Une pré-histoire de l'inconscient (de la honte à
la culpabilité)
A la suite de Freud, Gérard Mendel, tout comme Pierre Legendre, s'intéresse
aux aspects archaïques, sauvages, de l'autorité ; aspects inconscients
dont il tente de faire une histoire centrée sur la question actuelle
de l'autorité et de la Loi dans nos démocraties. A la différence
de Pierre Legendre qui veut construire une "science du vivant parlant", Mendel
prétend à une "Anthropologie générale" mêlant
toutes les sciences humaines de l'ethnographie à la psychanalyse et
dégageant des "
universaux empiriques". Il récuse nettement pourtant le
terme de "nature humaine" au profit d'une construction historique de l'individu
et de son intériorité, dont il veut justement rendre compte dans ce livre.
Derrière cette histoire de l'autorité il y a, en effet, une
histoire de l'individuation, de la constitution d'une intériorité
et donc aussi d'une
historicisation du complexe
d'Oedipe. Pour Mendel ni l'Oedipe, ni l'inconscient ne sont universels mais
caractérisent un stade avancé de civilisation, d'intériorisation,
d'individuation et de distanciation.
Le caractère historique de l'inconscient suppose donc un stade préalable
d'extériorité ne permettant pas des interprétations
individuelles mais seulement collectives des rêves ou symptômes.
"
Nous avons appelé conscience de clan l'instance qui, chez les Africains, correspond au surmoi"
132. Les contradictions entre rapports sociaux et représentation de soi
ne peuvent s'exprimer autrement que dans les signifiants sociaux disponibles
dans l'environnement culturel (mythes, esprits, sorts). La
honte
est ici fondamentale, et le plus souvent collective, mais il ne peut y avoir
encore, et jusqu'aux Grecs compris de véritable culpabilité
individuelle (il y a là quelque chose de vrai mais on peut rester
tout de même un peu dubitatif en songeant ne serait-ce qu'à
l'histoire de Job qui date des sumériens).
Le patriarcat est donc
supposé dominant à ce stade (ce qui est contestable aux époques
pré-néolithique), le règne de la Loi des ancêtres,
et son déclin inauguré justement par les Grecs (qui représentent
une étape décisive sans doute, mais on en trouve déjà
des témoignages pendant la période intermédiaire égyptienne.
Comme pour l'individuation on ne peut trouver d'origine à une tendance
entropique, constante plutôt que continue, travail du scepticisme ou
discours de l'hystérique). La véritable naissance de l'intériorité
et du refoulement, donc de l'inconscient, est imputée à St
Augustin, l'intériorisation de l'autorité en surmoi et de la
honte en
culpabilité. Il est assez amusant de voir l'importance
qu'il donne à St Augustin au point de prétendre que nous portons
encore le poids de sa dépression et de sa culpabilité envers
ses parents ! Si nous devons bien "Les confessions" au deuil d'Augustin,
ce n'est pas si loin d'Origène ou même de Plotin mais surtout
de la spiritualité asiatique (Montanisme, Manichéisme, Attis),
rupture vers l'intériorité, longuement préparée
par le stoïcisme et le souci de soi. Cela n'enlève rien à
l'importance historique indéniable d'Augustin, mais tempère
le rôle de la singularité individuelle de sa dépression
dans l'affaire. Une question qui n'est pas réglée c'est le
rapport entre sa dépression et la constitution de l'Oedipe et du surmoi,
d'une intériorité enfin, chez un petit enfant ! Il ne faut pas
exagérer une coupure qui concerne surtout le discours social lui-même,
alors que l'origine de l'intériorité c'est d'abord le mensonge,
contemporain du langage, et Zarathoustra interrogeait déjà
l'intériorité de la mauvaise foi et de la bonne volonté
des coeurs purs.
Toujours est-il qu'il y a bien avec le christianisme romain une intériorisation
qui prendra toute son ampleur avec le protestantisme (Luther se réclamant
d'Augustin) avant que la guerre de 14 ne déclenche le dernier assaut
contre la patriarcat, d'abord dans l'Art moderne (dadaïstes, surréalistes)
dont Mai 68 est l'aboutissement, mais aussi dans les totalitarismes de masse
qui isolent les individus de leur famille et recourent à des figures
archaïques de communautés fusionnelles. Si la
modernité
peut bien être identifiée à une lutte contre l'autorité
et la tradition, on ne peut croire tout-à-fait à une évolution
linéaire depuis les Grecs, la féodalité par exemple,
ayant constitué un retour violent du patriarcat. Il faut se garder
de croire que la causalité serait d'abord fantasmatique alors qu'il
y a des intérêts bien réels en jeu. Le plus curieux
c'est que l'intériorisation de la Loi des Pères comme surmoi,
qui est la contrepartie de son déclin et constitue un progrès
de l'individuation, est analysé comme une régression par rapport
à un complexe d'Oedipe dont on nous convainc qu'il n'existe pas auparavant
! Au fond l'Oedipe fonctionnerait comme un mythe inaccessible, tout comme
le "stade génital" normalisateur, un paradis perdu par rapport auquel
nous serions toujours en régression. Le complexe d'Oedipe est ici
un mythe social, puisque historique, témoignant de la dissolution
du patriarcat. C'est le nom donné à l'impossible compensation
de la perte de la Loi extérieure par une loi privée. La Loi
du Père n'est qu'une douteuse réminiscence de la Loi des anciens,
"mythe individuel du névrosé".
La séparation libératrice
Il faut ajouter, en effet, à cette construction historique de l'inconscient
(phylogenèse), sa construction individuelle dans les stades pré-oedipiens
(ontogenèse). Gérard Mendel fait état ici d'une évolution
récente lui faisant prendre plus au sérieux les théories
de Mélanie Klein, ce qui l'a amené à distinguer 3
archaïsmes précédant l'Oedipe. Le premier archaïsme correspondrait au
syndrome d'abandon
du nourrisson de 6 mois et à la position dépressive qui s'ensuit
selon Mélanie Klein, fantasme d'un corps morcelé lorsqu'il
est séparé de la fusion maternelle (mauvais sein) et premières
"relation d'objet" dans les tentatives de séduction entre ses absences
incomprises. De 6 à 12 mois, ce que Donald Winnicott appelle des "
objets transitionnels" (doudous, sucettes, poupées, etc.) vont permettre à l'enfant de maîtriser
petit à petit l'angoisse de la séparation et développer
sa "
capacité d'être seul". C'est la
Grande Séparation. Enfin le refoulement primaire intervient avec l'acquisition du langage, développant alors une "
pensée
magique
" qui constitue le troisième archaïsme. L'Oedipe ne vient que
plus tard, avec la constitution de l'interdit de l'inceste et de la Loi,
"instituant" la séparation de la mère, ce qui se traduit par
une culpabilité intériorisée et un désir substitutif
reporté à l'extérieur (exogamie). La question restant
donc posée de savoir si on peut vraiment y accéder.
Il est intéressant de comparer cette présentation avec celle que faisait
Lacan
en 1938 dans "Les complexes familiaux dans la formation de l'individu" intégrant
déjà les découvertes de Mélanie Klein. Le premier
archaïsme est appelé cette fois "complexe de sevrage", renvoyant
classiquement aux sentiments de fusion, d'absorption, de dépendance,
de totalité et même de pulsion suicidaire. La prématuration
de la naissance chez l'homme le prive d'abord de sentiment de soi comme de
la coordination du corps. Il est donc livré au fantasme d'un corps morcelé
jusqu'au stade du miroir qui le constitue comme sujet pour un autre (sous son regard). Vient
alors le "complexe d'intrusion", c'est-à-dire la jalousie et l'identification
qui structureront ensuite le complexe d'Oedipe. Dès cette époque
Lacan expliquait la naissance de la psychanalyse par le déclin de
l'
imago du Père et de la Loi, de leur fonction séparatrice,
se traduisant par un égarement du désir, une régression vers la fusion mortifère et
psychotique avec la Mère. Si le Père incarne la Loi du langage,
la foi, le symbolique, l'interdit, le maternel est du côté matériel
de la dépendance et du besoin : flux, pulsions, forces primaires. Plus tard,
Lacan montrera que c'est l'interdit qui désigne l'objet du désir
(
signification du phallus), la Loi étant productrice de désir
(de transgression) alors que son absence livre au mystère d'un désir
arbitraire (capricieux), et donc à l'angoisse d'une séduction sans répit,
comme on le constate dans les "unions-libres".
Malgré quelques différences de détail, il y a un assez
large accord sur ces points puisque, pour Mendel aussi, l'absence de
Loi
ou d'autorité nous livre à la séduction sans mesure
de l'autre, à son désir arbitraire et illimité, à
l'angoisse de l'abandon. Il semble donc bien que "la loi libère et
la liberté asservit", contradictions de la liberté. Vérité
très relative bien sûr à la Loi et aux libertés
dont il s'agit. Ainsi, le Droit permet de protéger les petits de l'arbitraire
des grands, cela ne veut pas dire qu'il ne puisse être constamment
confisqué par les puissants. De même si la liberté du
plus fort asservit, ce n'est pas le cas de toutes les libertés et
ne peut servir de prétexte à un asservissement ! On est loin,
en tout cas, de la croyance psychologique à un moi parfaitement autonome
tel que nous le décrivent romans et théories psychologiques
ou sociologiques de l'individu rationnel. On est loin surtout des illusions
libertaires aussi bien que libérales. Ce que la psychanalyse peut
nous apprendre ici est absolument primordial pour la politique bien que la
plus grande confusion règne encore à ce sujet. Il ne s'agit
en aucun cas de se servir de l'Oedipe comme norme sociale ou justification
de l'ordre établi ! Les psychanalystes se ridiculisent à se
faire moralistes, même Legendre bataillant contre le pacs ! Lacan a
pourtant eu un rôle important pour les soixante-huitards refusant le
terrorisme, et qu'il avait prévenu : "en tant que révolutionnaires
vous cherchez un Maître, vous l'aurez !". Ceci sans tomber pour autant
dans l'analyse sauvage ou la condamnation de la contestation, comme d'autres ont osé le faire. Il n'est pas sûr
que cette "histoire de l'autorité" clarifie assez cette question décisive
de la Loi. Il faudra bien pourtant lui apporter une solution qui ne peut
plus être le retour du Père ou des religions mais une nouvelle
légitimité s'appuyant sur une objectivité partagée
qui me semble devoir être celle de l'écologie ; mais nous n'y
sommes pas encore !
Genos, Ploutos, Demos
L'originalité de ce livre tient surtout à l'utilisation de
cette sorte de triade indo-européenne entre le pouvoir patriarcal
traditionnel (
genos), le poids économique de la richesse (
ploutos)
et ce qui représente à la fois la société et
l'individuation (
demos). Ces trois dimensions vont interagir constamment
depuis la démocratie grecque, notamment avec
Clisthène,
dont le neveu Périclés continuera l'oeuvre, et qui va unifier
le peuple d'Athènes d'artisans, de commerçants et de marins,
comptant nombre d'étrangers, en adoptant une division territoriale
par "dèmes". "
Il rendit concitoyens de dème (démotes)
ceux qui habitaient dans chaque commune (dème), cela pour empêcher
de s'interpeller par le nom de leur père et de dénoncer ainsi
les nouveaux citoyens" (Aristote). La logique de la démocratie semble bien opposée à la logique familiale, dès l'origine.
L'auteur rappelle que les rapports sociaux s'édifient sur une fondation économique ("
Les Etats-Unis sont une société pilotée par le pétrole" Michael Klare
21/10/01
). Les raisons de la réforme démocratique sont donc largement économiques,
conséquence du dynamisme de l'Athènes marchande et artisanale.
Elles sont tout autant militaires notamment à cause du rôle
grandissant de la marine, et donc des marins, pour la défense de la
cité. Il est assez amusant qu'il veuille en faire aussi une origine
absolue, une séparation radicale instituant la "
tradition du nouveau", minimisant par trop ce qui précède et d'abord
Solon
qui a fondé la démocratie sur le conflit entre riches et pauvres
en se rendant odieux aux uns comme aux autres (cf.
Trésors. Geffray).
Si ce n'est pas plus que Socrate une origine absolue, ce sont bien évidemment des
moments significatifs de la transformation de "communautés" en "société"
où la division du travail prime sur les liens familiaux.
Dans
cette opposition de la "communauté" à la "société"
nous allons retrouver un parallèle avec les notions de maternel fusionnel
opposé à la Loi du Père intériorisée, individualisée
(alors que les communautés originelles sont patriarcales et que la
société démocratique entraîne une régression
maternelle !) D'un côté on a la communauté familiale organique,
fondée sur le
genos, la tradition,
les structures de parenté, les liens de dépendance, la honte
extérieure, le culte des anciens ; de l'autre on a une société
instituée sur le
demos, une Loi en construction, la division du travail, l'indépendance,
la culpabilité, le culte du nouveau. C'est la fonction des
tragédies grecques de représenter le conflit entre les lois de la cité et le respect des devoirs familiaux
(Antigone).
Il y a encore conflit d'autorité aujourd'hui entre ce qui est de l'ordre de la légalité construite
(demos) et ce qui est de l'ordre de la
légitimité (genos)
renvoyant aux origines (avant la naissance), à la continuité
des générations. L'autorité personnelle, si elle n'est
pas uniquement fonctionnelle, renvoie aussi aux schémas familiaux,
aux images paternelles et archaïques. La légitimité de
l'autorité se présente ainsi comme la prolongation de la dépendance
familiale, une défense contre l'abandon où la dépendance
des personnes procure l'indépendance des choses, au contraire du marché.
L'auteur va longuement analyser l'opposition entre l'autorité d'un
Hitler et d'un de Gaulle, le premier mobilisant l'archaïsme pré-oedipien
d'une autorité arbitraire alors que le deuxième s'identifie
(comme fils) à une figure paternelle, oedipienne et légaliste.
Si le
demos s'oppose au
genos il semble que désormais
ploutos se retourne contre
demos. Gérard Mendel refuse ainsi de rendre la démocratie responsable
de la crise de l'autorité, alors même que toute sa démonstration
va dans ce sens, en insistant sur le fait que seul le
capitalisme
(
ploutos) en serait responsable, que ce soit dans l'Etat, l'entreprise,
l'école ou la famille. Il constate, en effet, que ce n'est pas par
"overdose de démocratie" mais plutôt par manque de contrôle
de l'économie que la démocratie pêche. On ne peut que
l'approuver sur ce point mais il faut se demander pourquoi sinon par perte
de légitimité résultant bien de la contradiction entre
autorité et démocratie, répétée d'ailleurs
maintes fois par l'auteur. Ce qu'il faudrait dire plutôt c'est que,
certes l'économie est à la base de l'individuation démocratique,
mais que les institutions démocratiques ne se sont pas encore adaptées
à la nouvelle donne économique. On peut donner raison aussi
à ceux (Gauchet, Beck) qui font de la réussite même
de la démocratie représentative la cause de sa professionnalisation
et de son déclin, qui est aussi un phénomène cyclique
d'usure des institutions. Ce que Mendel souligne pourtant, c'est que la
liaison du capitalisme et de la démocratie parait de plus en plus
douteuse désormais, avec le développement des multinationales,
de la corruption et des mafias.
La Maison-Mère
Il faut donc se tourner avec l'auteur, du côté de l'économie capitaliste
pour comprendre ce qui sape le patriarcat aujourd'hui, tout autant que la
rationalité démocratique. L'économie, en effet, tient
lieu désormais de religion, comme on l'a souvent dit. Jean-Pierre Le
Goff a donné le nom de "
barbarie douce" au management des
entreprises actuelles. Les titres des chapitres de son livre sont assez éloquents
: "impliquer totalement les salariés dans l'entreprise, développer
le sentiment d'appartenance, le retour du religieux, modeler les comportements,
l'éthique : nouvel outil de la performance ?". Il s'agit bien d'une
nouvelle forme de domination paradoxale s'appuyant sur l'autonomie des salariés
pour capter la totalité des ressources de la personnalité,
jusqu'à son "savoir-être" ou ses valeurs éthiques. Si
l'autorité est moins apparente, elle est donc encore plus totale dans
son intériorisation même, s'apparentant aux systèmes
totalitaires.
Dans "
Souffrances en France", Christophe Dejours montre toute la cruauté
et la souffrance engendrées par cette mobilisation totale et le culte
de la performance avec son cortège de salariés sacrifiés
et de "harcèlement moral". Une telle barbarie n'est possible qu'à
être refoulée : "
c'est la défense ici qui est le ressort
de l'engagement et non le désir", du moins pour les cadres qui
doivent en appliquer les consignes, évitant ainsi la conscience du
mal. Les entreprises se comportent de plus en plus comme des sectes. Mendel
y voit le même phénomène régressif vers la fusion
maternelle. Les salariés ne sont plus assurés de leur statut,
ni des règles à respecter, mais soumis constamment par la "maison-mère"
à l'urgence, à la redéfinition des limites et surtout
à la menace du chômage qui ramène à la détresse
de l'abandon maternel.
Les méthodes du nouveau management ressemblent beaucoup,
en effet, sous leur apparence libérale et démocratique, aux pratiques
des sectes ou bien à l'auto-critique maoïste. Ainsi les pratiques
d'auto-évaluation obligent les salariés à adopter imaginairement
une position de pouvoir à l'encontre d'eux-mêmes. La théorie
de l'engagement me semble montrer clairement comment obtenir de quiconque
la soumission complète à ses propres fins en laissant l'illusion
d'un libre choix (cf. le "Traité de manipulation à l'usage
des honnêtes gens"). C'est l'essence même du pouvoir de mobiliser
une liberté en tant que telle. "Plus il y a de libertés, plus
il y a de pouvoirs" rappelait Foucault. Pour arriver à ses fins, l'intériorisation
par le sujet, le pouvoir a donc intérêt à se faire insensible,
se camoufler, devenir inapparent. C'est ce qu'on appelle la
gouvernance
qui est un gouvernement indirect par les dispositifs. Le vote lui-même
est souvent utilisé uniquement pour obtenir l'adhésion de tous
et faire taire les réticences.
Dans ce cadre on comprend le rôle de l'abandon des structures hiérarchiques
et de l'égalitarisme de façade qui servent surtout à
rendre invisible la dissymétrie des positions. Il ne s'agit de rien
d'autre que du
refoulement des inégalités, dans le discours uniquement. Rien d'étonnant non plus au nouveau "
conformisme de l'anti-conformisme" glorifiant l'autonomie
et la créativité, dont la fonction
est de renforcer la culpabilité individuelle avec le refoulement des
rapports de domination. Le capitalisme fonctionne largement sur le refoulement
de ses conséquences, notamment par l'éloignement du centre
de décision (Maison-Mère). L'actionnaire ne se veut en rien
responsable de ce que l'entreprise doit faire pour verser son dividende,
de même que les industriels ne se sentent pas responsables des dégâts
écologiques qu'il provoquent. Capitalisme et libéralisme sont
donc surtout d'implacables machines à refouler. Les effets en sont
souvent terribles pour les victimes privées de tout recours, de toute parole, de toute existence. On assiste
à une "
désocialisation par négation des différences de rôle, de statut, de pouvoir". C'est comme les histoires de "risquophobes" et de culpabilisation des
pauvres déniant les facilités des riches comme si ils ne devaient
leur réussite qu'à eux-mêmes !
Le déclin du patriarcat se traduit donc bien à la fois par
une intériorisation accrue (l'auto-autorité) et par une régression
infantile. L'effacement de la norme mâle, de la Loi et des liens symboliques
nous rend effectivement plus autonomes, c'est-à-dire plus solitaires
(voir "La solitude des mourants" d'Elias) et différents dans nos parcours
erratiques, certainement pas plus indépendants de la société ;
troquant plutôt une dépendance formelle pour une
dépendance
affective et vitale. Il ne faut plus seulement obéir, mais il faut
encore séduire et paraître content. Il n'est plus question
de résister mais d'en rajouter toujours plus, d'y sacrifier sa vie
! La Maison-Mère n'est pas une Bonne Mère mais lointaine et
capricieuse elle nous prend et nous jette au gré des fluctuations
de la demande. La mobilité gagnée sur la rigidité de
la Loi est surtout une mobilité subie nous privant d'avenir prévisible.
Cet univers maternel est un univers matériel de flux dans lesquels
nous sommes emportés sans résistance possible. L'Etat providence
aussi a eu un rôle certain dans la désagrégation des
dépendances familiales et locales auxquelles il se substituait. Il
représenterait plutôt la Bonne Mère pourtant, si la menace
de sa désagrégation n'était constante. Un revenu garanti
lèverait une grande part de cette angoisse d'abandon, au lieu de constituer un
renforcement de la dépendance comme on le prétend.
Faire sans le Père
Le repérage de cette dimension archaïque me semble à prendre
en compte mais il ne faudrait pas oublier que l'autonomie n'est pas tant
idéologique que nécessitée par des facteurs
techniques, l'importance de plus en plus grande du travail cognitif et le développement
de la division du travail. A suivre Simondon l'individuation produite par
ce processus de différenciation ne peut être autre chose qu'une
problématisation, donc pas sans créer de problèmes pour chacun !
Je ne peux m'empêcher enfin de voir une certaine contradiction entre
le processus de civilisation des moeurs, d'intériorisation du surmoi,
et la régression infantile qui l'accompagne, même si cela semble
conforme aux faits. Marthe Robert n'avait-elle pas déjà montré
le caractère infantile de la modernité dont témoigne
le roman ("Origine du roman, roman des origines"). Je crois pourtant bien
déceler la même hésitation chez Gérard Mendel,
sensible par exemple dans son refus de rendre la démocratie responsable
de sa dilution dans l'économie.
Il faut reconnaître que cette grille de
lecture semble confirmée par l'analyse qui est faite de l'Art contemporain
comme un "faire sans le Père" (depuis Robinson Crusoé) subissant
une régression de l'oeuvre, à l'acte, puis à l'artiste,
enfin au vide de l'instant. L'art moderne procède à chaque fois par différenciations
et ruptures, l'artiste devant renier ses maîtres avant de devenir maître
à son tour. Ce processus autoréférentiel a fini par
démonter toutes les techniques artistiques et supprimer tout système
de référence, ce qui rend de nouvelles transgressions encore
plus problématiques. L'Art contemporain, toujours réduit à
une communauté de "connaisseurs", semble adopter désormais
un double mouvement de familiarisation d'abord, permettant ensuite d'introduire
de l'
insolite pour capter l'attention. On rejoint là encore
l'univers fluctuant de la séduction plus que de la transgression, suspendu
à un désir capricieux et imprévisible qu'on cherche
à retenir un instant, faire événement. Cette régression
de l'Art en simple provocation témoigne encore d'une infantilisation
que renforcerait la mode de grandes salles et de grands objets qui nous rapetissent.
L'importance de la danse contemporaine peut renvoyer aussi au stade infantile
de la maîtrise corporelle.
L'Art n'est pas le seul à témoigner d'une infantilisation qu'on retrouve dans les nouvelles
pathologies. De nouvelles dépendances remplacent l'autorité et les
névroses d'antan, comme le montre Ehrenberg, "
La fatigue d'être
soi" se traduisant par une montée de la dépression, de l'obésité,
et des toxicomanies auxquelles on peut ajouter les "frénésies
d'achats" renvoyant à l'oralité originelle ou bien aux "objets
transitionnels" pré-oedipiens. On passe de plus en plus du conflit
à l'évitement. Le désir de fusion hédonique s'exprime
dans les grands rassemblements, les rave, les drogues, alors qu'il semble
bien qu'on ait "
perdu le plaisir de la relation humaine"
258. Le tableau est donc assez complet d'une régression vers les figures
archaïques de la Mère qui n'a rien de réjouissant. Comme le nazisme l'a illustré,
cette régression peut provoquer en effet des explosions de violences irrationnelles
tout autant que le développement de sectes autoritaires.
Quelle conclusion tirer de ce déclin de l'autorité, et surtout
quelles
solutions proposer ? C'est ici sans doute que les réponses
sont le moins satisfaisantes même si, heureusement, Gérard Mendel ne rêve
pas de revenir au patriarcat comme Legendre. Reconnaissant la nécessité
de poser des limites, on ne voit pas ce qui permettrait qu'elles soient respectées.
"
La légitimité de la politique ne sera sans doute désormais
reconnue par l'individu moderne que si elle lui permet de développer
ses ressources personnelles". Que propose-t-il, en fait ? De laïciser
ce qui reste d'autorités, de "compléter le schéma psychofamilial"
par de nouvelles communautés (sport, communautés, fêtes,
rassemblements, tribus, bandes) ainsi que par de nouvelles formes de socialisation
ni patriarcales ni communautaires comme les associations (mais aussi, ajouterons-nous,
les entreprises!). Il mise enfin sur la construction de soi qui dans ce cadre
a valeur de sublimation d'une solitude et d'une finitude assumées.
Cela n'est pas très éloigné de la tradition romanesque
et du fantasme du
self made man s'auto-engendrant comme cause de
soi. Ce n'est pas ce qui remplacera une nouvelle institution de la société,
la formation d'une conscience de soi planétaire au nom du
principe de précaution.
Ce qu'il faut retenir du moins, c'est qu'il ne faut pas rêver à
un homme nouveau qui est déjà là. Ce qui manque ce
sont de nouvelles institutions qui lui permettent de vivre et d'alléger
ses souffrances. En tout cas on ne peut plus faire comme avant, comme si
nous devions nous libérer encore d'un pouvoir patriarcal alors que nous sommes
pris désormais dans un réseau de liens contractuels et de dépendances
personnelles. Les stratégies libérales et libertaires sont
bien dépassées même si la plupart ne le savent pas encore.
Il nous faut maintenant trouver un langage
commun pour construire
un monde commun, plutôt que se replier sur soi. Il me semble que seule
une écologie-politique pourrait fonder une nouvelle légitimité
sur un développement humain et local.