Introduction du nazisme dans la philosophie

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Emmanuel Faye, Heidegger, L'introduction du nazisme dans la philosophie, Le livre de poche 2007 (Albin Michel 2005)

Expérience trouble, troublante que la lecture de ce livre d'Emmanuel Faye qui peut se lire comme un roman policier pour philosophes, certains diront une conception policière de la philosophie mais malgré ses défauts, ses naïvetés, ses conclusions hâtives, ce livre reste sans doute indispensable. Non que la compromission de Heidegger avec le nazisme soit chose nouvelle. J'ai déjà écrit en 1997 un texte, bien imparfait sans doute, sur Heidegger et le nazisme et je parle souvent du "nazi Heidegger", mais l'importance de ce livre n'est pas dans la dénonciation du nazisme de Heidegger, c'est d'en faire enfin une question philosophique. Pas dans le sens que lui donne l'auteur pourtant d'une nazification de la philosophie qui frise le ridicule mais bien d'une introduction du nazisme dans la philosophie, de considérer que le nazisme n'était pas la barbarie de quelques illuminés débiles ayant conquis le pouvoir par erreur mais réellement une erreur dans la pensée, un délire collectif, un enjeu historique qui devait être résolu. Il faut se rendre à l'évidence, les plus grands penseurs ont soutenu le nazisme, de même que Gentile a soutenu le fascisme et Lukàcs le stalinisme malgré leurs désaccords éventuels. Le scandale, c'est que cela n'empêche pas que ce soient de grands philosophes et donc que ce soit un peu de nous.

Emmanuel Faye voudrait expulser Heidegger de la philosophie, qu'il réduit d'ailleurs à l'humanisme, ce qui est vraiment à pleurer, évacuant sa dimension cognitive ! Tout à son acte d'accusation, il voudrait nous faire croire que ce ne serait que propagande vide, perverse et sans intérêt (flatus vocis) alors qu'il suffit de le lire pour en sentir toute la puissance philosophique. Il y a dans Être et Temps des morceaux d'anthologie. Kojève, notamment, a pu y trouver les clefs de sa compréhension de Hegel (même s'il reconnaissait qu'Heidegger avait très mal tourné ensuite). Le Sophiste est éblouissant, L'essence de la vérité est fondamental, etc., jusqu'à L'acheminement vers la parole. On se demande comment on peut tirer un trait sur tout cela, comment on peut penser sans ; et s'il faut le dépasser, ce n'est pas sans en conserver l'essentiel.

Heidegger en nazi Seulement les heideggeriens tout à leur dévotion ont bien tort de minimiser l'engagement de Heidegger dans le nazisme et les accointances de sa philosophie avec le national-socialisme dont l'échec historique n'était certes pas donné d'avance. Ce que nous apprennent les derniers documents amenés par Emmanuel Faye (fils de Jean-Pierre Faye auteur, entre autres, des "Langages totalitaires"), c'est non seulement que cet engagement a été plus profond et plus constant qu'on ne le pensait, mais surtout qu'on peut en reconstituer les affinités intellectuelles. Il ne s'agit pas de prendre tout pour argent comptant, les exagérations abondent, une surinterprétation paranoïaque parfois, il s'agit de relever le défi qu'il lance à une philosophie qui doit rendre compte, non seulement qu'elle n'a pu faire obstacle à la barbarie mais qu'elle y a contribué, rendre compte du nazisme dans la philosophie.

Il n'y a pas grand intérêt à vouloir prouver la culpabilité de Heidegger et il serait encore plus absurde de réduire sa philosophie au nazisme, non ce qu'il faut essayer de comprendre, dans sa philosophie même, c'est le succès du nazisme à son époque, ce en quoi il était d'une certaine façon nécessaire ("la vérité interne et la grandeur de ce mouvement" disait-il à la fin de son "Introduction à la métaphysique"), c'est le fait que le nazisme a été soutenu par tant d'intellectuels et qu'il était en quelque sorte indécidable avant d'en faire l'expérience, tout comme le communisme. Bien sûr cela paraîtra scandaleux à certains, mais on ne peut se fier au simple refoulement de ces idées si on veut éviter qu'elles reviennent (et elles sont en train de revenir sous d'autres formes) car le libéralisme n'est pas le dernier mot de l'histoire et ne vaut guère mieux dans son dogmatisme insensible et totalitaire que les précédentes barbaries. Il y a bien un enjeu métaphysique, Heidegger le répète sans arrêt, dans la confrontation des différentes idéologies mais c'est comme une guerre des religions où aucune n'est vraie, plutôt la confrontation avec nos erreurs et nos illusions successives. On passe à chaque fois d'une certitude à la certitude contraire et, cette fois, après un trop grand laxisme on pourrait passer au retour de l'arbitraire et de la terreur. La dialectique est ce qui manque le plus dans ces idéologies mortifères. Il faut dire que la dialectique nous coupe de l'origine, comme toute révélation qui nous transforme et nous fait autres que ce que nous étions. On ne va pas de mal en pis pourtant comme on se complaît à le dire, mais de l'innocence à la responsabilité, de l'ignorance au savoir jusqu'au savoir de l'ignorance (principe de précaution). Certes le progrès de la conscience de soi et du savoir accroît démesurément notre puissance et les conséquences de nos erreurs mais il ne faut pas oublier qu'on sort d'une nuit profonde, d'un esprit ensorcelé par des croyances fantastiques et si l'on retombe dans de nouveaux obscurantismes, ce n'est pas sans un certain progrès de l'expérience, progrès limité, relatif, "déceptif" même, qu'on peut toujours accuser d'être une perte de profondeur...

Il faut s'entendre, Heidegger a été incontestablement nazi, et d'une certaine façon l'est resté (même s'il l'a remis en cause ensuite comme instrument de la domination technique). Son ontologie se révèle une philosophie de l'identité et d'une particularité dépourvue de tout dialogue. Il a été aussi antisémite malgré sa dette envers Husserl et ses rapports avec Hannah Arendt, mais cela ne fait pas pour autant de lui le responsable de l'extermination industrielle des juifs, sur ce point je ne suivrais pas Emmanuel Faye qui est bien trop excessif et unilatéral, bien qu'il y ait des expressions troublantes et qu'il ait nourri le fanatisme de l'époque. Pas coupable du pire sans doute, du moins pas plus que les libéraux actuels qui devront un jour se repentir des désastres et des massacres qu'ils ont couverts au nom de la liberté des marchandises. Aussi bien que les communistes, Heidegger avait sa propre idéologie idéalisée qu'il identifiait un peu trop facilement avec celle du nouveau pouvoir alors qu'il en était si éloigné réellement (comment supporter la lecture de Mein Kampf ?) malgré ce qu'il a pu croire (et je reste très dubitatif sur le rôle politique national qu'on lui attribue). Reste que, en dépit des plus ou moins "bonnes intentions" de leurs partisans, nazisme, communisme, libéralisme aboutissent à un totalitarisme destructeur et criminel qui se retourne contre sa population, c'est une vérité massive qui les rejette aux poubelles de l'histoire, le témoignage d'un terrible aveuglement qui interroge la philosophie mais il ne faut pas croire que pour autant tout aurait disparu de leur "vérité interne", une vérité qui doit se corriger et se repentir, mais qui dit incontestablement une part de ce que nous sommes, et pas seulement le règne de la technique, avec une véritable adhésion populaire libérant une énergie considérable (ce qui étonnait Jung) par la combinaison des forces de solidarité et de la force des masses. Ceci dit sans espoir ou crainte de revenir en arrière alors qu'il faut inventer tout autre chose pour l'avenir, une écologie-politique qui ne reproduise pas les mêmes horreurs mais développe nos libertés en même temps que la coopération et le sentiment d'une communauté de destin... Pour cela il vaut mieux se connaître, dans toutes nos faiblesses et notre inhabileté fatale, reconnaître les démons qui nous habitent, notre penchant au fanatisme du langage et au dogmatisme du savoir, plutôt que de rêver d'un homme nouveau complètement fantasmé !

L'écologie n'est pas étrangère à la philosophie de Heidegger, on le sait au moins pour sa critique de la technique mais c'est plus profondément encore qu'il s'inspire, non de Darwin (qu'il rejette comme forme du libéralisme individualiste anglo-saxon) mais de von Uexküll, de sa "théorie de la signification" et de l'Umwelt, d'un monde extérieur qui existe pour un intérieur (le monde d'une tique est très pauvre), d'un corps qui existe dans son milieu, d'une dé-couverte des possibilités d'un corps par un être-là hors de lui (von Uexküll est particulièrement présent dans le séminaire de 1929-1930, "Les concepts fondamentaux de la métaphysique" où l'outil comme prolongation des organes est créateur de mondes). Il vaut de réfléchir à cette opposition du biologisme individualiste darwinien en lutte avec tout le monde et de l'écologie unifiant l'organisme avec son environnement, le berceau de sa naissance, son être-au-monde et sa destinée, on pourrait dire sa programmation (ou son essence). Le biologisme et le racisme du moins ne semblaient pas bien coller avec cette philosophie de l'existence mais on comprend qu'elle y retourne, même sous une forme qui se veut spiritualisée, dès qu'elle se fait nostalgie de l'origine et d'un fondement solide, enraciné dans le sol et porteur d'un esprit indiscutable et souterrain, d'une tradition héritée qui décide de nos appartenances, du sang d'un ancêtre mythique qui nous unirait et nous guiderait vers une discipline supérieure qui serait notre tâche assumée sans qu'on ait à se poser de question ! Plus tard, ce sera l'attente d'un Dieu à venir, comme un avenir qui se ferait sans nous, sans notre esprit critique et moqueur, sans nos contradictions et nos erreurs à corriger ni l'enfer de nos bonnes intentions... Certes, il nous faut un récit commun, il faut pouvoir inscrire notre existence dans une aventure collective qui lui donne sens, mais c'est une aventure de l'esprit où tous sont conviés depuis que l'humanité s'est mise à parler notre langue, toute de symboles équivoques, et que la nature a commencé à lui parler. Le sens de l'histoire est sans doute déjà là qui nous précède comme notre destin qui nous est donné dans la finitude de notre position singulière et avec l'objectivité d'une révélation de l'être dans sa logique implacable ; mais tout cela n'empêche pas que l'avenir n'est pas donné d'avance pour autant ni que le sens se construit originellement sur le non-sens voire le mensonge ou la séduction. Il est poésie, c'est un faire, un artifice qui se fonde sur le sans-fond du désir ou de l'ignorance et ne dépend que de nous !

Ce que ce livre nous révèle, avec les "séminaires nazis" des années 1933-1936, c'est à quel point Heidegger se voulait dans la lignée de Hegel dont il fait une interprétation totalitaire (Etat, Peuple, Führer) complètement dépourvue de l'individualité qui l'équilibre chez Hegel. D'ailleurs Heidegger n'a pu intégrer ses "Principes de la philosophie du Droit", très libéraux. On serait tenté d'expliquer l'opposition entre les deux philosophes comme l'opposition du protestantisme individualiste de Hegel avec le catholicisme de Heidegger bien qu'il le reniera et d'abord son universalité (catholicon) mais il retient du catholicisme qu'on ne détient pas la vérité dans son for intérieur, la force de sa foi, mais dans une tradition qui fixe le dogme, le sens commun qui nous est assigné par l'histoire objectivement et qui est notre mode d'existence humaine en tant que politique. S'il y a bien là tous les ingrédients du totalitarisme, il faut souligner qu'ils n'ont pas le même sens dans une France, fille aînée de l'Eglise, qui en a miné la légitimité depuis longtemps et s'est constitué en Etat très en avance sur une Allemagne émiettée qui n'en finit pas de se réunifier... Pas de précipitations donc, mais malgré la proximité des concepts (fin de la philosophie, être-pour-la-mort, vérité comme sujet et temporalité historique, etc.) il y a bien une différence de religion entre Hegel et Heidegger. Non pas tellement d'ailleurs là où il croit porter sa critique, contre le "savoir absolu" par exemple qu'il prend trop à la lettre, mais sans doute dans une histoire qui devient oubli de l'être, perte d'identité, au lieu d'être prise de conscience de soi, et surtout dans l'absence de dialectique ainsi que, tout au contraire de ce qu'on peut penser, dans la place de l'existence individuelle ! C'est en revenant à Hegel qu'on peut critiquer l'individualisme sans renier l'individualité, comme Heidegger le fait hélas, et qu'on peut reconnaître la dimension politique de notre humanité sans exiger de lui sacrifier l'individu, ni identifier l'Etat à l'Etre alors que tout est dans la dialectique du particulier et de l'universel comme de l'individu et de la société (le collectif est le sujet de l'individuel). Rien ne se fait sans passion mais le langage et la raison universalisent tout (c'est "la ruse de la raison"). On ne peut se passer ni de la solidarité sociale, ni du développement de l'autonomie individuelle. On le sait bien désormais, une communauté trop oppressante est aussi insupportable qu'un trop grand individualisme qui nous isole les uns des autres. C'est pourquoi il faut jouer le marché contre l'Etat et l'Etat contre le marché plutôt que de tomber au pouvoir de l'un ou de l'autre.

Il faudrait développer bien sûr ce que je me borne à signaler ici mais j'ai déjà indiqué quelques pistes en 1997 (dont je parle plus haut) et, au fond, il s'agit surtout de garder à la pensée que nous n'en avons pas fini avec le passé et que chacun se trompe tout le temps, par excès de complaisance ou excès de culpabilisation, ce qui n'empêche que la solution n'est pas de se réfugier dans la débilité mentale, dans le rejet de toute philosophie alors qu'il nous faudrait dépasser au contraire ce stade de la pensée dogmatique. Bien qu'Emmanuel Faye trouve cela insupportable, l'introduction du nazisme dans la philosophie c'est faire du nazisme une possibilité de la philosophie elle-même, pas seulement une possibilité historique, c'est intégrer effectivement son positif et les raisons qui ont amené sa victoire, mais intégrer surtout son négatif, la puissance de l'aveuglement, la barbarie humaine au-delà de tout animal et raison de sa défaite finale. Il s'agirait de l'intégrer vraiment, en nous, comme ce qui menace encore et toujours à se laisser emporter par la foule ou par nos propres folies, sans retenue critique. Notre image en prend un coup, après Darwin, après Freud, mais la philosophie doit affronter le mal et tous nos égarements. Il faut en passer par là pour redoubler le soupçon, et non s'y soustraire dans un laisser-faire suicidaire, redoubler de précaution ce qui ne veut pas dire ne plus rien oser faire ! Contrairement aux partisans de l'un ou l'autre (Onfray ou Sollers), et sans avoir la moindre chance d'être entendu, je dirais qu'il faut lire Heidegger et Emmanuel Faye aussi, sans penser que l'un ou l'autre aurait raison en tout mais pour errer avec eux et pouvoir en répondre. Si on pourrait trop souvent croire à la fin de l'esprit et au règne de l'oubli, on n'en a pas fini avec la pensée, si fragile et pleine de risques encore, où se décide notre avenir comme on jette les dés...

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