Le nazi Heidegger, de l’existence à l’Être comme patrie

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La lettre sur l'humanisme (1946)
Revenir sur Heidegger peut paraître excessif à certains - son nazisme le disqualifiant définitivement. Ainsi, pour Emmanuel Faye, il n'y aurait rien à sauver de son oeuvre qui ne relèverait que de l'esbroufe, voire du camouflage, et pas de la philosophie. C'est une double erreur car si son nazisme avait effectivement des fondements philosophiques, ils continuent à travailler notre époque et n'ont pas été assez pris au sérieux. L'influence de Heidegger se fait sentir notamment dans la critique de la technique et une certaine écologie qu'on peut dire religion de la nature. Il y a une véritable nécessité à en déconstruire les présupposés.

Cette entreprise de dénazification met surtout en lumière tous les dangers de se réclamer d'une essence humaine survalorisée dont on pourrait priver les autres, pauvres aliénés. Xénophobie, racisme et sexisme sont l'envers de tous les discours identitaires sous leurs airs les plus avenants. Cela ne les empêche pas de prospérer car ils répondent à une incontestable demande. Ces dangers sont plus globalement ceux de tout idéalisme voulant se persuader d'une détermination du monde par l'idée (métaphysique ou religion), au lieu de nécessités extérieures impérieuses. Du coup, ils ne craignent rien tant qu'un effondrement subjectif et la perte de notre si précieuse essence attachée à l'idéal. Cette construction d'une identité humaine, toujours menacée, a besoin de se fonder sur un récit mythique avec une origine unique, continue et créatrice. A ces mythes primitifs de fondation, célébrant nos ancêtres, il faut opposer notre réalité historique d'une détermination par le milieu qui nous forme et nous change, ballotés par l'histoire, plus que ses acteurs, et dont nous devons encore apprendre de dures leçons.

Cependant, en dépit de cette attaque frontale qui ne se dérobe pas contre des tendances agissant dans la société actuelle, l'autre erreur serait de feindre d'ignorer l'événement qu'a été Être et Temps, ce qu'on a pu y reconnaître de nous-mêmes, devenu inoubliable - tout en refusant l'incroyable glissement qui s'opère à la fin (§74), et plus encore après, de la découverte de l'existence à l'Être comme patrie et plus précisément comme Être allemand - qu'il exaltera jusqu'au bout, où la découverte de notre singularité et notre étrangeté au monde débouche sur l'appartenance à un peuple comme à sa terre et l'adhésion aveugle au parti, nouvel exemple d'une philosophie faite pour refouler la séparation sous une prétendue réconciliation finale qui la suture.

J'ai donc trouvé utile de citer l'extrait de la lettre sur l'humanisme où Heidegger argumente justement ce passage d'une ontologie existentielle - description de notre ouverture au monde qui nous met en cause dans notre être - se tournant ensuite vers l'extériorité de l'Être - comme origine et devenir historique - pour aboutir de façon si décevante à l'identifier à la patrie - qu'il tente certes de dénationaliser mais où se retrouve quand même l'expérience de la guerre à l'origine de sa philosophie de l'existence, et ce qui avait justifié très concrètement son engagement nazi.

Il y a un malentendu sur Heidegger, dont il se plaignait lui-même, à l'origine du succès d'Être et Temps, ramené, notamment par Kojève, à une anthropologie philosophique. C'est bien pourtant cette phénoménologie de l'existence qui en a fait un des plus grands livres de philosophie selon Lévinas - qui malgré tout cherchera obstinément ensuite à sortir de l'Être et de l'identité par la responsabilité envers l'autre. On a plutôt l'impression que c'est Heidegger lui-même qui a raté sa cible en voulant combiner, dans ce texte dédié à Husserl, ses propres préoccupations métaphysiques avec un dernier exercice phénoménologique. C'est très sensible dans la différence entre le début, qui s'interroge scolastiquement sur l'Être, et la suite qui est plus dans la lignée de sa phénoménologie de la vie religieuse, analysant l'existence concrète, l'être-jeté, l'angoisse, le souci, l'inauthenticité, l'être-pour-la-mort, l'être au monde, la compréhension préalable de la situation, la vérité comme dé-couverte, etc. Quoique prétende Heidegger, à l'évidence, on ne parle pas de la même chose et si le début ennuie le reste passionne. Il n'aura de cesse ensuite de vouloir corriger le tir, parlant d'un tournant (parfois dénié) où ce n'est plus l'expérience du sujet qui importe mais l'ouverture de l'Être, l'événement extérieur. Ce déplacement du regard de l'intérieur à l'extérieur peut tout-à-fait se justifier, il n'empêche que, ce qui nous intéresse, c'est bien ce qui nous arrive et notamment ce sentiment d'existence devant la conscience de la mort (vivre comme si on devait mourir demain ou construire son propre mythe, un récit de soi ?).

Bien qu'il récusait le sens donné à une mort qui reste pure contingence (et la mort de Heidegger n'a rien eu d'héroïque), l'existentialisme humaniste de Sartre en découle logiquement puisque "précisément nous sommes sur un plan où il y a seulement des hommes" qui donnent sens à l'Être par leurs projets, alors que, pour Heidegger : "précisément nous sommes sur un plan où il y a principalement de l'Être", un destin historique qui nous appelle ! Tout est là. Parle-t-on de notre existence ou de l'existence du monde ? Il n'y a d'être effectivement que pour un être parlant et donc dans un monde commun, une langue une culture commune. On peut s'accorder aussi sur le fait que la conscience est conscience d'autre chose qu'elle-même, que l'être-là serait ouverture à l'être extérieur plus qu'intériorité et souci de soi mais on peut penser que l'ouverture aux autres prime sur l'ouverture aux choses et ne se réduit pas à l'être-avec mais bien à l'être-pour-autrui, au désir comme désir de reconnaissance et désir de l'autre. L'autre n'est pas un simple étant, Sartre l'a souligné avec raison, et il semble bien que penser à notre mort ne nous fait pas tant penser au monde perdu qu'à nos proches qui restent. Cette confusion entre l'Être englobant (l'Un mystique) et l'existence subjective (sociale mais individuée) se retrouve dans le sens donné au fait que nous soyons constamment "mis en cause dans notre être". Il est bien clair que c'est au regard des autres que notre être vacille, l'amoureux éconduit ou la honte dévoilée, regard intériorisé qui nous juge. On voudrait disparaître de l'être sur le champ, mais on ne peut voir là nul dévoilement de l'Être de l'étant, sinon comme relations sociales dans lesquelles nous sommes pris. Chez Hegel aussi la mort est avant tout ce qu'on met en jeu par la parole pour se faire reconnaître par autrui plus qu'animal et comme liberté (négation de la vie), c'est un risque assumé, une fierté proclamée, un droit réclamé, sa liberté défendue plus que révélation de l'Être. Même si l'angoisse de la mort dépouille la conscience de sa particularité et lui fait bien éprouver dans la peur absolue la contingence de l'existence elle-même, c'est non pour lui donner sens mais la simple négation de l'Être-donné et comme pur universel vide.

Il est bien difficile d'accepter l'assimilation par Heidegger de notre expérience existentielle (de la conscience de notre temporalité, entre passé et avenir, donc de la mort qui nous attend) à la différence ontologique entre l'Être et l'étant (le devenir historique et l'actuel disponible). Pour autant, on ne peut dire qu'il n'y ait aucun rapport. Si l'Être est le concept le plus vide pour Hegel, c'est qu'il est le plus général et donc, dépourvu de tout contenu, on peut l'appliquer à tout ! Cela en fait l'équivalent du néant, seul existant le devenir qui les réunit et qui est en fait ce que Heidegger appelle l'Être comme apparaissant et sa continuité supposée. Lorsqu'on se détache de nos préoccupations immédiates et du service des biens pour penser à notre existence, se pose certainement à notre réflexivité, c'est-à-dire à notre liberté, la question du sens de la vie - donc non résolu déjà, à redonner à chaque fois réflexivement - mais ce sens encore une fois est plus social que cosmologique ou purement existentiel, projet qui s'inscrit dans un grand récit et un futur commun (ne se réduisant pas à un "peuple"), plus préoccupé de nos amours enfin ou de notre propre destin que d'une "vérité de l'Être" - sauf par moments, bien sûr, ou en fin de vie peut-être quand on n'est plus actif et qu'on n'a plus d'avenir ? Ce n'est pas, en tout cas, ce qui guide notre existence concrète (sociale).

Une des conséquences fâcheuses de cette mystique de l'Être recouvrant le social et le politique, c'est la conversion à un difficilement justifiable "laisser-être", au lieu de réagir. Il est incontestablement salutaire de critiquer le volontarisme et l'utilitarisme, dénoncés comme subjectivisme, qu'il soit nationaliste ou collectiviste, au regard de la transcendance de l'Être et de l'histoire. Ce n'est pas une raison pour rester dans une contemplation passive, comme hors du monde. Il ne faut certes pas surestimer notre rôle, encore moins le poids de nos méditations pour orienter le devenir. On est bien obligé de tenir compte de processus relativement autonomes mais notre action est requise à chaque fois malgré tout, continuité de la contradiction au coeur du vivant, à l'opposé de l'amor fati - le sens lui-même étant à chaque fois la négation du sens précédent plus que sa fidèle continuation. Rien ne peut nous faire accepter ce monde d'injustices. Même si le volontarisme ne peut effectivement qu'échouer et que nos moyens d'action sont très limités - une inversion de l'entropie étant toujours locale - il y a une différence entre reconnaître son impuissance et glorifier l'ordre établi ou juste aller dans le sens du vent.

A partir de son tournant de 1936 avec son "deuxième grand livre" (que j'ai trouvé très mauvais, rien à voir avec Être et Temps) témoignant de sa déception du nazisme, Heidegger va se focaliser sur la différence ontologique de l'Être et de l'étant. C'est une question intéressante qu'on peut rapprocher de la "vérité comme sujet" chez Hegel et surtout de la critique de la réification par Luckàs rétablissant le processus derrière l'objet, sauf que chez Heidegger on n'est pas dans les causalités matérielles bien sûr mais dans l'idéalisme pur. Ainsi, alors même que la métaphysique sera sans arrêt influencée par le progrès des sciences depuis Galilée et Newton, au contraire pour lui, l'histoire de l'Être et de son occultation se confond avec l'histoire de la métaphysique, ce qui le mène, sous prétexte que les sciences supposent une ontologie délimitant leur objet, à faire de façon insensée de la métaphysique la cause des sciences et techniques - au lieu de la supériorité matérielle qu'elles donnent dans la guerre ou la production - tout comme il est stupide de croire que la croissance économique ou le productivisme seraient des idéologies, de simples croyances dont il faudrait se défaire et non des éléments constitutifs du système capitaliste de production, de sa dynamique et de sa puissance matérielle ! L'idéalisme est comme toujours délirant même si le matérialisme n'est pas à la hauteur de nos espérances. Le matérialisme ne consiste pas dans une pensée qui réduirait tout à la production ni même à la matière, c'est seulement la constatation de notre détermination (après-coup) par des contraintes et puissances matérielles plus que par l'idéologie ou les penseurs qui pensent fort même s'ils occupent la scène des superstructures et ne sont pas sans effets massifs.

Quand l'histoire de l'Être ne se confond pas avec l'histoire de l'Occident ou de la métaphysique, elle s'identifie à la patrie et finalement au peuple allemand ! Cela se justifie par le fait qu'il n'y a d'Être que par le langage et d'événement discontinu que pour une continuité sous-jacente, qu'on parle donc toujours à partir d'une culture, d'une histoire et d'une langue particulière, raison suffisante pour cet idéalisme de tomber dans une mystique du peuple assez inquiétante. Il s'agirait d'assumer sa facticité et sa provenance (comme si on pouvait dépasser son être-jeté, son étrangeté première). Ce serait la seule façon d'avoir un destin (ne pouvant être seulement individuel) et donc de pouvoir se projeter vers le futur, assumant ainsi l'historicité du Dasein, l'existence comme histoire vécue dont on est partie prenante (surestimant notre rôle par rapport aux forces extérieures). L'Être en vient à incarner la continuité d'une culture depuis son origine et le destin commun d'un peuple qu'une méditation qui revient à l'origine pourrait recueillir afin de l'accomplir ! L'appel à l'originaire est ce qui va nouer sa philosophie à ses engagements nazis, d'abord dans l'affirmation d'une essence de l'homme (dont certains comme les juifs sans patrie seraient dépourvus) et d'un sens préalable, perdu, à retrouver. On a là tous les ingrédients de la pensée réactionnaire, y compris dans son côté révolutionnaire et violent (il y a de nombreuses expressions violentes chez Heidegger) qu'on retrouve dans les différents extrémismes puisque ce serait l'Être lui-même qui serait en jeu ! Après celui de l'existence à l'Être, c'est tout de même à nouveau un saut extraordinaire de ramener l'Être comme physis, et la différence ontologique, à un peuple ou sa patrie, d'autant que cette nostalgie d'un chez nous qui peut mener à bien des massacres, revendication d'une patrie perdue, n'a aucun sens pour une espèce invasive comme la nôtre dont l'absence de patrie est constitutive (l'être-jeté au milieu de l'inconnu).

Il faut donner raison à Sartre contre Heidegger, il n'y a pas d'essence humaine, d'identité qui nous fige dans nos appartenances alors que nous ne sommes jamais tout-à-fait identiques à nous-mêmes, que c'est même la condition de notre liberté et de nos amours. Dire qu'il n'y a pas d'essence de l'homme ni un chez soi où tout serait à sa place n'est pas simplement prendre le contrepied du nazisme de Heidegger mais la conclusion qui s'impose d'un retour aux choses mêmes. Notre essence serait plutôt, en effet, de ne pas en avoir, d'être dénaturés dès l'origine, déspécialisés par la néoténie et formatés par la culture ou autres apprentissages. Ce qui caractérise notre espèce, "seul singe migrateur" ayant colonisé toute la planète dans ses recoins les plus hostiles et qui est prêt à vivre sur une autre planète aussi inhospitalière que Mars, ce serait bien plutôt le désir d'ailleurs, du grand large, jusqu'aux étoiles. Ce qui nous distingue des animaux, ce n'est pas d'être adaptés à notre milieu, d'y être comme un poisson dans l'eau, ce qui nous distingue est plutôt notre adaptabilité, toujours imparfaite, notre plasticité mais en n'étant jamais vraiment à notre place. C'est justement parce qu'il n'y a pas d'essence de l'homme, pas de sens préalable déjà donné que nous devons donner sens à notre existence, qu'il nous faut choisir notre être, notre projet de vie, fondement de notre liberté. Cette liberté a beau être ontologique et liée à l'espèce, il faut souligner qu'elle ne peut être sensible que dans une "société des individus" qui n'assigne pas les individus à un destin tout tracé par leur origine sociale. Difficile sinon d'aller au-delà de la définition que donne Aristote de l'homme comme animal parlant et politique, liberté capable de raison, de justice et d'argumentation que pourraient partager d'hypothétiques extraterrestres mais cela ne dit rien du contenu. Sinon, comme dit Pascal : "La nature de l’homme est toute nature, omne animal. Il n’y a rien qu’on ne rende naturel. Il n’y a naturel qu’on ne fasse perdre".

On peut tout-à-fait refuser l'identification de l'Être à une race ou une culture tout en reconnaissant la transcendance de l'Être, son hétéronomie radicale et l'étrangeté d'un monde qui nous emporte sur sa trajectoire, sa facticité. Ce qu'on ne peut pas admettre, tout au contraire, c'est bien la familiarité d'une harmonie préétablie et d'un chez soi justement, alors que l'expérience de l'existence est tout à l'opposé, confrontation à la dureté du réel et à l'injustice, à la différence de la pensée et de l'être - qui nous rend coupables mais sans quoi il n'y aurait pas d'ex-sistence dans une vie déjà vécue. Pour une espèce forgée par la technique, la dénaturation commence avec les premières pierres taillées sans doute, du moins avec le langage narratif qui fait exister ce qui n'est pas présent (il ne s'agit pas de montrer), et, en tout cas, avec les empires et grandes cités multiculturelles, bien avant les Grecs ! L'idée d'une tradition occidentale ne tient pas alors que ce qui a différencié les sciences depuis les Grecs, c'est de rompre avec les traditions. Sa vision des peuples originaires est aussi naïve que celle de Rousseau, récit mythique qui veut sauver la religion dans un monde où Dieu est mort. Ce n'est pas que, lorsque le dieu était vivant, l'absence de patrie terrestre n'était pas aussi criante dans cette vallée de larme. Notre bonheur, notre satisfaction, notre épanouissement ne sont pas de ce monde, ils ne sont pas au programme d'un monde qui n'est pas fait pour nous mais que nous essayons de redresser en permanence et dont nous devons prendre soin.

Toutes ces notions solidaires d'essence humaine, d'origine et d'aliénation (où même Marx est appelé à la rescousse), vont se cristalliser dans la critique de la technique, technique opposée au naturel, critique surtout de l'industrie opposée à l'artisanat - Mais tout cela ne serait qu'une conséquence de l'oubli de l'Être par une rationalité instrumentale et calculante dont les Juifs dépourvus de sol seraient l'incarnation ! L'ironie, c'est que si on peut retenir son insistance sur l'extériorité du devenir, de l'histoire, de l'événement, et que cette transcendance n'est plus biologique ni métaphysique mais qu'on se déleste aussi d'une essence humaine originaire, ce qui s'y substitue (et qu'il semble reconnaître dans "Le tournant"), c'est justement l'évolution technique et cognitive, nous menant on ne sait où sans qu'on en soit les maîtres quoiqu'on dise. Ce n'est pas parce que la technique rend tout manipulable qu'on peut manipuler la technique elle-même. Contrairement à la première évidence, la technique pas plus que l'Être n'est un produit de l'Homme, encore moins de la subjectivité. Ce n'est pas l'homme comme espèce qui est le sujet de la science, du progrès des connaissances. Comme le disait Poincaré pour la marche des sciences : "la part de l'homme est celle de l'erreur". L'artificiel n'est finalement qu'un produit de la nature, nous n'en sommes pas les maîtres, aussi étonnant cela puisse paraître (car l'esprit se croit tout-puissant et la critique du volontarisme se fait plus volontariste encore). De sorte que, même s'il n'y a pas de culture naturelle, de technique qui ne soit apprise, on ne peut plus penser sciences et techniques comme opposées à la nature, n'étant que le prolongement de l'évolution naturelle et de notre sauvagerie, constituant notre véritable destin, avec sa responsabilité écologique. Il ne s'agit pas, en effet, de nier tous les effets pervers de la technique, qui sont patents, ni son caractère souvent déshumanisant (bien qu'elle a tendance à s'humaniser comme le montre Simondon) mais on pourrait donner raison à Heidegger sur le fait que "la technique est dans son essence un destin historico-ontologique de la vérité de l'Être en tant qu'elle repose dans l'oubli" p117, à condition de ne pas chercher son fondement dans l'histoire de la métaphysique mais dans la sélection par le résultat et la détermination par le milieu ou des puissances matérielles, que cela nous plaise ou non. Dès lors, ce qu'il nous faut, c'est apprendre à habiter ce monde de la technique dévastateur, ce qui est la tâche urgente de l'écologie (qui n'est pas un impossible retour en arrière, encore moins un laisser-être).

L'exaltation mystique a beau nous convaincre du contraire, il n'y a pas de voie royale, poétique, vers notre essence authentique mais seulement une adaptation difficile aux changements de notre milieu, aux épreuves que nous rencontrons et à l'accélération technique, un bricolage imparfait de nos vies qui se cognent à un réel étranger qu'on ne peut considérer comme notre monde sous prétexte qu'il serait façonné par l'homme alors qu'il est le fruit de causalités extérieures, duretés de l'existence qui en font la temporalité même. Cela n'empêche pas qu'il est nécessaire de sortir régulièrement du service des biens, de notre affairement quotidien, ne serait-ce que pour se parler. On peut bien vivre en poète, puisque nous devons donner sens à notre existence, mais ce n'est pas accéder à une vie supérieure, ni juste en laissant les choses être, plutôt en les montrant sous un nouveau jour, comme fictions, comme si - et il n'y a pas à en rajouter, prendre des grands airs, toute vie vaut la peine d'être vécue malgré toutes ses imperfections et petitesses avec lesquelles on se débrouille comme on peut. Il est sans doute trop déprimant d'abandonner ses rêves héroïques et du paradis de l'enfance, car l'absence de patrie est cruellement ressentie, mais ce n'est pas une question personnelle : on ne fait pas exprès de rêver, pas plus que de croire la religion de la tribu, ce sont les rêves qui hantent nos sociétés et tournent souvent au cauchemar. C'est cela l'histoire, collective, et ce qu'elle nous apprend de nos errances au lieu d'une connaissance originelle introuvable.

Il ne suffit pas de refouler le nazisme comme incarnation du mal alors que, comme toujours, c'est au nom d'un Bien supérieur qu'il a justifié le mal radical. Il faut reconnaître l'adhésion enthousiaste qu'il a suscité, toutes ses séductions plus présentes qu'on ne se l'avoue, et faire le partage entre ce qu'on peut retenir de Heidegger, contre lui souvent, et ce qui sert de fondement à son nazisme. Pour cela, il me semble pouvoir être utile de lire cet extrait de la "lettre sur l'humanisme" où Heidegger tente de lier explicitement l'ex-sistence du Dasein à la question de l'Être et sa réduction à la patrie en passant par l'habiter :

Comme ek-sistant l’homme se tient dans le destin de l’Etre. L’ek-sistence de l’homme est, en tant qu’ek-sistence, historique, mais elle ne l’est point d’abord, ni même seulement, parce qu’avec l’homme et les affaires humaines toutes sortes de choses surviennent dans le cours du temps. C’est parce qu’il s’agit de penser l’ek-sistence de l’être-le-là, qu’il est si essentiel pour la pensée, dans Sein und Zeit, d’avoir expérimenté l’historicité de l’être-là.

Mais n’est-il pas dit dans Sein und Zeit (p. 212) où la formule « es gibt » vient au langage: « Il n’y a d’Etre qu’autant qu’est l’être-là »? Sans aucune doute. Cela signifie: l’Etre ne se transmet à l’homme qu’autant qu’advient l’éclaircie de l’Etre. Mais que le « là », l’éclaircie comme vérité de l’Etre lui-même advienne, c’est le décret de l’Etre lui-même. L’Etre est le destin de l’éclaircie. Cette phrase toutefois ne signifie pas que l’être-là de l’homme, au sens traditionnel d’existentia et au sens moderne de réalité de l’ego cogito, soit cet étant par le moyen duquel l’Etre est créé. Elle ne dit pas que l’Etre est un produit de l’homme. Dans l’Introduction de Sein und Zeit (p. 38) se trouve ceci simplement et clairement exprimé et même en italique : « l’Etre est le transcendant pur et simple ». De même que l’ouverture de la proximité spatiale dépasse toute chose proche ou lointaine, quand on la considère du point de vue de cette chose, de même l’Etre est essentiellement au-delà de tout étant, parce qu’il est l'éclaircie elle-même. En cela, l’Etre est pensé à partir de l'étant, selon une manière de voir de prime abord inévitable dans la métaphysique encore régnante. C’est seulement dans une telle perspective que l’Etre se découvre en un dépassement et en tant que ce dépassement.

Cette détermination introductive: « l’Etre est le transcendant pur et simple », rassemble en une proposition simple la manière selon laquelle l'essence de l’Etre jusqu’à présent s’éclaircissait pour l’homme. Cette détermination à rebours de l’essence de l’Etre à partir de l’éclaircie de l’étant comme tel demeure inévitable pour toute pensée qui cherche à se poser la question portant sur la vérité de l’Etre. La pensée atteste ainsi la destination propre de son essence. Loin d’elle la prétention de vouloir tout reprendre par le début et de déclarer fausse toute philosophie antérieure. Mais quant à savoir si la détermination de l’Etre comme pur transcendant désigne déjà l’essence simple de la vérité de l’Etre, c’est là l’unique question qu’ait à se poser avant tout une pensée qui cherche à penser la vérité de l’Etre. C’est aussi pourquoi il est dit, p. 230, que c’est seulement à partir du « sens », c’est-à-dire de la vérité de l’Etre, qu’on peut comprendre comment l’Etre est. L’Etre s’éclaircit pour l’homme dans le projet extatique. Mais ce projet ne crée pas l’Etre.

Du reste, ce projet est, dans son essence, un projet jeté. Ce qui jette dans le projeter n’est pas l’homme, mais l’Etre lui-même qui destine l’homme à l’ek-sistence de l’être-le-là comme à son essence. Ce destin advient comme l’éclaircie de l’Etre; il est lui-même cette éclaircie. Il accorde la proximité à l’Etre. Dans cette proximité, dans l’éclaircie du « là », habite l’homme en tant qu’ek-sistant, sans qu’il soit encore à même aujourd’hui d’expérimenter proprement cet habiter et de l’assumer. Cette proximité « de » l’Etre qui est en elle-même le « là » de l’être-là, le discours sur l’élégie Heimkunft de Hölderlin (1943) qui est pensé à partir de Sein und Zeit l’appelle « la patrie », d’un mot emprunté au chant même du poète et en partant de l’expérience de l’oubli de l’Etre. Le mot est ici pensé en un sens essentiel, non point patriotique, ni nationaliste, mais sur le plan de l'histoire de l’Etre. L’essence de la patrie est nommée également dans l’intention de penser l’absence de patrie de l’homme moderne à partir de l’essence de l’histoire de l’Etre. Nietzsche est le dernier à avoir expérimenté cette absence de patrie. Il ne pouvait lui trouver d’autre issue, à l’intérieur de la métaphysique, que dans le renversement de la métaphysique. Mais c’était là se fermer définitivement toute issue. En fait, Hölderlin, lorsqu’il chante le « retour à la patrie », a souci de faire accéder ses « compatriotes » à leur essence. Il ne cherche nullement cette essence dans un égoïsme national. Il la voit bien plutôt à partir de l’appartenance au destin de l’Occident. Toutefois, l’Occident n’est pensé, ni de façon régionale, comme Couchant opposé au Levant, ni même seulement comme Europe, mais sur le plan de l'histoire du monde, à partir de la proximité à l’origine. Nous avons à peine commencé de penser les relations mystérieuses avec l’Est qui sont devenues parole dans la poésie de Hölderlin (cf. Der Ister, Die Wanderung, 3e strophe et suivantes). La « réalité allemande » n’est pas dite au monde pour qu’en l’essence allemande le monde trouve sa guérison ; elle est dite aux Allemands pour qu’en vertu du destin qui les lie aux autres peuples ils deviennent avec eux participants à l’histoire du monde (cf. Zu Hölderlins Gedicht « Andenken », Tübinger Gedenkschrift, 1943, p. 322). La patrie de cet habiter historique est la proximité à l’Etre.

C’est dans cette proximité ou jamais que doit se décider si le dieu et les dieux se refusent et comment ils se refusent et si la nuit demeure, si le jour du sacré se lève et comment il se lève, si dans cette aube du sacré une apparition du dieu et des dieux peut à nouveau commencer et comment. Or le sacré, seul espace essentiel de la divinité qui à son tour accorde seule la dimension pour les dieux et le dieu, ne vient à l'éclat du paraître que lorsque au préalable, et dans une longue préparation, l’Etre s’est éclairci et a été expérimenté dans sa vérité. C’est ainsi seulement, à partir de l’Etre, que commence le dépassement de l’absence de patrie en laquelle s’égarent non seulement les hommes, mais l’essence même de l’homme.

L’absence de patrie qui reste ainsi à penser repose dans l’abandon de l’Etre, propre à l’étant. Elle est le signe de l’oubli de l’Etre. Par suite de cet oubli, la vérité de l’Etre demeure impensée. L’oubli de l’Etre se dénonce indirectement en ceci que l’homme ne considère jamais que l’étant et n’opère que sur lui. Mais parce que l’homme ne peut alors s’empêcher de se faire de l’Etre une représentation, l’Etre n’est défini que comme le « concept le plus général » de l’étant et par le fait comme ce qui l’englobe, ou comme une création de l’Etant infini, ou comme le produit d’un sujet fini. En même temps, et cela depuis toujours, « l’Etre » est pris pour « l’étant », et inversement « l’étant » est pris pour « l’Etre », tous deux étant comme mélangés dans une confusion étrange et sur laquelle on n’a pas encore réfléchi.

L’Etre en tant que le destin qui destine la vérité reste celé. Mais le destin du monde s’annonce dans la poésie sans être manifesté déjà comme histoire de l’Etre. C’est pourquoi la pensée de Hölderlin, aux dimensions de l’histoire du monde, qui s’exprime dans le poème Andenken, est essentiellement plus originelle et par le fait même plus future que le pur cosmopolitisme de Goethe. Pour la même raison, la relation de Hölderlin à l’hellénisme est essentiellement autre chose qu’un humanisme. Aussi les jeunes Allemands qui avaient connaissance de Hölderlin ont-ils pensé et vécu en face de la mort Autre chose que ce que l’opinion publique a prétendu être le point de vue allemand.

L’absence de patrie devient un destin mondial. C’est pourquoi il est nécessaire de penser ce destin sur le plan de l’histoire de l’Etre. Ainsi ce que Marx, partant de Hegel, a reconnu en un sens important et essentiel comme étant l’aliénation de l’homme plonge ses racines dans l’absence de patrie de l’homme moderne. Cette absence de patrie se dénonce, et cela à partir du destin de l’Etre, sous les espèces de la métaphysique qui la renforce en même temps qu’elle la dissimule comme absence de patrie.

Voir aussi "L’invention des peuples de Herder à Heidegger".

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47 réflexions au sujet de “Le nazi Heidegger, de l’existence à l’Être comme patrie”

  1. Jean je m'excuse mas je lirai tout de cet article après cet écrit :

    Tu as tout compris :
    Ìl faut aller chercher la finalité que tous nous avons dans notre contexte historique plutôt que de l'accomplir pour soi en dépit de ceux qui pour certains pensent l'avoir mérité en justifiant la souffrance des autres par la vertu de leur fidélité qui on surpassé l'homme par leur dignité d'homme (darwin/nietschze travestit).
    mais surtout l'évolution naturelle montre que certains hommes par leur bonté on mérité d'être supérieurs (mythologies hindouisme bouddhisme judaïsme travestit par le nazisme)

    la communion entre hitler et les éléments de la réincarnation (satiska à l'envers) : "Nous avions raison nous étions les élus" > blanc blond grands yeux bleus naissance : kabbalistique et satanisme satyrique : ironie du sort rire du destin (rire : banalité du mal) > ragnarök > mysticisme polythéiste > lacanisme hérétique : paradoxe des élus du judaïsme
    élus : porté un message important, s'y reconnaitre, le véhiculer, jusqu'à trouver une terre de repos (jerusalem céleste terrestre)

    Contraire d'heidegger et du lacanisme hérétique (qui cherche à accuser plutôt qu'à sauver lorsque la personne s'accuse elle-même - qui cherche à se venger plutôt qu'à sauver lorsque la personne s'accuse elle-même sans être contextualiser dans un récit) Le judaïsme le christianisme, le coran aujourd'hui l'écologie politique et l'altermondialisme : les récoltes et les semences de nos oeuvres sont faites pour que tous s'accomplissent dans leur dignité d'être en tant qu'être inférieurs à un être plus grand

    je t'invite à t'intéresser aux projections de tous nos espaces temps différends qui ne dévoilent pas leur contextes et qui fonctionnent aux quiproquo des synchronisations hérétiques des échanges. La fonction de ce rapport humain est dans un système basé sur le bien et le mal (nazisme) qui désynchronise les espace-temps et ou les personnes ont peur de se dévoiler (peur de la violence et de la punition) autour d'un système inégalitaire

    excuse moi pour cet écrit rapide et violent

    stade 1 : voyance des 5 sens
    stade 2 : verbe > intensification de la carte et du territoire
    Stade 3 : déconnexion schizoïde
    Stade 4 : envoutement par le verbe
    Stade 5 : Passage à l'acte par le verbe
    Stade 6 : Guerre traumas historiques conjonctures
    Stade 7 : Projection désynchronisées par la hiérarchie et les projections psychologiques impuissantes et décontextualisées par l'opacité des hommes de pouvoirs + dépossession de moyens matériels : pathologies numérique : hackers virus et compagnie surtout dans le P2P Quiproquos et mensonges et satyres etc. : vois le tableau

    des fois le silence ou les larmes

    Tous cela ne pouvait qu'intéresser heidegger : certains judaïsme et ont désiré la vengeance à la raison et au pardon

    Deleuze : la bêtise c'est "j'avais raison"

    tu es un homme de courage à bientôt copain 🙂

  2. la métaphysique est-elle la naissance de la psychanalyse en philosophie (dialectique philosophique violente entre science et occultisme) : ou la continuité du chamanisme travestit par le pouvoir souvent comme tant de choses...

    amitiés copain 🙂

  3. Heidegger est masqué c'est sûr.
    Je pense qu'il est innocent mais qu'ils s'est mouillé à une histoire fortement morbide.
    Le mental de heidegger s'exprime dans sa philosophie, c'est ce qui montre chez lui de façon plus sérieuse qu'il est une sorte d'auteur tel que Céline (nihilisme politique et engagé non-nihiliste?). capitalisme et schizophrénie de deleuze et de guattari ont cette forme d'art philosophique souvent très masqué...

    deleuze hérite de nietschze / guattari de la psychanalyse et de la psychiatrie

    Je m'étonne de la métaphore entre ubuntu et apple et intel et le reste avec microsoft on dirait l'histoire du pillage des connaissance (pour linux) et de leur travestissement.

    une mémoire qu'on se rabache et répète sans cesse (les échos)

    J'arrête là

    c'est un très bel article

    Des bisous

  4. Je ne pense pas que Heidegger soit innocent. Il n'est certes pas responsable du nazisme après la nuit des longs couteaux, car il était du côté des SA, mais il aspirait incontestablement au totalitarisme (de l'unité du peuple) et était bien antisémite, même après la guerre. Il fait une tirade antisémite (à peine voilée) vers la fin de la lettre sur l'humanisme :

    L’Etre est la garde qui, pour sa vérité, a dans sa garde l’homme en son essence ek-sistante, de sorte qu’elle abrite l'ek-sistence dans le langage. C’est pourquoi le langage est à la fois la maison de l’Etre et l'abri de l’essence de l’homme. C’est seulement parce que le langage est l’abri de l’essence de l’homme que les hommes et les humanités historiques peuvent être sans abri dans leur propre langue, devenue pour eux l’habitacle de leurs machinations.

    La machination, c'est ce que Heidegger prête constamment aux Juifs qui parlent allemand sans être allemands ! Encore, là, c'est assez "innocent", il est ailleurs plus explicite et violent, mais c'était publié aux yeux de tous sans attendre les cahiers noirs et les conférences appelant à l'extermination de l'asiatique.

    Et tout cela n'empêche pas que la lecture de Heidegger puisse être inspirante, comme les religions peuvent l'être avec leurs illusions faites pour nous. La métaphysique est intimement liée à l'onto-théologie, y compris avec le dernier dieu heideggérien.

    Je ne crois plus aux grands hommes, ce sont les circonstances qui peuvent en donner l'impression et forger leur stature. Moi aussi, j'ai cru avoir un message à délivrer au monde avant de découvrir que j'avais surtout à me dépouiller des mes illusions (celles de l'époque) une à une. Il n'y a sinon que narcissisme, idéal du moi, semblant.

    Je ne prétends pas cependant que ce soit le dernier mot. La dialectique avec le réel est là pour démentir sans cesse nos récits et désigner par où ils pêchent. Ainsi, il n'est pas plus tenable de se passer d'idéal que d'amour en dépit de leurs illusions. S'il ne faut pas trop s'y croire, il faut quand même se croire et viser plus haut. C'est ce que dit bien cette citation (excessive) d'Alain :

    "Sans la haute idée d'une mission de l'homme et sans le devoir de se redresser d'après un modèle, l'homme n'aurait pas plus de conscience que le chien ou la mouche".

  5. En fait, l'erreur de Heidegger est - entre autres - celle de ne pas avoir séparé la langue et la patrie. Ce que vous écrivez à propos du langage en référence à Heidegger m'a fait pensé à l'essai de Barbara Cassin que je lis en ce moment "La Nostalgie". Partant de Anna Arendt, elle prend bien soin de mettre en évidence la distinction entre la langue et la patrie, en émettant cette hypothèse: la véritable patrie est la langue maternelle, qui n'est en rien assimilable à la "terre des ancêtres", à rebours des conceptions rétrogrades et identitaires. Et encore, même cette langue maternelle, cette "patrie" donc (ou plutôt "matrie" ...) n'est pas figée en une essence, donc susceptible de transformation, subissant in fine, l'extériorité de l'évolution technique.

    • Il ne me semble pas tenable de faire du langage une patrie alors que la question est bien celle du rapport du langage au réel. Heidegger y met le peuple comme histoire, un peu comme Hegel auquel il se réfère pour dire que ce n'est pas comme l'Esprit du peuple mais que c'est quand même la même chose dite autrement...

      Incontestablement, le langage est le problème, on se dit appartenir à sa langue maternelle puisque nous nous identifions à notre langage intérieur mais ce n'est pas spécifique à un langage particulier. Il n'y a pas d'identité sans langage (sans le nom) mais l'énonciation ne pouvant se réduire à son énoncé, c'est d'emblée une identité perdue où s'éprouve l'inadéquation du singulier à l'universel. Le réel fait trou dans le langage mais c'est bien le réel qui est agissant, qui fait l'histoire. Il n'était pas absurde de nommer ce réel du nom de peuple quand différents empires construisaient des civilisations différentes de façon relativement autonome, ce qui n'est plus le cas (et ne l'était pas avant quand le sujet était la tribu, ni même la cité dans une culture plus vaste). C'est à notre époque, à cause de son accélération au cours de nos vies, que le réel est devenu celui de l'évolution technique plus que la guerre, et c'est ce que Heidegger refusait absolument.

      En tout cas, dans le dernier extrait que j'ai donné, on voit que pour Heidegger séparer langue et patrie, parler l'allemand sans être allemand (mais juif) est la pire tromperie ! Une patrie implique de mourir pour elle. Son patriotisme n'est certes pas une déduction de sa philosophie, lui préexistant et l'inspirant plutôt. En tout cas, au lieu de vouloir séparer langage et patrie, mieux vaudrait reconnaître que nous sommes sans patrie - ce qui n'empêche pas qu'on vient tous de quelque part, ni d'être solidaire avec les autres.

  6. Xénophobie, racisme et sexisme sont l'envers de tous les discours identitaires sous leurs airs les plus avenants.
    Vous en êtes certain? Ce qui me semble en jeu, c'est d'abord la recherche d'une communauté, et d'une communauté forte dont on puisse se sentir fier, et au sein de laquelle on puisse se sentir protégé, une communauté qui nous mette à l'abri des angoisses existentielles. Ensuite, que cette communauté soit xénophobe ou raciste est assez commun, et pourquoi pas sexiste, dès lors que la domination d'un des deux sexes est une réalité.
    Je ne fais ici l'apologie d'aucune communauté, mais je crois que nous sommes des êtres sociaux qui avons certains besoins liés à nos caractéristiques et que nous sommes prêts à les satisfaire, quitte à le faire sur le dos des autres communautés. Comment expliquer que le nazisme ait eu un succès indéniable?
    Ce n'est peut-être pas très raisonnable, mais si je me base sur le Roman de Jean Teulet qui m'a tant impressionné, "Mangez le si vous voulez", il y décrit très bien la folie collective qui se déploie lors du lynchage, comme hypnotisée, et aussi la petite minorité qui reste lucide, en pure perte dans ce cas de figure.

    • D'abord, je parle de discours identitaire pas seulement d'identité (on ne peut pas se passer d'identité ce qui n'est pas la même chose que la revendiquer car elle serait menacée). Ensuite, il est certain qu'il y a là une aspiration profonde (nostalgie de l'enfance). L'adhésion au nazisme a été enthousiaste. Jung s'étonnait de l'énergie que cela avait libéré. Arendt était atterrée de voir tout le monde autour d'elle devenir nazi. C'est ce qu'on appelle la peste émotionnelle mais qui était vécue dans l'exaltation perverse de la négation du manque (tout comme les nouveaux convertis) et d'une solidarité imaginaire (tout comme à la guerre ou dans les grandes manifestations). Ce n'était pas une simple folie collective qui n'aurait pas duré si longtemps mais une adhésion profonde, non pas inculte, primaire, mais cultivée et raisonnée. Il ne fait aucun doute que les gens aspirent à l'unité, la communauté, le communisme, surtout en temps de crise et de grandes transformations.

      La communauté nous manque et il est assez logique que les mêmes séductions agissent encore sur les peuples, dans l'illusion que cette fois, on ne referait pas les mêmes "erreurs". Il y a heureusement des communautés innocentes (comme une chorale par exemple) mais pas des communautés identitaires car il n'y a pas d'identité sans différence (hiérarchique). On peut remonter aux sociétés originaires qui se définissaient explicitement comme les vrais hommes opposés aux autres tribus ramenées à des animaux à 2 pieds. Même une classe d'école que personne n'a choisi développe un sentiment de supériorité par rapport aux autres classes. Certes, un religieux plein d'amour se vit en accord avec tous les hommes mais la supériorité de sa religion peut justifier tous les massacres. C'est le cas même des communistes, des anarchistes, des antifas, etc. Il y en a qui sont plus dangereux que d'autres, d'autant plus ils s'identifient aux véritables hommes, à la véritable race ou culture, soldats de la Vérité, de la Vie et de l'Être, c'est-à-dire ceux-là même qui ont (trop) bonne conscience.

      Freud pensait que le pacte social reposait sur le crime collectif, en tout cas le discours identitaire qui affiche ses si bonnes intentions provoque immédiatement des débordements violents. On voudrait bien sûr séparer le positif du négatif mais, en dehors de foules exaltées par les discours, il ne peut y avoir identité de l'individu et du collectif, unité toujours brisée et à refaire. Il est donc important de reconnaître qu'il ne peut pas y avoir de communauté identitaire effective, qu'il n'y a pas d'Être originel qui nous unit et qu'il faudrait laisser-être mais que ce qui existe, c'est un monde imparfait et divisé plein d'injustices à réparer. Ce n'est pas à cause du multiculturalisme imposé par la mondialisation. C'était déjà le cas avant, les identités se définissant par oppositions internes comme aujourd'hui contre le multiculturalisme, l'unité se fait toujours contre et se défait en l'absence d'ennemis. Il faut se satisfaire des communautés faibles des associations, au lieu de rêver de communautés fortes comme les mafias, les sectes, les nationalistes, les révolutionnaires, etc. C'est certes moins drôle, ce pourquoi il ne sert à rien de le dire sans doute et que tout continuera comme avant avec des jeunes qui veulent absolument y croire, des vieux qui ont peur de perdre leur statut hiérarchique, et de beaux discours qui parlent du peuple retrouvé et promettent la lune (un dieu nouveau venu pour nous sauver).

      • Oui, tout ceci pour une "bonne raison":

        La démokratie passe ainsi à côté du fait que les évidences politiques ne sont jamais d'ordre logique, mais toujours d'ordre éthique

        Il en est de même lorsque les zadistes déclarent qu'ils respecteront le verdict des urnes, si tant est qu'il aille dans leur sens:

        Les "autres", c’est ceux qui n’ont pas à s’inquiéter de cette connerie qu’ON appelle la "Loi",
        qui l’écartent d’un geste vexé quand elle leur barre le chemin, qui la changent à loisir en fonction des nécessités du profit et de leur hégémonie ;
        ce qui, au reste, est la seule position cohérente au sein d’une société capitaliste.

        Et effectivement, s'il n'y a plus les Grecs d'un côté et les barbares de l'autre, il n'y a plus que du bétail:

        La politique c’est eux qui la font et nous qui la subissons ou l’entravons.
        Erreur : pour qu’ils puissent faire leur politique, ils faut qu’ils soient déjà passés sur nos cadavres.
        Il est absurde de protester parce qu’ils nous font mal quand ils nous piétinent

        https://lundi.am/Que-penser-du-Black-bloc

        • Je soutiens les zadistes, non seulement pour empêcher les projets inutiles mais pour expérimenter d'autres modes de vie (souvent voués à l'échec) et je ne considère ni la démocratie ni la loi comme incontestables. Il est légitime de se révolter et de faire entendre l'intérêt général (écologique) contre les intérêts particuliers.

          Cependant, effectivement, ces combats produisent inévitablement du groupe en fusion, la solidarité de camarades de combat, un processus d'identification opposé aux autres qui laisse ensuite les militants orphelins quand le groupe se défait et peut justifier des violences pour les plus fanatiques.

  7. Le passage raté au https il y a juste 2 ans a été catastrophique (ce n'est pas adapté aux anciens sites même si c'est recommandé pour les nouveaux) et le pire c'est que j'en subis toujours les conséquences, impossible de revenir en arrière, le système qui gère le https n'est vraiment pas au point : si vous avez le malheur de taper une fois http://jeanzin.fr, le fichier SiteSecurityServiceState.txt empêchera de revenir à http://jeanzin.fr à cause du système "HSTS" ! Que des trucs aussi débiles subsistent dans internet me dépasse...

    Pour ma part, j'essaie de rester en http en supprimant à chaque fois l'entrée jeanzin dans SiteSecurityServiceState.txt mais il me remet régulièrement en https. Or, autre incroyable débilité, le même site en http ou https est considéré comme 2 sites complètement distincts pour les moteurs de recherche ou Facebook. Ainsi un like avec https ne sera pas vu en http !

    Quel ne fut pas ma surprise lorsque basculant sans le vouloir en https j'ai vu que le nombre de likes approchait les 70 pour cet article. J'ai cru à un bug, d'autant plus que le nombre de vues de l'article reste modeste mais il semble que cela vienne surtout des USA. En tout cas, bien que restant très confidentiel, il a été effectivement plus apprécié que je ne le pensais (le texte commence par s'excuser de l'écrire). J'avais peur qu'il paraisse assommant et n'intéresse personne, me servant surtout à moi pour reformuler la cohérence de ma propre évolution bien éloignée des discours à la mode.

    Une des raisons de ce texte, c'est d'avoir visionné un colloque sur Heidegger et le nazisme qui m'avait agacé à s'effrayer d'un antisémitisme désormais indiscutable (sauf pour l'impayable négationniste Fédier) depuis la publication des cahiers noirs mais sans jamais mettre en cause ses fondements dans sa philosophie, au contraire réaffirmée avec emphase pour sa hauteur de vue. La critique que j'en fais ne me semble pas originale et même plutôt banale, ce sont les questions qui se posent. Ce qui me semble incroyable, c'est qu'on ne le dise pas - ne serait-ce que pour essayer de le démentir.

    Tout cela en maintenant, contre l'autre camp, celui des critiques qui ne veulent rien savoir de son oeuvre, que je ne peux me passer de nombreux apports de Heidegger, quitte à les réinterpréter (par exemple l'essence de la vérité comme liberté). Il est certes assez encourageant que cela rencontre l'assentiment de quelques uns même si cela doit déplaire à beaucoup d'autres.

    • Je ne suis pas sûr que la personnalité d'Hitler, sa folie, soit l'important mais plutôt la folie du peuple allemand et tous les discours courants qu'il a rassemblés dans Mein Kampf et qui étaient très anciens. Il est intéressant par contre de voir leur proximité (relative) avec le pangermanisme de Heidegger.

      Hitler parle de son enfance au début de Mein Kampf. Comme Hitler a été dans le même lycée que Wittgenstein, certains on voulu y voir gratuitement l'origine de son antisémitisme mais c'est pur délire. Hitler explique qu'il est devenu antisémite à Vienne, quand lui-même était dans la misère alors qu'il précise bien qu'à Linz, les juifs (on peut dire comme Wittgenstein bien qu'il ne soit pas du tout nommé) ne se distinguaient pas des Allemands (habillés pareils). Ce n'est bien sûr pas Hitler qui a inventé l'antisémitisme qui était endémique.

      http://jeanzin.fr/ecorevo/philo/pretapen/hitler.htm#Mein%20Kampf

      • L'antisémitisme était aussi très développé en France. Le colonialisme français, ou d'autres pays, du marché des esclaves triangulaire avait bien également fondé l'idée d'une supériorité raciale, religieuse et civilisationnelle. La guerre de 14-18 ayant pour partie démarré sur le champ colonial où la France était bien plus avancée que l'Allemagne qui jalousait cette puissance impériale.

        Ceci étant, l'unité prétendue d'un "peuple" allemand homogène ne tient pas vraiment, tellement il y a de diversité entre un bavarois et un souabe, plus extravertis, catholiques, et un allemand du centre et nord du pays, plus froid, sobre et protestant, sans compter les fortes origines celtiques du sud de l'Allemagne en comparaison au reste du nord du pays.

        • L'antisémitisme était loin d'être spécifique aux Allemands, il y avait un antisémitisme français très sensible (de certains marxistes comme Paul Lafargue jusqu'à Maurras) mais la Révolution avait émancipé les Juifs et l'affaire Dreyfus avait surmonté l'antisémitisme. Même si la question juive était ravivée à l'époque de la constitution d'un sentiment national allemand, l'antisémitisme n'était pas partout aussi sensible qu'à Vienne (ou en Russie). C'est à la fois une longue histoire et des circonstances particulières (le racisme biologisant, les banquiers juifs, le marxisme, l’antijudaïsme chrétien, le nationalisme, etc). Heidegger en rajoute une couche en en faisant les agents du calcul et de la technique.

          Par contre, les horreurs du colonialisme sont effectivement bien trop oubliées dans l'affaire, préfigurant les horreurs du nazisme et son racisme qu'on trouvait bien plus insupportables appliquées à des blancs civilisés. Le colonialisme a mené à des massacres insensés. Les Allemands avaient déjà fait un génocide en Afrique du Sud-Ouest mais il est vrai qu'ils venaient après l'Angleterre, la France, les Belges... En tout cas, ce n'est pas pour rien que le colonialisme est invoqué à la première page de Mein Kampf.

  8. Vincent Presumey vient de faire une lecture attentive d'Être et Temps entièrement négative et inspirée par Emmanuel Faye. Il est amusant qu'il vise Macron à travers l'heideggerianisme de Ricoeur, et son slogan "en marche" très heideggerien aussi! Je trouve positif qu'on dévoile les soubassements nazis de sa pensée mais ne comprends pas trop qu'on rejette complètement sa phénoménologie de l'existence (dans la suite de sa phénoménologie de la vie religieuse).

    https://blogs.mediapart.fr/vincent-presumey/blog/140218/resume-critique-de-martin-heidegger-etre-et-temps

    • Dans les années 20, l'Eugénisme n'était pas encore devenu tabou. Je me souviens avoir parcouru le livre de Silvio Gesell (je crois que c'est "L'ordre économique naturel"), dans lequel il évoque la sélection comme phénomène qui n'épargne pas la communauté humaine. Mais Gesell n'est pas du tout un activiste pressé d'accélérer cette sélection, contrairement à un Heidegger. L'élitisme de Macron me semble indubitable, et c'est même le principal reproche que j'ai à son encontre, mais il me semble quand même nettement plus complexe.

      • C'est effectivement un peu un archéo-marxiste qui juge des choses à partir d'une grille de lecture rigide qu'il prend pour la vérité même. Quand on croit à une société idéale où l'individu s'épanouit forcément, nul besoin d'existentialisme (petit-bourgeois) !

        C'est quand même quelqu'un d'intéressant, il travaille et, si on ne peut le suivre complètement (faire de l'angoisse et du souci la phénoménologie de la vie d'Hitler telle que racontée dans Mein Kampf!), il est utile d’interpréter Etre et Temps à la lumière de son nazisme et sa lecture peut aider à mieux lire le texte.

        Il est malgré tout impossible de réduire l'existentialisme au nazisme, de tenir pour simple méprise les philosophes qui on trouvé dans cette phénoménologie de l'existence un renouvellement de leur philosophie. Il est d'ailleurs tout aussi impossible de dénier au fascisme et au nazisme toute vérité, nostalgie de la communauté qu'il faut reconnaître pour ne pas retomber dans les mêmes horreurs. Je crois que je suis plus efficace en refusant de confondre l'existence et l'Être ou une supposée patrie.

        La phénoménologie de l'existence que tente Heidegger est certes critiquable, incomplète, orientée mais on ne peut la comprendre si on n'en fait pas la continuité de sa phénoménologie de la vie religieuse qui l'a précédée (et qui était aussi trop individuelle et basée sur l'angoisse pas sur la charité). Ce n'est pas pure invention puisqu'on en trouve l'essentiel avant (de Pascal à Kierkegaard) qui est ici délesté de la religion (avant d'y revenir), ces passions tristes ayant peu de chances de disparaître par un constructivisme social idéal. Je suis bien d'accord qu'il faut par contre critiquer le concept d'aliénation, je l'ai fait abondamment, ainsi que la survalorisation d'une authenticité donnant supériorité sur les autres mais cela ne doit pas empêcher de reconnaître la réalité de l'aliénation (notamment dans le travail, ce que ses chantres oublient trop), ni s'empêcher de penser au sens de l'existence.

        Enfin, comme tous les philosophes, il ne peut s'agir d'en devenir des disciples mais de réinterpréter ce qu'ils ont apporté de nouveau, le critiquer pour essayer de faire un pas de plus (la plupart des philosophes ont un grain, leur folie étant un excès de logique mais les fous disent des vérités aussi).

    • Ces moments d'extase sont incontestables qu'on peut éprouver aux premières amours ou à l'éveil du printemps, décharges d'endomorphine à ce qu'il paraît qui me semblent plus rares avec l'âge. Le sentiment de se fondre dans le grand tout est très gratifiant, c'est d'ailleurs ce qu'on ressentirait lors d'une mort par arrêt cardiaque (manque de sang dans le cerveau) si l'on en croit ceux qui en sont revenus. Les religions sont faites pour entretenir ce sentiment, donnant de grandes émotions, mais aussi des culpabilités pathologiques...

      C'est bien pour cela qu'on est supposé remercier de la beauté du monde et du miracle d'en être mais, non, ce monde n'est pas une création divine, ce n'est pas le meilleur des mondes, ce n'est pas un monde acceptable dont il faudrait tresser les louanges, c'est un monde injuste et cruel, plein de déceptions et de souffrances où chacun doit faire ce qu'il peut au lieu d'être content de soi et de s’abîmer dans une contemplation passive, voire servile. Il y a d'ailleurs des croyants qui ne ménagent pas leur peine mais, moi, j'ai connu, je n'ouvre plus ma porte à ces conneries.

      • A plus de 60 ans, personne n'est encore entré, je ne vois pas que ça puisse changer, mais je dois m'être habitué à cette posture, d'autant que je ne vois pas comment trancher, c'est aussi lié à la conscience de nos limites. De plus, sur le plan des relations avec des croyants, ou même des athées, je trouve que c'est plus simple à gérer.

        • Il est devenu complètement absurde de croire dans l'existence d'un dieu créateur ou personnel dans l'état de nos connaissances (contrairement aux siècles passés). Nulle trace en physique ni en biologie, il n'y a aucun miracle jamais quoique prétende l'Eglise, il faut vraiment vouloir s'aveugler. On peut juste admettre que Dieu soit inconscient, qu'il soit une fiction du langage (De Dieu qui vient à l'idée), qu'on ressente son absence (Dieu sans l'être), que ce soit une figure mythique portant un enseignement ésotérique, un dépassement de soi, une conscience collective, la personnification du social (là où on se rassemble en mon nom je suis présent) ou un principe moral (aimez-vous comme je vous aime), mais y croire à la lettre c'est être débile (je l'ai été dans mon enfance). Croire qu'il y a un grand tout (le Dieu de Spinoza), vouloir se fondre dans l'unité du réel est autre chose, mais un peu de l'autosuggestion et gomme ce qui en nous s'oppose au monde (à l'entropie) même s'il y a de l'unité mais presque toujours contre et même l'unité avec la nature est plus sensible au soleil que dans le froid et la faim (la nature n'est pas bonne à l'homme répétait Gorz).

          Certes, il vaut mieux ne pas agresser les croyants en leur disant la vérité mais c'est le cas dans tous les domaines. J'ai bien vu au Grit comme ne pas être d'accord ou considérer qu'un auteur admiré ne vaut rien est pris comme une insulte. Le dialogue intellectuel est impossible, raison de ma retraite, se préoccuper de la vérité est insupportable (il n'y a que la vérité qui blesse) mais ne pas s'en préoccuper me paraît encore plus insupportable. Le langage nous rend sensibles effectivement à la vérité des gens, des théories, des idéologies, de l'Être. La démocratie tente de répondre au conflit des vérités par le vote plutôt que se massacrer, mais exister, c'est bien exister politiquement, s'engager dans le débat, prendre parti (on n'a pas le choix) même si la plupart du temps c'est pour ne faire qu'empirer les choses avec les meilleures intentions du monde !

  9. "Il est sans doute trop déprimant d'abandonner ses rêves héroïques et du paradis de l'enfance, car l'absence de patrie est cruellement ressentie, mais ce n'est pas une question personnelle : on ne fait pas exprès de rêver, pas plus que de croire la religion de la tribu, ce sont les rêves qui hantent nos sociétés et tournent souvent au cauchemar. C'est cela l'histoire, collective, et ce qu'elle nous apprend de nos errances au lieu d'une connaissance originelle introuvable."
    Ce passage me suscitent quelques réactions, en vrac: Les contes de fées ne nous apprennent pas que les dragons existent, ils nous apprennent que nous pouvons les vaincre. C'est la question centrale de l'éducation, celle du contrôle des pulsions.
    La question de notre caractère social que je traduirais par cette formule: Chacun de nous a besoin d'une place dans un cadre fraternel et transcendant.
    Il reste la question importante de la régulation des pulsions collectives qui débordent les régulations éducatives individuelles. Par exemple, le patriotisme concoure plutôt à l'exacerbation de ces pulsions, débordant les freins éducatifs individuels et entrainant des individus pourtant considérés comme "bien éduqués", donc maîtres de leur pulsions, à être débordés par elle sous l'impulsion collective. C'est bien une question culturelle qui demeure ouverte, y compris pour des sociétés dites démocratiques capables, par exemple, de débaptiser les "french fries" en "liberty fries" lors de l'opposition raisonnable de la France à l'invasion de l'Irak.

    • Il est absurde de penser que les Allemands si policés s'abandonnaient à leurs pulsions. C'est au contraire leur obéissance qui a été si destructrice jusque dans la "fabrication industrielle de cadavres" qui n'a rien de l'ivresse du sang ni d'un massacre déchaîné. Il faut le répéter, car on ne veut pas l'entendre, c'est le Bien la cause du Mal - et c'est la Vérité.

      Il ne suffit pas de nous domestiquer sagement pour ne plus poser de problèmes car, c'est bien ce qui perturbe l'ordre établi tout comme les familles ou les amours, de se poser la question de la vérité et de se combattre pour cela.

      • L'un n'empêche pas l'autre: une économie, fut-elle rationnellement organisée, peut conduire à la libération des pulsions en lieu et place de la construction des désirs raisonnables. Bernard Stiegler le rappelle assez souvent en pointant la manière dont la technologie est un "pharmakon", poison et remède risquant tout aussi bien de détruire nos capacités cognitives, prolétarisant et dissolvant les individualités au sein d'un "on" pulsionnel, ou bien au contraire, permettre une individuation collective et individuelle libératrice.

        • Tout cela est purement imaginaire. Les pulsions sont au départ et liées au corps, les folies collectives sont d'un autre ordre quand elles sont ordonnées et ne relèvent pas de pulsions intérieures mais de conflits extérieurs.

          Les techniques ne sont pas à notre service, on les utilise certes mais on ne les choisit pas, elles s'imposent à nous pouvant servir au bien comme au mal mais n'étant pas destinées à nous libérer ou nous individuer. La prolétarisation n'est pas nouvelle, le sort fait aux hommes n'a jamais été enviable, et nos capacités cognitives sont plus que douteuses quand on voit le règne des religions et autres préjugés. Loin de réduire nos capacités cognitives, l'IA les améliore et devrait nous permettre de sortir de l'idiotie qui se manifeste sur les réseaux mais n'est pas nouvelle, on a bien besoin d'instruments pour en sortir. On ne sera jamais plus bêtes qu'on a été ni tellement plus libres mais toujours confrontés à l'évolution même si, sans doute, de moins en moins pulsionnelle.

          En tout cas, appliqué au nazisme, cela n'a aucun sens. Les chambres à gaz comme technique pulsionnelle, c'est du délire. Ce qui est en cause, c'est une idéologie, un discours, une logique, l'outil industriel étant celui de l'époque, bien d'autres massacres plus pulsionnels n'ont eu besoin d'aucune technique sophistiquée.

          Je rajoute que l'idée d'un désir raisonnable est comique, rêve du pouvoir et des éducateurs.

          • L'idéologie renvoie bien à une dimension imaginaire, à un mécanisme rendant possible la communauté (ou plutôt une communauté), capable de mettre les contradictions sous le tapis. Ce n'est sans doute pas une pulsion individuelle ordinaire, mais pourquoi pas ce qu'on pourrait appeler une pulsion communautaire? Beaucoup de djihadistes étaient des délinquants, instables, avant de devenir de "bons soldats" capables de supporter et même d'adhérer à des disciplines féroces.

          • Je ne crois pas que l'idéologie relève du pulsionnel mais de processus historiques et sociaux précis, d'un rapport de force et d'une logique (indécidable). Le pulsionnel peut y être plus ou moins réprimé.

            Pour les nazis, il était question de Loi, de devoir, rejetant ce que Kant appelait le pathologique. On peut toujours ramener la psychologie des foules au pulsionnel mais cela n'explique rien. Faire référence à l'armée ou l'église est plus pertinent, principe d'organisation plutôt.

            Contrairement aux nazis, les djihadistes sont certainement plus proches du pulsionnel, utilisant des armes moins sophistiquées pour couper les têtes, vivant dans la violence en même temps que dans la répression sexuelle.

            On peut voir une utilisation pulsionnelle des techniques de communication par leurs vidéos de propagande mais la propagande génocidaire des Hutus arrivait au même résultat sans les nouvelles technologies.

            Il faut utiliser les concepts à propos, pas vouloir tout expliquer avec, surtout que, je me répète, y compris pour les djihadistes, ce n'est pas le pulsionnel qui est en cause, le déchaînement des pulsions, la bête incontrôlée comme figure du mal mais la poursuite d'un Bien suprême (racial ou religieux).

          • C'est intéressant car cela montre la similitude entre les deux génocides puisque, contrairement au massacre de populations colonisées, ils sont dirigés vers de supposés dominants avec un discours révolutionnaire émancipateur, se réclamant de la majorité, contre un ennemi intérieur qui les asservit.

            Raciser la question de la domination passe par l'identification à une race supposée, qui partagerait les mêmes qualités (vérité, authenticité) et les mêmes intérêts. On peut obtenir la même identification avec la nation, la langue, la classe, la religion, la génération, abstractions supposées unifier des populations disparates par un trait particulier (que Lacan appelait trait unaire). Plus c'est biologique et plus cela tend vers le génocidaire (on voit bien les héritiers de nos défenseurs du génome humain vouloir éliminer les futurs mutants surhumains).

            Ce qui est intéressant aussi, c'est de voir comme le progressisme peut nous entraîner du mauvais côté, comme là aussi, le Bien est cause du plus grand Mal, enfer pavé de nos si bonnes intentions qui expliquent la complicité (involontaire) de la France avec les génocidaires. Comment ne pas soutenir le pouvoir de la majorité ? Faire de la race cette majorité est pourtant très problématique.

            Tout comme Alain à reconnu après-coup que son pacifisme face à Hitler était une lourde faute, on ne peut se fier à quelques bons principes ni suivre son camp les yeux fermés. Les choses ne sont justement pas simples comme nous les présentent les populistes identitaires qui prétendent qu'il suffirait de mettre "des gens comme nous" au pouvoir pour supprimer dominations et humiliations.

  10. ...Raciser la question de la domination passe par l'identification à une race supposée, qui partagerait les mêmes qualités (vérité, authenticité) et les mêmes intérêts. On peut obtenir la même identification avec la nation, la langue, la classe, la religion, la génération, abstractions supposées unifier des populations disparates par un trait particulier (que Lacan appelait trait unaire). Plus c'est biologique et plus cela tend vers le génocidaire...
    Ce que je perçois de commun, dans ces phénomènes différents, c'est l'expression d'une même "pulsion" de faire un. Les rationalisations qui en sont données, le "bien" mis en avant, la transcendance en œuvre, seraient autant de façons de maintenir cette pulsion dans l'inconscient et de neutraliser la sensibilité, d'absoudre par avance les inévitables sentiments de culpabilité. Les idéologies sont bien des abstractions servant à unifier des groupes, à escamoter les différences, ce sont des machines à fabriquer des "mêmes".

    • Les pulsions sont diverses et multiples, je doute que la pulsion de faire "un" soit prédominante face à la "pulsion" de survivre quitte à dégommer son voisin ou son lointain. Les idéologies sont des narrations dans lesquelles s'encastrent tant bien que mal les pulsions en y répondant par des simplismes, comme la locomotive tracte des wagons en tous genres.

        • Les motivations des jihadistes sont très diverses, faire"un", l'aventure, gagner du pognon, massacrer, sadisme, obtenir du pouvoir, obtenir de la reconnaissance sociale...

          Croire en une motivation ou pulsion unique me parait complètement débile.

          • Olaf, je ne crois pas avoir voulu tout expliquer par une pulsion unique, mais il me semble que quand tu es prêt à sacrifier ta vie pour une cause, elle entre en jeux.

          • ... et aussi qu'elle puisse être plus forte que la pulsion de survivre, comme le démontre le cas des sacrifices volontaires des djihadistes, par exemple.

    • Freud a bien parlé de pulsion de vie pour la force unifiante de l'amour opposée à la pulsion de mort mais je ne trouve pas que ce soit le terme approprié ni surtout que cela puisse rendre compte de phénomènes sociaux, discursifs, historiques que cela recouvre d'une métaphore biologique. De plus, cela ne permet pas de comprendre que cette aspiration à l'unité crée de la division et se construit contre un ennemi.

      Les guerres ne viennent pas de l'agressivité individuelle. Ce qui est en jeu ce sont des intérêts matériels d'un côté et des discours de l'autre, un récit et une croyance dans un bien supérieur, vraiment rien de pulsionnel (on est dans le spirituel), ce qui n'empêche pas que dans la guerre elle-même les pulsions peuvent se déchaîner (mais ce n'est pas ce qu'on attend d'un soldat discipliné).

      • OK, je ne suis pas convaincu, mon idée c'est que la croyance en un bien supérieur masquerait cette pulsion "faire un", lui permettrait de se manifester sous une forme acceptable, spiritualisée, contrairement à ce mouvement d'unification qui se produit dans le cas d'un lynchage et où il est en général condamné. Mais je n'ai bien entendu aucune certitude.

  11. Michel Onfray a extrait du journal d'Alain qui vient d'être publié les parties les plus choquantes témoignant de son antisémitisme et d'une certaine admiration d'Hitler. Comme d'habitude Onfray ne fait pas dans la subtilité, ne faisant pas mention notamment de sa défense obstinée de Dreyfus. De même, on ne lit certainement pas Mein Kampf (que j'ai trouvé pour ma part très pénible et souvent ridicule) après la défaite du nazisme et la découverte des camps que lorsqu'il dominait l'Europe et qu'on cherchait dans ce livre compilant de nombreuses tendances de l'époque (coloniale) les raisons de ce succès rapide et complet avant Stalingrad.

    Quand on connaît la fin de l'histoire on est effectivement choqué par la capacité d'aveuglement des philosophes, cette fois par un pacifisme absolu qui devient déshonorant ("Vous aviez à choisir entre la guerre et le déshonneur, vous avez choisi le déshonneur et vous aurez la guerre"). Persuadés d'être du côté des gentils, des doux, des pacifiques, vous voilà du côté des bourreaux. Il n'y a vraiment pas de position assurée, de Bien qui ne finisse par faire le Mal, il ne suffit pas de bonnes intentions. Avec des exceptions comme Aristote, l'idéalisme des philosophes soutient le plus souvent, avec les meilleures intentions du monde, les entreprises dictatoriales où l'idéologie prend le pouvoir, Hitler comme Gentile se réclamant explicitement de l'idéalisme platonicien contre le matérialisme marxiste.

    S'il faut parler ici de l'antisémitisme d'Alain, c'est par son parallèle avec celui de Heidegger, faisant du Juif la cause de la modernité et la perte du monde paysan. Le Juif serait la cause du papier monnaie et des sociétés par action, et du capitalisme et tout ce qui s'ensuit, la perversion du bon sens paysan par le commerce ! Le Juif incarne l'homme aliéné, celui de la marchandisation, etc. Pas étonnant qu'à en faire le bouc émissaire de l'évolution économique on finisse par se demander si tout cela ne disparaîtrait pas avec la disparition des Juifs ! Alain rejette toute violence et pogrom mais il en épouse l'idée malgré tout, voilà où mène la dénégation des puissances matérielles et d'une évolution qui ne nous demande pas notre avis mais ne dépend pas d'un peuple ni d'une race (d'un complot). De quoi comprendre un peu mieux quand même l'antisémitisme "intellectuel" de Heidegger tant Alain témoigne qu'il était largement partagé dans cette époque raciste (darwinienne, scientiste, colonialiste), où une nation pouvait se prendre pour une race !

    Alain ne sort certes pas grandi de ses aveux d'antisémitisme honteux envers ceux qui lui passaient devant, notamment Bergson, mais de toutes façons, Alain ne suscitait pas tellement l'admiration. Ce qu'on appréciait était plutôt sa simplicité, en sachant que cela restait un peu trop simple mais une bonne introduction dans un problème (comme le bonheur par exemple) en quelques pages et sans se prendre la tête. Auteur pour lycéens, il était plutôt méprisé par les philosophes (alors qu'il a beaucoup influencé Sartre notamment), cela ne changera donc pas tant que ça et il restera utile. Ce qui est intéressant, ce n'est pas Alain mais ce qu'il témoigne de cette période et de cette fatalité des philosophes à se tromper gravement en politique par idéalisme (comme Sartre qui imaginait qu'après la révolution maoïste les rapports humains deviendraient transparents!). Nous sommes vraiment les fils de notre temps et de ses errements ("Le vrai est ainsi le délire bachique dont il n’y a aucun membre qui ne soit ivre;" Hegel). C'est ce qui fait l'importance de tirer les leçons de l'histoire, en sachant que la vérité d'aujourd'hui, durement acquise, peut devenir l'erreur de demain, où la vérité ne serait qu'un moment du faux.

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