Contre-sens et tournant
On ne peut pas en dire autant de ses disciples qu'il désavouait
dès le début des années 80. Politiquement, Foucault
a pris la place de Bataille et de Sartre, voire de Reich, comme caution
des anarchistes, de la condamnation de tous les pouvoirs et de l'appel
à toutes les transgressions. Le malentendu est tel (c'est celui
d'une époque), qu'il faut absolument lire le tome IV des Dits
et écrits où la critique des thèses qu'on lui
prête est précise et répétée (mais l'ordre
de publication ne recouvrant pas l'ordre de l'écriture des textes,
on peut s'y perdre parfois). Le tournant des années 80-82 est à
la fois celui de nous tous (de l'esprit du temps), celui de Foucault prenant
distance avec son oeuvre (l'anti-dogmatisme en acte), mais c'est aussi
une nouvelle cohérence plus forte, des mise au point plus claires.
Pour le dire trop rapidement, il me semble qu'on peut voir dans cette dernière
période un retour de la dialectique (20, 740)
avec le retour du sujet, dialectique rejetée d'abord comme dogmatisme
mais retrouvée dans les faits. Les foucaldiens identifiant encore
savoir et pouvoir n'en sont certes pas là, ni sur le pouvoir comme
production, ni sur la sexualité comme amitié. Certains ont
pu vouloir faire de Foucault un libéral, tout est possible donc.
De l'intérêt de revenir au texte.
Position historique (généalogie du sujet)
Nous devons d'abord situer le contexte historique et la méthode
employée par Michel Foucault qui se distingue du philosophe, de
l'historien et du sociologue. L'histoire des sciences l'avait rendu rétif
au dogmatisme régnant qu'il soit hégélien ou marxiste
et la phénoménologie échouait, devant la linguistique
ou la psychanalyse, à réduire le sujet à son intentionalité.
Il s'agissait désormais de prendre le sujet comme objet de connaissance,
passer du sujet constituant au sujet constitué. L'essor du structuralisme
s'explique ainsi, après le subjectivisme existentialiste, comme
une fondation du sujet, une explication de l'individu par son implication
dans un ensemble, mais à la suite de Nietzsche et Heidegger, c'est
son inscription dans un processus historique, sa généalogie
que Foucault privilégiera (essayer de replacer le sujet dans
le domaine historique des pratiques et des processus où il n'a cessé
de se transformer). On trouvera une très grande parenté
avec Hannah Arendt (sur des thèmes comme le biopouvoir) qui peut
s'expliquer par l'influence d'Heidegger plus que par influence directe
sans doute. Contrairement à une tendance du structuralisme, il ne
s'agit en aucun cas pour Foucault de viser un savoir total ne laissant
plus aucune place au sujet constituant. L'essentiel pour lui reste la délégitimation
du savoir dogmatique jusqu'à un scepticisme proche au fond de celui
de Descartes face à la scolastique. Son entreprise est d'abord critique,
et surtout pas systématique. S'il prend le sujet à revers
ce n'est pas pour l'exclure mais à la fois pour réduire ses
prétentions à la vérité, le rendre moins rigide
dans ses identifications, et pour ouvrir des possibles inouïs. En
attirant l'attention sur les conditions pratiques du sujet, c'est à
une production de soi consciente qu'il nous invite (souci de soi).
Pratiques, rites et discours (de la méthode)
Au niveau méthodologique, c'est le même scepticisme soupçonneux
envers toute idéologie qui l'a orienté vers les pratiques.
Histoire des pratiques sociales et pratique des textes, leur manipulation,
leur mise en série. Il se définit ainsi comme un praticien
de la philosophie, opérant des coupes transversales des textes jusqu'à
faire sens dans leur décalage, leur étrangeté enfouie.
Ce qui l'intéresse, ce n'est pas tant ce que les gens croient mais
"ce qu'ils font et la façon dont ils le font"576.
Il se trouve ainsi plus proche de Mauss étudiant les techniques
du corps et les rites que de Lévi-Strauss étudiant les mythes.
Son objet n'est pas l'idéologie mais les "pratiques constituantes"
où le sujet et l'objet se forment et se transforment (634).
On peut voir dans cette unité du sujet et de l'objet une écologie
des pratiques, dont la police sera l'impeccable démonstration.
C'est, en effet, dans la pratique que le pouvoir s'exerce. D'ailleurs,
la première conséquence de cette observation, c'est que "le
pouvoir vient du bas"751 même s'il y a bien
une dialectique entre pouvoir étatique et pratiques de pouvoir,
nous participons tous au pouvoir, à la reproduction du système
(dominés comme dominants). Si la méthode prend au sérieux
le primat de la pratique ce n'est pas pour nous réduire cependant
à ce que nous faisons, puisqu'il termine par une généalogie
de l'éthique, à défaut de morale. Ces pratiques sont
celles d'un être pensant et "la pensée c'est la liberté
par rapport à ce qu'on fait"597.Il ne s'agit
donc pas plus de sociologie, que d'idéologie. Nietzsche se proposait
de remplacer la "sociologie" par une étude des formations de souveraineté,
il s'agit plutôt ici des formations historiques du sujet, de ses
"problématisations", ses pratiques sans doute, mais s'appuyant sur
des textes, une rationalité, un ordre du discours, comme
les rites s'appuient sur des mythes.
La production du sujet
Lorsque Foucault prétend réduire sa recherche à
la question : "A partir de quelle tecknai s'est formé le sujet
?", prenant à rebours l'historisation de l'oubli de l'Etre par
Heidegger, ce n'est pas dans le sens de Sloterdijk pour qui l'origine de
l'homme est dans la technique comme habitation, projection d'un monde.
C'est dans le sens d'une technique d'assujettissement ou de subjectivation
; technique visant directement le sujet comme liberté, son objectivation
qui permet d'en faire un objet de connaissance. C'est donc dans le sens
exclusif d'une technique de production du sujet. Il me semble évident
qu'il y a d'autres processus individualisants et d'autres supports matériels
de l'individu. Je serais tenté de dire qu'il s'agit ici seulement
de la mise en circulation du sujet, mais là encore limité
au versant hiérarchique, sans tenir compte de l'échange marchand
qui permet des relations égalitaires et anonymes (comme le montre
Louis Dumont) mais dont le poids semble se ramener, dans la pratique, à
fragiliser les hiérarchies. Reste que ces techniques de production
du sujet existent, hiérarchies et pouvoirs sont encore totalement
présents, et, en tant que tels, produisent un sujet en le visant
comme sujet (assujettissement) autant que par la résistance rencontrée
(subjectivation). Ce qui se produit dans cette intériorisation de
la Loi, c'est la responsabilité et la culpabilité du sujet,
d'origine religieuse (devoir-être) mais qui se traduit en
exigence de vérité du sujet, de l'authenticité de
l'aveu. La vérité répond au pouvoir comme sa subjectivation.
Il ne s'agit donc pas seulement de techniques corporelles mais aussi des
conditions d'un discours vrai en tant que rite. En fait, il y a un circuit
entre vérité, pouvoir et identité. La vérité
du sujet est bien produite.
Le circuit de la vérité
Il y a, d'après Foucault, 3 modes d'objectivation
qui transforment les êtres humains en sujets :
- Sciences (linguistique, économie, biologie),
connaissance objective, Savoir
- Pouvoir, pratiques divisantes (divisé des autres
ou à l'intérieur), systèmes signifiants, Politique
- Identification (sexe), pratiques, Morale
auxquels il rajoute à la fin :
- techniques de production (travail)
Il est étonnant qu'il réduise l'identification au sexe, on y mettrait plutôt le travail à notre époque mais pas dans la Grèce antique bien sûr. Si on peut accepter la définition de l'Ethique comme objectivation pour soi, ce n'est qu'un mode d'une objectivation qui prend aussi la forme d'une carrière professionnelle par exemple. En tout cas, Vérité-pouvoir-éthique font cercle, interagissent, s'influencent mutuellement. L'éthique, donc la liberté, dépend du politique qui dépend du religieux. On n'est pas loin de la triade de Dumézil (prêtres, guerriers, producteurs). Le savoir ne s'identifie pas au pouvoir avec lequel il a des rapports, ni la vérité à la morale. Mais nous n'avons rien dit encore, nous n'avons fait que poser le cadre de l'analyse, planter le décor. Venons-en au fait, à l'analyse du pouvoir.
Les relations de pouvoir
Contrairement à ce qu'on croit d'ordinaire, Foucault ne fait
pas du pouvoir le "mal" comme pour Sartre, ni la répression des
instincts comme pour Reich, ni une simple oppression, une domination, une
"servitude volontaire". Le pouvoir n'est pas la discipline (590)
et ne se réduit pas à l'interdit, à la Loi. Il est
d'abord productif, incitatif, et il vient du bas. Police de la circulation
des choses et des gens. C'est exactement ce que disait Lacan dans Télévision
et que, curieusement, Foucault n'avait pas bien compris : l'interdit crée
le désir (de transgression), le traumatisme est reconstruit, le
surmoi ordonne la jouissance (jouis). Il ne faut évidemment
pas confondre la Loi du désir avec la Loi pénale sinon qu'elles
sont puissances productrices plutôt qu'inhibition. Pour Foucault
le noeud du pouvoir, c'est de s'adresser à une liberté,
c'est-à-dire aussi à une résistance. Il n'y a pas
de pouvoir sans résistance. Le pouvoir est une stratégie,
une action sur l'action plutôt que domination ou simulacre
(134), une conduite des conduites (237).
Le pouvoir ne s'exerce que sur des "sujets libres" et en tant qu'ils sont
libres et peuvent y résister. Répétons-le, il ne s'agit
pas de servitude volontaire mais de relations de pouvoir assurant circulation
et production. Non seulement il n'y a pas de société sans
relations de pouvoir, mais plus il y a de liberté, plus il y a de
pouvoirs ! Il réfute donc l'utopie communicationnelle (Habermas)
sensée dépasser le pouvoir par l'argumentation et la communication
(727). On voit qu'on est bien loin de l'anarchisme
débridé qu'on lui prête !
La vérité du sujet
Le sujet se situant entre assujettissement et résistance, implique
une participation au pouvoir, c'est-à-dire au social, comme on participe
à la dette. La force de l'autorité doit se faire Droit pour
durer (Rousseau). Agir selon la loi, reconnaître la loi, c'est l'intérioriser
comme devoir-être auquel on ne peut s'égaler, introduisant
la scission dans le sujet entre le devoir et l'être (voir Gauchet),
posant la question enfin de la vérité du sujet. La production
par le sujet de sa vérité est une des formes majeures de
notre obéissance (confession, aveux, culpabilité). C'est
le fonds de commerce de la Théorie de l'engagement qui s'appuie
sur le moindre engagement, même extorqué, pour obtenir la
soumission à ses fins (commerciales la plupart du temps). De nombreuses
techniques de management ou de contractualisation, de cogestion voire même
d'autogestion, s'apparentent à ces "manipulations mentales". On
ne peut s'arrêter pourtant à cette face négative car,
sans intériorisation de la Loi ni responsabilité des
paroles données, il n'y aurait pas de sujet. C'est la nécessité
d'obéir qui produit une vérité du sujet qui ne préexistait
pas à l'injonction du pouvoir mais s'éprouve dans sa résistance
relative où la vérité du sujet peut servir aussi à
la délégitimation du pouvoir. L'autonomie est réelle
mais elle se réduit à l'intériorisation de la loi,
son acceptation limitée ou transformatrice, plutôt qu'à
se créer ses propres lois dans une auto-fondation impossible.
Le pouvoir intériorisé
Le pouvoir n'est pas extérieur. D'une part, l'individu-sujet
n'émerge jamais qu'au carrefour d'une technique de domination et
d'une technique de soi, d'autre part, la gouvernementalité
comme action sur une liberté implique le rapport de soi à
soi. Il n'y a pas de différence fondamentale pour les Grecs entre
gouvernement de soi et des autres. Le pouvoir n'est pas concentré
au sommet mais il y a plusieurs formes de gouvernementalité (famille,
école, prison, entreprises) qui ne visent pas la domination mais
la maîtrise des choses (savoir), des autres (pouvoir) et de soi-même
(éthique). Il n'y a pas de véritable indépendance
du pouvoir puisque les technologies de pouvoir déterminent en grande
partie la généalogie des savoirs et notre rationalité.
Ce que nous enseigne Foucault, en ces matières, c'est que nous devons
prendre conscience de nos limites, y introduire plus de réflexivité,
pas de renoncer à tout pouvoir, à ces professions impossibles
de la production du sujet, encore moins de se limiter aux fonctions négatives
de l'Etat comme le voudrait le libéralisme. Nous avons besoin du
pouvoir comme du concept pour saisir le réel, même si nous
devons garder leur mobilité. En tout cas, si sa paidéia
est plus modeste que celle rêvée par Castoriadis il précise
que "rien ne prouve que dans la relation pédagogique, ce soit
l'autogestion qui donne les meilleurs résultats"589.
Le pouvoir n'est pas seulement productif, évidemment, et largement
perfectible, constitué d'une combinaison variable de relations stratégiques,
de techniques de gouvernement et d'états de domination. Seuls ces
derniers devraient être réduits au minimum mais des pathologies
peuvent se développer à tous les niveaux. Il ne sert souvent
à rien de vouloir perfectionner une rationalité dont il faut
plutôt changer la plupart du temps.
L'écologie de la police
Venons-en au plus intéressant. Le meilleur livre de Michel Foucault
est sans doute "Surveiller et punir". Son aspect décapant
ne vient pas de la dénonciation du pouvoir dans ses extrémités,
d'une volonté de puissance aveugle. Ce qui choque, au contraire,
c'est le caractère inconscient d'un fonctionnement qui n'a été
voulu par personne, ni revendiqué par aucune autorité et
qui n'apparaît qu'au niveau des pratiques, mais alors massivement
: ce qu'on peut appeler une écologie de la police ou des prisons.
Marx avait déjà compris la productivité du crime,
son rôle dans la répression sociale. Ce que Michel Foucault
ajoute c'est la constatation de l'ajustement de la loi au niveau de répression
voulu. Une loi qui génère trop d'incarcérations sera
amendée, d'un autre côté, il est bien connu que la
prison produit des délinquants en série (aux identités
préétablies). La police devient complice d'un système
qu'elle entretient afin de fournir le niveau de répression voulu
(les petits dealers tolérés deviennent les informateurs d'un
contrôle policier sur les activités illégales dont
elle ne craint rien tant qu'une désorganisation, échappant
à sa surveillance). Cette imbrication et cet équilibre fluctuant
de la police et du crime n'est pas sans analogies avec le mécanisme
de marché. On pourrait parler du cours du prisonnier. Il
résulte de l'interdépendance des différentes institutions,
du fonctionnement lui-même déterminant une écologie
des populations mais surtout du rôle de régulation de
la police. Devant ce pouvoir anonyme, chacun ressent le risque totalitaire
de la complicité et de l'arbitraire. Il semblerait que le pouvoir
devienne de plus en plus totalitaire à mesure qu'il nous individualise
et nous rend plus autonome. C'est, comme toujours, pour notre bien qu'on
nous massacre à l'occasion. La police s'occupe de notre bonheur,
de notre vie alors que la politique règle les conflits. Il ne faut
pas y voir seulement l'insupportable pourtant, il faut en éprouver
aussi la nécessité. Il n'est pas question de se passer de
police.
La raison d'Etat
Ce qui n'est peut-être pas assez souligné par Foucault,
c'est que le mal n'est pas tant le pouvoir que son autonomisation, sous
la forme de la raison d'Etat et de la régulation. C'est cette autonomisation
qui prolonge le pouvoir pastoral en biopouvoir ravageur qui se croit tout
permis au nom de ses bonnes intentions. Il ne s'agit pas seulement de rationalisation
mais d'un point de vue extérieur pour lequel l'homme va devenir
objet de manipulation et de science. Le biopouvoir n'est pas comme pour
Hannah Arendt le souci domestique de la richesse et du vivant mais la manipulation
de nos vies par une raison autonomisée qui nous réduit à
un calcul assuranciel. Lorsqu'il dit que plus l'Etat moderne est individualiste,
plus il est totalitaire, qu'il y a une "corrélation permanente
entre une individualisation toujours plus poussée et la consolidation
de cette totalité"827, il me semble qu'il
faut le comprendre à partir d'une raison d'Etat devenue autonome,
sur le modèle de l'empire privilégiant les liens directs
avec l'empereur au-dessus des corps intermédiaires. C'est en tout
cas une réfutation du libéralisme. A suivre les hypothèses
de Gauchet, cette autonomie de l'Etat résulte d'une délégitimation
de l'Eglise. On peut penser que l'Etat lui-même a perdu sa légitimité
ensuite face à la société civile. Foucault rejetait
l'opposition de la société civile et de l'Etat, insistant
sur leur unité avec un pouvoir pastoral pénétrant
toute la société ; cela n'empêche pas que l'Etat a
perdu de sa légitimité au profit de l'économie qui
commence elle-même à perdre son hégémonie. Le
problème serait plutôt de regagner notre auto-nomie comme
projet collectif explicite au lieu de nous abandonner au laisser faire
sans résistance, par manque de légitimité. La question
est celle d'un pouvoir réflexif, d'une éthique enfin.
L'Etat-Providence et la production de l'autonomie
Les temps changent. La discipline décline au profit de la norme
et nous n'avons plus besoin de nous sacrifier, renoncer à nous pour
atteindre notre vérité. "La perspective de la sécurité
de l'existence facilite la direction des individus, bien que ce soit selon
une méthode totalement différente de celle des disciplines"662.
Certes, l'Etat-Providence est contemporain des plus grands massacres, mais
c'est sans doute en tant que raison d'Etat autonome et régulatrice.
Nous avons à récupérer cette autonomie pour nous,
à la produire. Il n'est pas question donc de se débarrasser
du pouvoir, ni de la sécurité sociale mais d'en atténuer
les effets de domination (ainsi que leur autonomisation) par une prise
de conscience collective qui fait problème pour l'instant. L'indication
la plus précieuse qu'il ait donné "c'est que le nous ne
me semble pas devoir être préalable à la question ;
il ne peut-être que le résultat"594.
Voilà qui semble le principe d'un pouvoir sans domination, construit
collectivement, lutte contre des assujettissements identitaires qui sont
d'ailleurs de plus en plus "flexibles". Le but d'un tel pouvoir est de
donner "à chacun son autonomie par rapport à des dangers
et à des situations qui seraient de nature à l'inférioriser
ou à l'assujettir"368. Le problème
de la dépendance des assistés est récent. Il témoigne
d'une baisse de l'urgence aussi bien que d'une demande d'autonomie plus
forte mais "tout un dispositif de couverture sociale, de fait, ne profite
pleinement à l'individu que si ce dernier se trouve intégré"369.
Intégration et exclusion sont articulés. C'est sur cette
rationalité qu'il faut agir, par l'universalisation des droits notamment.
Il y a certes "un système fini, face à une demande infinie"
(titre d'une intervention sur la sécurité sociale) mais si
une dualisation des protections est inévitable à partir d'un
certain niveau de protection, il semble qu'un revenu d'autonomie s'impose
bien qu'il ne soit pas mentionné. Il faut rappeler, comme il le
fait lui-même, que ses analyses concernent un passé révolu.
Si nous en avons encore de nombreuses traces qu'il faut méditer,
nous en sommes déjà bien éloigné. Chacun sait
que, de nos jours, la production de l'autonomie devient plus que jamais
nécessaire.
L'individu réflexif
Si l'individu n'existe pas en soi mais comme assujettissement, nous
ne sommes plus pour autant des corps soumis à la discipline mais
des sujets autonomes et anonymes, condamnés à la production
de soi. Plus il y a de liberté, plus il y a de pouvoirs.
Comme le notait Elias, la libération des moeurs n'a pas arrêté
le processus de civilisation mais plutôt intériorisé
les contraintes. Loin de s'y refuser, on peut dire que cette intériorisation
est heureuse chez Foucault, assumée comme souci de soi exigeant
réflexivité et détachement plus que résistance.
Il y a sans doute un peu trop de narcissisme, reflet de l'époque
encore, dans son éthique qui s'étend à une désexualisation
des plaisirs (738) ramenés à l'amitié
(l'amour réintroduirait le pouvoir par la dissymétrie des
désirs). Il est animé d'un certain acharnement à nier
le sexuel jusqu'à vouloir faire de cette négation la raison
de l'homosexualité comme désidentification, ce qui est excessif.
En tout cas, c'est fort loin des intentions qu'on lui prête, encore
une fois. Son éthique est celle de la réflexivité,
pas du laisser aller, de l'intériorisation et la distanciation de
nos rôles respectifs. Tenir son rôle avec la distance qui convient,
se donner une règle conforme à sa situation (immanence) tout
en gardant un point de vue critique (on pourrait dire qu'il faut des habitudes
pour s'adapter mais l'éthique comme super-habitude, habitude du
changement, doit introduire une souplesse consciente). Tout ceci ne doit
pas faire oublier que le sujet est un produit. Il faut y voir au contraire
la confirmation d'une production du sujet, d'une circulation du pouvoir
qui ne nous est pas extérieur mais nous donne forme jusqu'au gouvernement
de soi.
Du nouveau
Toutes les évidences simplificatrices de la lutte révolutionnaire
doivent être remises en cause, ainsi que l'utilisation politique
habituelle de Foucault, si on veut donner une chance à la subversion
de répondre aux nouvelles formes de domination et surtout de profiter
des nouvelles opportunités de libération, de production d'autonomie
concrète. La liberté n'est pas donnée mais doit être
produite, il ne suffit pas d'abattre les pouvoirs en place mais il faut
construire un pouvoir collectif réflexif. Comme souvent après
la mort du maître, le plus dur est d'intégrer le nouveau.
Ne pas être aveugle aux changements, aux retournements de situation.
On n'est plus au XIXème, Foucault le redit souvent. Il faut garder
le courage de la vérité (plutôt que le refoulement
ou l'identité bornée), ne pas avoir peur de dire qu'on s'est
trompé, condition du discours scientifique. Il en a donné
l'exemple en reconnaissant nos erreurs : "On se trompait quand on croyait
que toute morale était dans les interdits et que la levée
de ceux-ci résolvait à elle seule la question de l'éthique"674.
On se trompait aussi dit-il quand on croyait que le capitalisme avait besoin
de la répression de la sexualité (mais n'est-ce pas parce
qu'on a changé de mode de production, de la force de travail à
la résolution de problème). La question de notre responsabilité
se pose avec d'autant plus d'acuité. "Comment peut-on pratiquer
la liberté ?"711. L'erreur ne vient pas
de l'autre, le savoir n'est pas donné, le monde n'est pas transparent.
Il faut reconnaître ses erreurs, notre ignorance, la fragilité
de notre identité, notre inhabileté fatale. Le principe de
précaution est le principe d'une liberté sans certitude,
principe d'insuffisance de l'individu et du savoir comme produit de son
temps et sans que cela empêche le sujet de se rebeller contre le
monde qui l'a créé. Cette liberté n'est possible qu'avec
le support des institutions (des discours), une sécurité
sociale et la puissance du pouvoir politique sans lequel nous courrons
à la catastrophe. Il nous faut un pouvoir collectif qui ne soit
pas autonome mais réfléchi et produise de l'autonomie. Telle
est la question qu'il nous faut résoudre, devant la précarité
du mode de subjectivation moderne : produire les conditions de la liberté.
"La liberté est la condition ontologique de l'éthique
mais l'éthique est la forme réfléchie que prend la
liberté"712.