EcoRev’41 : Produire autrement

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Ecorev no 41Il est difficile de rendre compte de toute la richesse de ce numéro qui explore un peu toutes les pistes. Pour ceux qui se préoccupent du concret de la production, il y a là matière à réflexion. Je dois bien avouer pourtant que de passer en revue les alternatives proposées m'a laissé plutôt morose et sceptique, ce que n'a fait que renforcer l'utopie genre "An 01" à la fin du numéro qui nous présente un monde idéal grâce à une super "Dotation Inconditionnelle d'Autonomie". Je me suis essayé moi aussi à présenter un avenir radieux, mais en sachant combien c'est artificiel et simple rhétorique, façon d'escamoter le réel de la vie, sa dureté, ses conflits, ses malheurs et tous les obstacles qui se dressent sur la route. Il ne suffit pas d'avoir chacun son utopie, plus ou moins naïve et bancale, en s'imaginant que tous l'adopteraient avec enthousiasme dans l'illusion de l'unanimité alors qu'on ne représente rien...

Je le répète souvent, le problème ne vient pas tant de nos ennemis mais bien plutôt de notre déficit intellectuel collectif, notre impuissance à nous entendre sur une stratégie réaliste, laissant le champ libre à tous les illuminés et démagogues. Pour l'instant, ce qui s'annonce n'a rien de réjouissant, l'heure n'est certes pas à se bercer d'illusions. On peut juste tabler sur les convergences qui se dessinent et se réjouir de voir que les lignes bougent - bien trop lentement, hélas, retardant par toutes sortes d'archaïsmes notre adaptation au monde qui vient et bouleverse tous nos repères, monde globalisé du numérique, de l'écologie et du développement humain.

Justement, la revue s'ouvre comme d'habitude sur un "classique" de l'écologie qui est cette fois le dernier chapitre du Macroscope de Joël de Rosnay (1975) et qui s'appelle "Notes de voyage en écosocialisme". C'est là aussi une utopie qui règle la question du changement de système en se situant imaginairement 8 ans après la grande crise systémique à venir ! C'est quand même moins utopique que ceux qui s'imaginent convertir les coeurs car il s'appuie sur la théorie des (éco)systèmes et, déjà, les réseaux décentralisés pour relier local et global : "l'écosociété, c'est la convivialité plus les télécommunications". Il faut bien dire que cet écosocialisme, jugé trop techniciste, n'a pas eu beaucoup de succès chez les écologistes français.

Il est effectivement très éloigné, bien que plus pertinent sans doute, de l'écosocialisme dont Michael Löwy tente une généalogie (assez groupusculaire) et qui n'est cette fois qu'un marxisme écologisé avec une supposée propriété collective des moyens de production aux mains d'un Etat planificateur et centralisé (identifié en général à la Nation). On retrouve cette planification écologique (nécessaire mais surévaluée) dans les articles des contributeurs du Front de Gauche, se réclamant aussi d'un écosocialisme qui voudrait déterminer nos besoins ("par le bas"!) pour les satisfaire ensuite dans une vision qui est restée très industrielle et étatiste (anti-libérale), industrie simplement débarrassée de la finance, remplacée nous dit-on par la politique (une démocratie idéalisée). Il y a quand même la promotion des coopératives et de la reprise de l'usine par ses employés (mais sans autre changement dans la production et cela reste très anecdotique). Corinne Morel Darieux, soucieuse surtout de l'emploi compte aussi sur l'agriculture paysanne pour avoir besoin de plus de bras. Au fond, l'écologie, ici, serait juste de se fier à la volonté majoritaire pour cela, ce qui n'est pas si rassurant. Mathieu Agostini va beaucoup plus du côté d'une propriété sociale des communs et des coopératives de production dans une vision plus ouverte et un peu moins étatiste d'un mode de production écosocialiste relocalisé, avec des imprimantes 3D, des FabLabs, etc. "Nous proposons de nous appuyer le plus possible sur ces nouvelles unités de production, coopératives ou communales, qui seraient des lieux d'autoconstruction, de réparation et de ressourceries pour les objets les plus courants". Cela va incontestablement dans la bonne direction, s'efforçant de sortir de l'ancien paradigme. Il faudrait cependant en tirer un peu plus de conséquences, sans parler de la trop grande importance donnée à l'obsolescence programmée (si on ne répare pas, c'est que ça coûte plus cher que de reproduire mais les imprimantes 3D peuvent aider et il faudra bien concevoir des produits réparables, des téléphones modulaires, etc.). Sinon, j'aimerais bien moi aussi supprimer la publicité mais je ne vois pas comment pour l'instant. On peut quand même la limiter, ce serait déjà pas si mal.

Ce qui m'étonne le plus, c'est de retrouver dans à peu près tous les programmes une nouvelle réduction du temps de travail (qui serait réduction du salaire) si improbable alors qu'on assiste plutôt à sa remise en cause actuellement. L'argument est séduisant - j'ai été pour les 32 heures avant qu'on passe aux 35 heures - mais, expérience faite, on ne peut plus en surévaluer à ce point l'impact et surtout, cela empêche de penser à changer le travail lui-même, à passer au travail choisi et autonome à l'ère du numérique et des services. Quant à compter sur le temps libéré pour participer à toutes les interminables réunions démocratiques, ça c'est vraiment utopique ! Dominique Méda n'est pas en reste sur la RTT et la planification. Elle y ajoute le rôle plus inédit d'un Etat employeur en dernier ressort et la recherche d'autosuffisance maximum avec des changements d'indicateurs mais aussi avec une volonté plus hasardeuse de "ré-encastrer l'acte productif dans des considérations éthiques" et un abandon de la croissance et des gains de productivité purement verbal dès lors que cela relève d'un système plus que de l'idéologie.

Là-dessus, l'article de Pierre Delorme sur l'histoire de l'URSS semble tomber comme un cheveu sur la soupe et complètement anachronique, rappelant une jeunesse lointaine. Il n'est pas inutile pourtant de montrer comment le communisme s'est heurté au réel (il aurait pu parler tout autant de la Révolution Culturelle). Ce n'est pas la méchanceté de dirigeants qui y croyaient vraiment mais le réel lui-même qui ne se plie pas au commandement, résiste, mène au pire, très loin de l'utopie de départ. Ce qui est en cause, c'est la toute puissance donnée au politique (prétendu démocratique). Pour ajouter à la difficulté, encore plus que pour le socialisme, on peut dire qu'il n'y a pas d'écologie dans un seul pays ! On peut du moins s'engager dans des expérimentations concrètes mais il ne faut pas trop en attendre sans doute. En tout cas, ce n'est pas d'un élan des coeurs soudain qu'on arrivera à s'en sortir mais bien par la construction patiente, "par le bas", d'alternatives locales.

S'il y a un point qui semble rapprocher toutes les contributions ou presque, c'est la promotion des coopératives dont Patrick Dieuaide nous rappelle avec le chrétien-social solidariste Charles Gide (oncle d'André) et son projet de "République Coopérative" censé en corriger les faiblesses, que le problème ne date pas d'hier. Il serait illusoire d'en reprendre tel quel le programme alors que toutes les conditions ont changé mais c'est bien sur ce constat de l'échec des coopératives que Murray Bookchin avait forgé le projet des coopératives municipales...

On se tourne plus vers l'avenir avec Jérôme Gleizes & Emmanuel Dessendier qui dressent le portrait d'une politique industrielle combinant économie circulaire, écologie industrielle, économie de la fonctionnalité, production décentralisée (avec des FabLabs aussi), plaidant enfin pour un découplage du PIB et des consommations matérielles (économies d'énergie, isolation, etc.).

L'autre article d'Emmanuel Dessendier, avec Anita Rozenholc, est plus du côté de l'expérimentation locale cette fois avec ce qu'ils appellent "zone populaire de création et d'innovation municipale" (ZPIC) tournée vers l'auto-production (les jardins ouvriers, etc.), plus proche en cela des ateliers coopératifs de Gorz que des coopératives municipales que je défends (et que Gorz approuvait cependant). Il est bon de multiplier les modèles pour multiplier les angles d'attaque et les occasions d'expérimentation mais, si c'est bien plus facile à mettre en place, on reste davantage dans le bricolage que dans un changement de production, même si l'auto-production va inévitablement prendre une importance majeure avec la disposition de ses instruments numériques (imprimantes 3D et FabLabs qui sont effectivement au coeur des productions à venir, production à la demande en fonction des besoins individuels). Il faudrait tout de même mieux distinguer le matériel de l'immatériel où le modèle du logiciel libre s'impose pour des raisons techniques peut-on dire, ce qui n'est pas le cas dans les autres domaines.

A partir de l'exemple de la Catalogne, Joana Conill prétend (avec Manuel Castells) qu'il y a déjà une explosion des pratiques alternatives simplement trop invisibles encore et dont ils donnent une cartographie impressionnante pour la période 2009-2012 mais peut-être un peu trompeuse sur son importance réelle encore (ce n'est pas qu'une question de mots). Si tous les anti-capitalistes s'y mettaient, sûr qu'on atteindrait une dimension bien plus significative, sans tout attendre de l'Etat... En tout cas, on constate que l'accent est généralement mis sur le local, sur des manières plus conviviales de faire les choses et sur l'éthique hacker d'un travail épanouissant mais nous devenons incontestablement de plus en plus des "prosommateurs" (par exemple en constituant des coopératives de consommation).

alternatives

Michel Bauwens, grand promoteur du P2P, plaide pour une convergence du coopératif et du contributif, son article ayant l'intérêt de se confronter aux nouvelles potentialités du numérique tout en reconnaissant que les échanges entre pairs ne suffisent pas pour assurer la reproduction sociale. Il défend pour cela une interconnexion locale des réseaux qu'il appelle "alliance civique pour le commun" et, au niveau national, une "alliance politique du commun" entre parti pirate, écologistes et la gauche radicale mais aussi les libéraux progressistes (il y a encore du chemin à faire!).

Il s’agit de proposer une convergence et une synergie forte entre deux modèles : d’un côté l’économie contributive "ouverte" (participation ouverte, partage des biens immatériels avec toute l'humanité) et de l’autre "l'économie sociale, solidaire et coopérative" (avec le partage des infrastructures matérielles entre les membres de la coopérative). Il ne s’agit donc pas d’une convergence mécanique qui reprendrait simplement les structures existantes, il s’agit de faire en sorte que les formes de gouvernances coopératives soient elles aussi "ouvertes" et centrées explicitement sur la production du commun.

C'est l’introduction d’un troisième cycle, le cycle de l’accumulation coopérative, entre le cycle de reproduction capitaliste et le cycle du commun ("input ouvert" : contribution ouverte et processus participatif de production, ou modèle de gouvernance "entre pairs" - ainsi que "output commun" : propriété commune via les licences libres).

Je ne vais pas m'appesantir sur mon article qui clôt le dossier avec un "plaidoyer pour l'altermonde" essayant de combiner une indispensable démarche réformiste de régulation du premier monde (industriel) avec de non moins nécessaires alternatives locales (les institutions du travail autonome : revenu garanti, coopératives municipales, monnaies locales) dont la mise en réseau pourrait constituer un altermonde en gestation. Cependant, étant donné le peu de succès remporté par ces propositions jusqu'ici, il n'y a pas vraiment d'illusions à se faire de ce côté non plus. On peut juste souligner que l'évolution des esprits va dans le bon sens là-dessus et qu'elles gagnent petit à petit en crédibilité avec le temps, mais bien trop lentement au regard des nécessités. Il semble que rien ne se fasse jamais que sur de longues périodes ou alors sous la pression de l'urgence...

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