Lorsque j'annonçais le retour des révolutions et de l'inflation, cela ne paraissait guère crédible à l'époque, pas tellement plus que lorsque je soulignais l'année dernière la nécessité de l'intervention des peuples, tant s'imposait la certitude d'une fin de l'histoire où plus rien ne pouvait changer. Maintenant que ce sont devenus des faits incontestables, il convient de tempérer les illusions qu'ont pu faire naître les révolutions arabes et la perspective d'un effondrement du capitalisme bien peu probable (même si le pire est sans doute encore devant nous), en rappelant la dialectique bien connue des mouvements révolutionnaires suivis régulièrement par un retour à l'ordre souvent musclé.
Pour ne pas se tromper de stratégie, il faudrait prendre en compte à la fois ce que les soulèvements populaires peuvent avoir de nécessaires, y compris en démocratie quand elle devient trop oligarchique, et les limites que la démocratie peut mettre aux espérances révolutionnaires. On le sait depuis Mai68, rien de mieux que d'organiser des élections pour mettre fin à une révolution qui se retrouve (forcément) minoritaire. Ce sont les contradictions entre révolution et démocratie qu'il faut mesurer, en même temps que ce qui les rend inséparables : les démocraties se fondent sur des révolutions et s'y régénèrent périodiquement mais une révolution réellement démocratique empêchera toute dictature révolutionnaire, et même toute instauration d'une prétendue "démocratie directe". Il n'y aura jamais aucune majorité pour cela. Ce qu'on peut attendre d'une révolution, c'est autre chose, une réaffirmation des solidarités sociales, une réduction des inégalités et des institutions plus justes, mieux adaptées à notre temps.
On peut bien sûr rêver d'une révolution léniniste et d'un parti-Etat qui dirige l'économie et ferme les frontières. Cela implique de confisquer la démocratie et non seulement une dictature féroce mais une baisse drastique du "pouvoir d'achat" à laquelle il serait impossible de rallier une majorité de suffrages. On peut aussi perdre tout esprit critique au nom de l'enthousiasme révolutionnaire et d'une unité fantasmée du peuple, tout comme Foucault était tombé dans ce panneau avec la révolution iranienne, avant d'abandonner tout espoir révolutionnaire devant le désastre. On peut maudire, on peut gémir que s'exprimait pourtant là notre rêve de toujours et vouloir retrouver nos illusions premières. Il faudrait au contraire savoir à quoi s'en tenir, s'attendre au retour de bâton, à l'appel au rétablissement de l'ordre, à l'autorité (militaire), tout simplement pour assurer le redémarrage de l'économie, la circulation des flux d'un système de production qui nous est bien vital.
Serait-ce qu'on ne pourrait plus rien changer ? Non ! seulement qu'il faut tenir compte des réalités, de la nécessité d'assurer l'approvisionnement des populations et la bonne marche de la production qu'on ne peut chambouler instantanément du tout au tout (fantasme de toute-puissance). Certains regrettent le temps jadis où les révolutions communistes étaient pleines de promesses comme si on n'avait pu constater à quel point elles n'ont pas été tenues. Notre objectif ne peut être en aucun cas de reproduire ces dictatures bureaucratiques. Il faut considérer au contraire à quel point c'est une chance de venir après l'échec d'espérances révolutionnaires qui ne pouvaient être que trahies, seule chance d'avoir un peu plus de probabilité de réussite même s'il faut en rabattre sur des prétentions révolutionnaires qu'il faut bien appeler délirantes dans leurs dimensions "métaphysiques" ou religieuses et finalement totalitaires, voulant tout réduire à un autre système (passer du totalitarisme de marché à un totalitarisme étatique). Une des leçons de l'histoire et du progrès des sciences, c'est bien de devoir abandonner nos illusions à chaque fois dans la rencontre d'un réel qui résiste à nos préjugés mais ne nous empêche pas de progresser pas à pas.
A mesure même de notre impuissance à rien changer, on a voulu remplacer la nécessité qui provoque les révolutions par un désir de révolution jugé un peu trop manquant, jusqu'à se convaincre finalement qu'une révolution n'est pas vraiment désirable n'étant pas du tout une partie de plaisir en dehors des premiers jours de fraternisation. Là-dessus, le livre posthume de Daniel Bensaïd (Le Spectacle, stade ultime du fétichisme de la marchandise) est assez convainquant, du moins dans sa partie "critique de la critique", un peu comme Lukàcs, et pas du tout dans sa partie "dogmatique" sous-jacente, avec le rôle du parti et l'étatisation de l'économie dont il ne voit pas le caractère anti-démocratique dans l'illusion d'un pouvoir transparent. Il reprend cependant la plupart des mêmes analyses qu'on avait faites ici des positions pseudo-révolutionnaires (jeune Marx, Lukàcs, situationnistes, Marcuse, Deleuze, Foucault, Négri, Rancière, Badiou, Agamben, Tiqqun, etc.) dont il faut souligner à la fois les séductions et les impasses. Il est relativement nouveau qu'on s'attaque ainsi aux ambiguïtés du marxisme et des critiques de l'aliénation.
Une fois qu'on a réfuté toutes ces fausses conceptions, y compris l'archaïsme manifeste des trotskistes, que reste-t-il de l'espérance révolutionnaire ? On l'a dit, il y a encore beaucoup à en attendre, il est même crucial que l'intervention des peuples mette un terme à l'appétit de la finance comme de l'oligarchie régnante, tout autant que la grève se révèle bien souvent nécessaire pour rééquilibrer le rapport de force entre travail et capital. Il s'agit de concilier Castoriadis et Claude Lefort, ces frères ennemis qui se sont partagés les dépouilles du marxisme déjà. Le premier en s'attribuant la nécessité révolutionnaire comme auto-fondation, institution imaginaire de la société qui forge le mythe de son unité dans l'expression de sa solidarité et la fraternité du combat. Le second reprend la division de la société qui empêche toute véritable révolution démocratique, contrainte par ses oppositions qu'on ne peut supprimer (même à vouloir liquider ses opposants). La seule façon de s'en sortir, c'est de considérer comme moments distincts révolution et démocratie qui devraient alterner périodiquement afin de concilier la solidarité et l'individuation, l'intérêt général et la pluralité des systèmes (économie plurielle). Il vaudrait mieux le savoir et ne pas se tromper de tempo, confondre des régimes si opposés et sombrer dans le désespoir au retour à l'ordre.
On l'a dit, il y a une grande différence entre une révolution qu'on peut dire féodale, instituant une démocratie par le renversement du tyran et une révolution dans une démocratie déjà existante qui débouche soit sur une forme de dictature, supprimant la démocratie sous couvert de "pouvoir du peuple" et fermant les frontières dans une tentative désespérée de revenir à l'Etat-Nation, soit sur des élections honnêtes rarement favorables aux révolutionnaires, ce qui n'empêche pas cependant l'influence des idées révolutionnaires sur une plus longue période, menant à la création de nouvelles institutions. Malgré toutes nos défaites, et de sévères revers, ce sont malgré tout ces idées révolutionnaires qui gagnent du terrain sur le long terme même si on trouve que c'est avec une insupportable lenteur. Inutile de s'appesantir sur l'impuissance de la politique sous prétexte qu'on ne peut jamais faire ce qu'on veut !
Il ne s'agit pas de nier l'intérêt que peuvent avoir des nationalisations et un peu plus de protectionnisme mais, ce qu'il faut bien comprendre, c'est qu'une révolution ne peut changer de système de production sauf sur un mode étatique qui combine contrainte et baisse de productivité. Son espérance de vie dans un contexte globalisé serait très faible. On peut constituer par contre des entreprises publiques, sans remettre en cause le reste de l'économie, jouant de façon plus durable l'Etat contre le marché et le marché contre l'Etat (sans supprimer donc le capitalisme). Cela ne veut pas dire qu'on devrait renoncer à changer de système de production, simplement, ce n'est pas une révolution qui y suffira, ce n'est pas par une prise du pouvoir (top/down) d'entreprises existantes mais par des alternatives locales (bottom/up) et une fédération de communes qu'on pourra construire patiemment un nouveau système de production (plus écologique) dans une économie plurielle, avec une pluralité de systèmes comme cela existe depuis toujours : marchand, public, associatif, familial, auquel il faudra ajouter "local" désormais.
Des révolutions pourraient aider à l'essor d'alternatives locales, elles ne peuvent l'imposer, il y faut l'investissement concret des citoyens. Ce n'est pas du tout aussi simple que de prendre le pouvoir, supprimer les exploiteurs, l'appropriation collective, les conseils de travailleurs, etc. Contrairement au féodalisme, le capitalisme n'est pas le règne de la force ni de la prédation mais de la plus-value et de l'augmentation de la productivité constituant son dynamisme auto-entretenu. Il ne suffit pas de couper des têtes. Le problème, comme on a pu le voir avec Lip, c'est qu'il faut rester compétitif et pour cela investir, et il faut pour cela du capital ! La conclusion qu'on doit en tirer, dans le sillage d'André Gorz, c'est qu'on ne changera de système ni par la propriété étatique, ni par l'autogestion simplement, encore moins par la réduction du temps de travail mais bien par des alternatives locales et le travail autonome, passage du travail forcé au travail choisi. Les perspectives révolutionnaires sont loin d'être nulles (bien au-delà d'un Parti Socialiste qui ne mérite pas son nom), non seulement de renforcer la sécurité sociale et les services publics mais d'aller jusqu'au développement humain, qui commence par un revenu garanti qu'on ne peut pas laisser à la droite, avec l'extension de la gratuité des biens communs. Il y a aussi beaucoup de choses qu'on peut faire pour réduire les inégalités et domestiquer le capitalisme financier (interdiction des paris sur les prix, réglementation des stocks options, taxe sur les transactions financières, fiscalité redistributrice, etc.), la matière ne manque pas même si chaque mesure a un coût qu'il faut prendre en compte.
Il y a d'autres choses qu'on ne peut faire comme l'interdiction des licenciements ou même des délocalisations de multinationales, il faut pour cela changer d'employeur au moins (c'est le travail qu'il faut changer) ! De nombreuses mesures protectionnistes ou monétaires pourraient avoir un coût exorbitant, notre marge de manoeuvre étant loin d'être inexistante sans être si grande pour autant (c'est le tournant de 1983 que la gauche paye encore, assez justement). Ce n'est pas parce qu'une démocratie ne se fonde que sur elle-même, sans référence à une religion, une vérité révélée, qu'elle pourrait décider de tout, sans égard à la dure réalité. Il y a une transcendance dont on ne peut se débarrasser, celle du monde et d'un réel sur lequel on se cogne. Il ne s'agit jamais de décider de tout mais seulement de tirer parti des potentialités du moment. Il y a ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous : notre environnement historique, les rapports de force tout comme les contraintes écologiques, l'état des savoirs, les paradigmes à la mode. On ne peut tout changer (ni l'esprit des hommes, avec leur hùbris, ni l'évolution technique avec ses dangers), juste continuer le progrès social, suivre le sillon tracé par nos pères, certes toujours coincés par "le système", jetés dans une situation que nous n'avons pas choisie, pas plus que notre date de naissance, rançon de notre finitude ! D'être un roseau pensant ne nous permet pas de plier le réel à nos pensées, le "fétichisme" de l'argent s'impose inévitablement à nous comme la société sera toujours pour nous une dure réalité ne se conformant pas à nos désirs bien qu'elle soit notre oeuvre commune. Impossible de supprimer la dissymétrie entre l'individu et la masse où il se perd.
Il est certain que plus un régime est démocratique et moins il y a de changements possibles ; plus il y a de droits effectifs, moins il y en a à conquérir (les droits actuels pouvant s'opposer à de nouveaux droits). On peut même dire comme Marcuse que "la démocratie consolide la domination plus fermement que l'absolutisme" (L'homme unidimensionnel, p7). Aujourd'hui on parle de l'efficacité de la "gouvernance démocratique" pour contrôler les populations. C'est ce qui a fait parler un peu prématurément de fin de l'histoire qu'il faut comprendre dans un tout autre sens que celui d'un marxisme un peu trop messianique qui voudrait y voir la réalisation de l'essence humaine, l'éternité enfin trouvée. L'interprétation de René Passet qui assimile la fin de l'histoire à un état d'entropie maximale a sans doute une pertinence plus grande mais ne saurait être attribuée à Marx, ni à Engels comme il le fait. En tout cas, dès le moment où il n'y a plus de barrières à la globalisation et que tout se mélange, cela empêche forcément de changer radicalement une société d'individus libres, "atomisés", qui ne sont plus compartimentés ni en pays ni en castes. Il y a cependant au moins les revenus qui sont loin d'être égalisés et dont l'écart devrait pouvoir se réduire drastiquement. Non seulement on n'est donc pas tout-à-fait encore à la fin de l'histoire comme on se précipite à l'affirmer prématurément mais il reste encore à en prononcer l'après-coup, au moins, dont les effets devraient être à l'évidence révolutionnaires (Français encore un effort...).
L'époque peut être objectivement révolutionnaire, aucune chance d'aboutir si les conditions subjectives minimales ne sont pas remplies, en premier lieu de s'entendre sur ce qu'il faut faire, ce qui est loin d'être le cas. Au contraire, il semble que notre situation politique, avec une absence de pouvoir des Etats corsetés par l'Europe, favorise plutôt la fuite dans l'irrationnel et l'extrémisme verbal, chacun voulant surenchérir sur les autres, dans un négationnisme de l'histoire assez effarant, comme si on pouvait tout recommencer à zéro et du passé faire table rase, notamment des différents totalitarismes...
Les démagogues voudraient nous persuader que tout le monde a raison (contre les élites menteuses) alors qu'on voit bien qu'on n'arrête pas d'avoir tort tout le temps. On voudrait que tout le monde soit uni (le peuple) alors qu'on sait bien qu'on est divisé et qu'on se ferait battre aux élections. La démocratie n'est pas ce qu'on croit, ce n'est pas une mythique volonté générale mais un jeu de forces et d'alliances bloquant tout changement et se dégradant en oligarchie, les remèdes ne sont pas aussi simples qu'on le prétend, en avoir conscience étant un préalable, ne plus nier le problème devant l'évidence. On peut, bien sûr, améliorer les choses (mandat unique, tirage au sort, démocratie participative) sans prétendre tout régler (notamment le rôle des partis et des réseaux de pouvoir).
Au lieu de se donner des objectifs réalistes sur différentes temporalités, réformes démocratiques immédiates et transformation de la production sur le long terme à partir du local, on s'imagine hélas qu'il suffirait de se ranger dans un camp contre l'autre (les bons contre les méchants). La lutte des classes pour cela est bien trompeuse, en dehors des luttes syndicales évidemment, quand l'important, c'est d'abord d'avoir une stratégie réaliste pour un projet qui soit viable, pas seulement "radical" en paroles, ni qui retombe dans les mêmes erreurs. Il n'y a pas plus grande défaite de la pensée que de se réduire à l'opposition amis/ennemis qui nourrit toutes les propagandes, dogmatismes, terrorismes intellectuels typiques de cette pensée de groupe que n'affectionnent pas seulement les populistes les plus vindicatifs. S'il n'y avait que des exploiteurs à supprimer pour retrouver notre bien, on ne pourrait comprendre que ce ne soit déjà fait, sauf à prêter à la propagande le pouvoir de nous aveugler complétement et qui ne se vérifie que chez les militants justement ! Au lieu de se focaliser sur nos ennemis, il vaudrait beaucoup mieux arriver à nous entendre pour savoir quoi faire, ce que pourrait une révolution et ce qu'elle ne peut pas. La véritable raison de la faiblesse de la gauche, c'est la faiblesse de son projet, pas la force de nos adversaires. La révolution n'a pas besoin d'ennemis, on a besoin d'une révolution qui change la donne et remette les pendules à l'heure mais c'est moins une question de volonté ou de propagande que de justesse, d'intelligence collective, si difficile à construire, et plutôt que de croire au miracle de la spontanéité des masses et des communications numériques, il faudrait s'interroger plus sérieusement sur les objectifs concrets d'une révolution de nos institutions et les moyens de l'alternative, sans laisser la parole aux plus rétrogrades ni se croire obligé de défendre des positions indéfendables, ni laisser croire qu'on ne pourrait rien faire. Les enjeux sont importants, il ne faut céder ni sur la nécessité révolutionnaire, ni sur la démocratie.
Les commentaires sont fermés.