La crise est entrée comme prévu dans sa phase systémique, bien qu'avec un certain retard. Il n'est pas facile de commenter à chaud une situation chaotique qui peut soudain diverger du tout au tout. La situation semblait jusqu'ici relativement sous contrôle malgré les sommes faramineuses en jeu qui pourraient cependant dépasser rapidement les capacités d'intervention des Etats mais on a vu que c'est de l'idéologie et de la politique que pourrait venir le grain de sable précipitant l'écroulement du système. Le facteur humain est là aussi ce qui dérègle les plus beaux montages théoriques et les plus belles mécaniques sociales mais la véritable cause de la crise, on le sait, c'est le retour de l'inflation et la fin de la domination américaine qui n'a plus les moyens de vivre à crédit sur le dos de son empire ni de financer ses guerres, ce qui devra se traduire tôt ou tard par un effondrement du dollar...
C'est un retour au réel mais il est assez stupéfiant de voir qu'en une semaine on est passé de l'évidence que le capitalisme était indépassable au fait qu'il était complètement dépassé ! Toute la culture de gauche considérée comme ringarde revient aussitôt, tout aussi vivante qu'avant, avec les mêmes thèmes (liberté, égalité, fraternité). C'est peut-être pour cela qu'il paraît que le moral des français remonte un peu depuis que la capitalisme financier s'écroule !
Pas de quoi s'emballer pour autant car on est loin d'être à la fin de l'affaire, encore moins du capitalisme qui est dans une phase d'expansion, et ce retour de l'Etat, voire de l'Etat universel mondial, pourrait bien annoncer au contraire un renforcement considérable du système. Il faut s'attendre en effet à ce qu'il soit au service des puissants, comme toujours, Etat auquel il faudra résister souvent car on ne peut se fier à l'Etat, pas plus qu'au marché, tout au plus peut-on jouer l'un contre l'autre pour gagner un peu plus de démocratie et d'autonomie individuelle. En tout cas, il ne faut pas sous-estimer les risques d'un retour des tendances fascistes qui restent très fortes et peuvent facilement profiter de la situation étant donné l'absence totale de perspectives des gauches actuelles. Le "libéralisme" lui-même n'est pas mort sous la forme autoritaire qu'il prend en Chine. Ce sera toujours le même difficile combat pour la liberté contre l'oppression même si nous avons appris qu'on peut oppresser aussi au nom de la liberté...
Rien ne permet d'espérer une issue favorable à la crise dans l'état actuel de nos forces mais il n'est pas tout-à-fait impossible que les événements se précipitent et qu'on soit amené, un peu comme en Argentine quand l'argent vint à manquer, à devoir reprendre l'initiative et réinventer un nouveau système avec des monnaies locales notamment, question de survie à court terme. La question n'est plus en effet de savoir si on devrait souhaiter l'écroulement du système, avec son cortège de malheurs, mais de savoir ce qu'on devrait faire s'il s'écroule effectivement, et que voudrait dire profiter de l'occasion pour refonder la démocratie, pour une véritable refondation sociale (un nouveau New Deal) et pour construire, par le bas, une économie alternative à la mondialisation marchande.
Refonder la démocratie
La première chose à faire quand tout s'écroule, c'est de refaire société et refonder la démocratie sur une base locale, démocratie de face à face qui se constitue en coordination nationale et européenne. Bien sûr, ce n'est pas en faisant des comités révolutionnaires qui ne représentent qu'eux-mêmes qu'on fera progresser la démocratie. Il n'y a de démocratie qu'avec tout le monde, gauche et droite, athées comme croyants, etc. A chaque niveau, il y a de nombreux pièges à éviter, on le sait. Au niveau local il faut se débarrasser de la dictature des petites frappes, des notables, des organisations, des vieilles animosités, il faut limiter les pertes de temps et les délires sectaires. Au niveau des délégués et des représentant la plus grande prudence est de mise, sans se fier à la bonne foi supposée mais à des procédures de contrôle. Tout pouvoir doit avoir son contre-pouvoir, sans tomber dans trop de bureaucratie...
La tâche n'est certes pas aussi facile que le prétendent les démagogues, qui sont le plus grand danger à entretenir l'illusion de la foule que nous formerions un corps incarné dans une personne vers qui tous les regards convergent avec amour. La démocratie est à construire avec la diversité des opinions et des personnes, non dans l'union supposée préexistante d'un peuple imaginaire à la volonté générale bien décidée. Ce dont on a besoin, c'est tout autre chose, c'est d'une autoaffirmation de la société, mais comme engagement réciproque des citoyens, dans leurs diversités et avec toutes ses difficultés, plutôt qu'un amour du maître unificateur, avec tous ses ravages...
Pas du tout sûr qu'on passe l'épreuve, qu'il reste assez de philia, mais on ne pourra dire qu'on n'en avait pas les instruments techniques. A l'heure du numérique, la véritable exigence, au-delà de ce respect du citoyen et de notre nature politique, ce serait d'arriver à une démocratie cognitive et une véritable conscience collective, mais il y faudra sûrement beaucoup de temps, hélas, avec une pratique plus raisonnée des média !
La refondation sociale
La solidarité réaffirmée avec la volonté de vivre ensemble, comment peut-elle se traduire institutionnellement ? Le conseil national de la résistance avait forgé non seulement la sécurité sociale mais aussi l'utopie d'une sortie du marché du travail grâce aux conventions collectives qui avaient l'ambition de déterminer le salaire d'après le poste et le niveau de diplôme. Impossible de refaire pareil aujourd'hui mais il faut avoir autant d'ambition, attachant désormais les protections sociales non plus à l'emploi occupé, qui change trop souvent, mais à la personne. C'est dans ce sens que vont les propositions syndicales d'une sécurité professionnelle qui ne pousse cependant pas la logique jusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu'au revenu garanti pour tous (réclamé par tous les exclus du système). Non seulement c'est la personne qui doit être protégée mais il s'agit de changer complètement de logique en passant de la sécurité sociale au développement humain afin de pouvoir s'intégrer dans l'économie numérique et valoriser les compétences disponibles. Il ne s'agit pas d'abandonner les anciennes protections là où elles peuvent encore s'appliquer mais de progresser dans la réalisation de nos droits et dans la construction de notre autonomie, en tenant compte des nouvelles conditions de production. On n'est plus ici au niveau local mais national voire européen, sachant qu'un revenu garanti a une fonction stabilisatrice importante face aux fluctuations économiques, surtout en période de récession.
Une économie alternative
Il y a beaucoup de fantasmes sur les alternatives à l'économie de marché (pour ceux qui pensent que c'est possible et qui étaient bien peu nombreux jusqu'ici !). En dehors du modèle soviétique ou d'une simple régulation du capitalisme, certains vous apportent clé en main une nouvelle vie harmonieuse où vous auriez votre place sans doute mais il n'est pas sûr que vous l'ayez choisie. Or, tout est là. Pour préserver la liberté et développer une autonomie de plus en plus indispensable, il ne faut pas partir d'un modèle tout fait, ni d'une économie étatisée, mais des talents et des désirs de chacun, prendre le point de vue du producteur, du travailleur, et non pas rester fixé sur la consommation, les marchandises. C'est le travail qu'il faut changer pour changer la vie et, en premier lieu, développer le travail autonome afin de pouvoir se passer du salariat et de la subordination au capital. Loin de se réduire au salariat, le revenu garanti est la condition de l'extension du travail autonome pour ceux qui ne possèdent que leur instrument de travail (leur PC). Il s'agit de passer du travail forcé au travail choisi, ce qui paraît utopique mais qui ne l'est pas car c'est ce qu'exige l'économie numérique aussi bien que les soins à la personne ou les intermittents du spectacle.
Pour favoriser le travail autonome, le revenu garanti ne suffit pas. Il faut aussi des structures collectives (ateliers d'autoproduction, coopératives de travailleurs autonomes, coopératives municipales), il faut surtout un marché local déconnecté du marché mondial. C'est là que les monnaies locales pourraient être d'un grand secours, pas seulement en cas de blocage plus ou moins long du système monétaire, blocage bien improbable à l'heure actuelle mais qu'on ne peut exclure non plus tout-à-fait.
Une monnaie locale favorise agriculture bio et artisanat local mais c'est dans les secteurs des services aux personnes, de la formation, de la santé et des travailleurs du numérique que les enjeux sont le plus importants. Au-delà de la crise actuelle où les monnaies locales pourraient devenir indispensables, elles se trouvent à l'intersection d'une démocratie locale à refonder, d'une économie à relocaliser et du travail immatériel (du moins pour une part). Il faut savoir qu'avec le SOL, les instruments sont prêts à être expérimentés si le besoin s'en fait sentir.
Bien sûr je suis conscient que tout cela peut paraître fort décevant, à côté de la plaque et pas du tout à la hauteur des problèmes. On ne promet pas le basculement instantané dans un monde idyllique mais des orientations pratiques sur ce qu'on peut faire concrètement dans une situation de crise. De toutes façons, il y a bien peu de chances qu'on aille à ces extrémités, encore moins que ces propositions soient prises au sérieux. Au risque de lasser, c'est juste pour se les remettre en tête au cas où, en espérant toujours qu'on trouvera mieux dans l'action et que les événements ouvriront sur de nouveaux possibles...
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