûr, nous nous tromperions à notre
tour si nous prétendions arrêter l'exploration à la
contrepartie de la contrepartie. Bien plutôt devons-nous reconnaître
que, tant que l'aventure démocratique se poursuit et que les termes
de la contradiction se déplacent, le sens de ce qui advient demeure
en suspens. La démocratie se révèle ainsi la société
historique par excellence, société qui dans sa forme, accueille
et préserve l'indétermination, en contraste remarquable avec
le totalitarisme.
Essais, 26
Pour Claude Lefort, au fond, rien n'est réglé, ce pourquoi
sa lecture est frustrante. L'imprévisible domine mais sans exclure
l'invention collective comme ceux qui voudraient nous faire croire
à un changement continu sans craquements ni effets de seuils, sans
enthousiasmes ni effondrements. Il est certain que Lefort nous entraîne
dans bien des complications, plus que des complexités, nous exposant
à des surprises dialectiques, des renversements de position. Complication
difficile à "médiatiser" sans doute et qui ne nous aide pas
beaucoup nous livrant à l'improvisation perpétuelle, mais
rien de plus éloigné de lui en tout cas, que la réduction
du politique au "juste milieu", à la gestion de l'existant ou à
la résignation à l'impuissance.
On sent que, frappé par la médiocrité
de Louis-Philippe, il a saisi dans le juste milieu une notion clef,
qu'il l'a rapportée à celle de la via media, tant
dénoncée par Machiavel qu'elle lui a inspiré comme
à son modèle l'analyse corrosive des régimes incapables
de s'appuyer sur le peuple.
C. Lefort, Essais sur le politique. 194
On ne peut s'empêcher de penser qu'il réduit
pourtant le totalitarisme à une faute morale, un désir
de dominer représentant le mal dans le monde et qui serait cause
de la "servitude volontaire" comme le prétend Montaigne sous le
nom de La Boétie. Je ne le crois pas du tout mais cela justifie
ses saintes colères contre les "intellectuels communistes" à
qui ne semblaient manquer que le pouvoir pour envoyer leurs collègues
dans des camps de redressement ! Il se moque avec raison des repentis et
des convertis au libéralisme, faux révolutionnaires et vrais
arrivistes. Il n'est pas négligeable d'avoir refusé en leur
temps ces pratiques inacceptables et dénoncé les crimes des
bureaucraties totalitaires afin de pouvoir affirmer que son désir
de révolution est intact qui n'a jamais pactisé avec la dictature.
Il est d'autant plus étonnant qu'il n'insulte pas plus François
Furet et Martin Malia qui le méritent amplement. En tout cas, il
réfute tous les prophètes de l'impossible et la réduction
de toute espérance comme de toute dimension religieuse pour une
démocratie en devenir qui n'a pas dit son dernier mot.
Certes, nous devons tenir compte des leçons de l'histoire. En
voulant restaurer la primauté du politique on ne peut ignorer les
preuves accumulées de ses méfaits qui sont souvent ceux de
la centralisation aggravant les décalages. Pour Lefort l'alternative
se situe entre une idéologie du même, sans extérieur,
et une politique publique incertaine mais ouverte à l'Autre. C'est
une politique qui sait se limiter à une sphère publique
protégeant la vie privée, préservant un avenir incertain
et qui doit savoir ménager le plus d'autonomie possible aux acteurs
sans se condamner à l'impuissance collective de l'individualisme.
S'il reconnaît le risque totalitaire c'est pour souligner son échec
et la résistance de l'individu malgré tous les prophètes
annonçant sa fin prochaine (que ce soit Tocqueville, Arendt ou Hayek).
Ils concluent volontiers à l'anéantissement
prochain de l'individu, se réservant d'ailleurs la faculté
de le penser en toute indépendance. Or une chose est de percevoir
les ambiguïtés de l'expérience démocratique,
autre chose de juger que la question de l'individu, liée qu'elle
est devenue à celle de la vérité, peut être
supprimée. Essais 236
Claude Lefort nous invite donc à ne pas nous laisser intimider
par le défaitisme libéral et ne pas céder à
la démission du politique. S'il dénonce toujours le conflit
de classe derrière l'unité idéologique ce n'est ni
qu'il croit qu'on puisse se passer de la représentation de l'unité,
ni que celle-ci se réduise au conflit. L'auto-fondation de la société
n'est pas la réduction à l'arbitrage de conflits privés.
Il ne nous dit pas cependant comment redonner une légitimité
à la politique alors qu'il en montre toute la contingence.
Du moins il nous amène au point où nous devons prendre
conscience de la nécessité du politique et dépasser
cette désagrégation de la société car, même
en l'absence de fondement religieux, il n'y a aucune légitimité
de l'absence de politique mais seulement une insuffisance de légitimité
du politique. Pour trouver cette nouvelle légitimité,
nous devons pourtant aller au-delà de Claude Lefort. Il semble,
en effet, que ce soit l'écologie qui puisse y répondre sans
retomber dans le théologico-politique, trouvant sa légitimité
dans l'avenir, ouverte à l'Autre à partir de ce qui nous
menace, et retrouvant l'unité des individus afin d'assurer leur
autonomie.
III. La politique nécessaire (légitimité écologique)
Il est facile de voir qu'il n'y a pas de société
qui puisse prospérer sans croyances semblables, ou plutôt
qu'il n'y en a point qui subsistent ainsi car, sans idées communes,
il n'y a pas d'action commune, et sans action commune il existe des homme,
mais non un corps social...
Il faut donc toujours, quoiqu'il arrive, que l'autorité
se rencontre quelque part dans le monde intellectuel et moral. Sa place
est variable, mais elle a nécessairement une place. L'indépendance
individuelle peut-être plus ou moins grande, elle ne saurait être
sans bornes.
Tocqueville, De la démocratie
en Amérique, t. I, vol II, p38
Rétablir la primauté du politique signifie la capacité
de construire notre destin commun et de préserver les chances de
l'avenir en ralentissant les changements par principe de précaution,
prendre le temps de la réflexion collective et d'abord sur le pouvoir
comme projet collectif, destin commun, construction d'une solidarité,
capacité d'agir ensemble. Il ne s'agit pas de s'abandonner au volontarisme
après s'être abandonné au marché ou à
l'histoire, mais ne rien faire peut nous être fatal. On n'a pas le
choix, nous ne pouvons plus laisser faire. Notre développement n'est
pas durable. La catastrophe a déjà eu lieu. L'utopie c'est
de continuer. L'argument écologique est bien ici déterminant,
alors qu'il est absent pour Lefort. Remarquons qu'il "s'impose" au-delà
des particularismes, sans vouloir supprimer tout conflit ni réduire
les diversités. C'est l'unité vitale qui reste ne lésant
pas une minorité contre une autre. Il ne s'agit pas d'une nostalgie
de l'un mais de l'unité effective qui n'est pas à vainement
reconstruire sur la négation de nos divisions mais simplement à
reconnaître. Non seulement nous devons imposer une relocalisation
de la démocratie nous donnant un véritable pouvoir de maîtrise
de notre environnement, mais nous devons rassembler les immenses multitudes
de toute la Terre dans une politique globale. Objectif démesuré
sans doute de s'opposer à la destruction planétaire, mais
il n'y a pas d'autre mesure
Il ne s'agit pas de revenir à l'harmonie d'un cosmos dont l'ordre
a été dérangé depuis longtemps mais de ne plus
s'abandonner à un destin aveugle et des changements incontrôlés
pour une nécessaire maîtrise de notre évolution
au nom du principe de précaution, une histoire conçue
plutôt que subie, ce qui ne veut pas dire sans surprises. La question
des fondements du pouvoir n'est pas réglée mais décentralisée,
répercutée à tous les échelons de la subsidiarité.
Le totalitarisme bien sûr reste une possibilité de l'écologie
comme de la démocratie mais on peut penser qu'elle est mieux armée
pour y résister, ne serait-ce que par la valorisation de la diversité
qui vide la démocratie de sa pseudo-unité.
La perte de légitimité de l'unité religieuse et
politique n'a pas supprimé toute unité réelle, les
interdépendances sociales, la mondialisation des économies
et des pollutions, la nécessité de l'action collective.
Il n'y a pas disparition du politique et de l'autorité. Au contraire,
retenons de Tocqueville, qu'il y a toujours une autorité qui devient
simplement invisible dans la démocratie : autorité de l'opinion
(conformité), des puissances anonymes (Etat, peuple, société)
d'autant plus secrètes et capricieuses. Il y a de multiples hiérarchies
sociales bien qu'elles soient déniées. La capacité
collective d'agir se vérifie chaque jour pour soutenir les intérêts
dominants de l'ordre établi. Malgré tous les discours défaitistes
qui veulent nous persuader de la fin des idéologies et de l'impossibilité
de ne rien faire, il faut affirmer haut et fort que non seulement nous
devons décider consciemment de notre avenir à long terme
mais qu'il est tout-à-fait possible de planifier des objectifs politiques
pour l'économie sans tomber dans le dirigisme. Il ne s'agit en aucun
cas de prétendre réduire l'avenir au déjà connu
dans la négation de toute altérité mais au contraire
d'accueillir l'incertitude de l'avenir désormais comme menace potentielle,
principe de précaution face à l'autre radical plutôt
que de vouloir le ramener à la familiarité du même,
du déjà connu, alors qu'il faut se donner le temps de la
familiarisation. Il ne suffit pas de le dire, il faut s'en donner les moyens
qui ne sont pas ceux de la "représentation"..
Le mode de désignation des chefs, contribuent
plus que tout autre institution à façonner le style de relations
entre individus.
Raymond Aron, Démocratie et totalitarisme,
p33
Le problème n'est pas technique, il est d'instituer une nouvelle
légitimité politique fondée sur notre unité
écologique, notre vivre ensemble, notre destin commun et la préservation
de l'avenir. Légitimité hors d'atteinte d'une majorité
de vote ponctuelle car c'est la légitimité historique d'une
suite des générations où les générations
futures ont leur mot à dire aussi. Beaucoup de forces s'y opposent
dans la démocratie de marché au nom de la liberté
de l'individu comme s'il n'avait ni lieu, ni foyer, comme s'il n'y avait
plus d'histoire. Cela n'en réduit pas la nécessité
qui finira par s'imposer.
Il faut bien partir de l'individu pourtant, de son autonomie et non
de l'histoire, du progrès, de la production, de l'espèce
ou de la biosphère. Il ne peut sans doute y avoir qu'un seul but
légitime, l'individu lui-même mais pas l'égoïste
isolé de tout, hors du monde. C'est pourquoi, seul le développement
humain comme production de l'autonomie de la personne peut fonder la
légitimité de l'écologie. Le développement
local et personnel est ce qu'exigent à la fois les contraintes écologiques
et la nouvelle économie cognitive. L'autonomie de l'individu n'est
pas condamnée par la politique, elle est au contraire produite par
la démocratie, l'autonomie ne se défend pas toute seule et
ne doit pas sa victoire à sa résistance comme on aurait pu
le croire (et contrairement à la liberté religieuse). On
ne peut donc rien en attendre qu'il suffirait de laisser faire.
L'autonomie ne produit rien en elle-même, seul le pouvoir peut agir.
Tout ceci serait à préciser et à discuter collectivement.
Avons-nous ainsi tracé la voie d'un dépassement possible
de la crise du politique comme de la crise écologique ? En tout
cas il faut prendre toute la mesure de cette crise, ne pas faire comme
si la politique répondait à sa fonction. Le problème
est celui d'une démocratie participative qui non seulement soit
effective mais ne se réduise pas au local, accédant au contrôle
global au lieu de subir les effets destructeurs de la concurrence. Le problème
est celui d'une participation sporadique, éphémère
qui ne se commande pas et sur laquelle il est difficile de construire.
Ce problème n'est pas celui de l'Etat ni celui de la droite ou de
la gauche mais se pose à chacun dans sa vie, ses valeurs, ses actes.
Il ne s'agit pas d'écologie mentale pourtant, d'un nouveau moralisme
civique nous enjoignant à prendre nos responsabilités, mais
bien plutôt d'institution et de sens commun, d'une autonomie qu'il
est bien difficile d'assumer, d'une légitimité à trouver.