Du matérialisme historique au volontarisme fasciste

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A partir de Gentile et de l'interprétation du matérialisme historique comme praxis

Le principal défaut de tout matérialisme jusqu'ici est que l'objet extérieur, la réalité, le sensible ne sont saisis que sous la forme d'Objet ou d'intuition, mais non en tant qu'activité humaine sensible, en tant que pratique, de façon subjective.
[...]
Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de diverses manières mais ce qui importe, c'est de le transformer. (Thèses sur Feuerbach, Karl Marx)

Gentile, La Philosophie De MarxSi Heidegger a été nazi au nom d'une philosophie de l'existence, il avait été précédé par l'actualisme de Giovanni Gentile, philosophe officiel du fascisme. Il est primordial de comprendre de quelle façon le fascisme provient du marxisme, à partir d'une interprétation idéaliste à la fois de l'injonction de transformer le monde et de la praxis, d'un sujet actif opposé à un objet passif (bien avant Lukács). L'autonomie donnée à l'idéologie et aux conceptions du monde par rapport à l'infrastructure en fait un choix arbitraire de valeurs, dans un historicisme assumé, un peu comme celui de Heidegger à ses débuts (malgré de grandes différences) donnant l'illusion de pouvoir changer l'histoire elle-même. On peut y voir l'origine de la réduction du politique à la morale (l'éthico-politique de Gramsci - le plus influencé par Gentile - véritable religion laïque remplacée aujourd'hui logiquement par l'islamisme) menant tout droit aux tendances rouges-bruns qui contamineront les marxismes eux-mêmes. Ce processus de fascisation se caractérise par l'abandon du matérialisme au profit du volontarisme et d'un constructivisme dépourvu de dialectique (qu'on peut dire kantien) où la transformation du monde ne tient plus qu'à la lutte idéologique, à l'espoir que "l'idée devienne force matérielle en s'emparant des masses" (ce qui sera la force du mythe pour un Georges Sorel au parcours effectivement sinueux entre gauche et droite, syndicalisme révolutionnaire et royalistes ou fascistes).

Cette traduction bilingue de "La Filosofia di Marx" de Gentile (1899), préfacée par André Tosel, ne sera pas seulement l'occasion de dénoncer les fausses interprétations du rôle des hommes dans l'histoire, conceptions qui sont à l'origine de l'égarement de la gauche comme de la droite dans le siècle des idéologies, mais aussi de préciser le sens que peut avoir pour nous un matérialisme historique et dialectique, matérialisme pratique impliquant certes l'action de l'homme mais qui est plus déterminée que déterminante (en dernière instance).

En dehors de l'Italie, personne ne semble s'intéresser à Giovanni Gentile, malgré son rôle primordial dans l'idéologie du fascisme mussolinien et sa conception qu'il croit hégélienne de l'Etat totalitaire. C'est pourtant un maillon indispensable pour comprendre la constellation idéologique qui se met en place au début du XXème siècle et l'origine d'un subjectivisme autoritaire qui fait son come back en ces temps de crise. Gentile a été l'un des premiers à prendre au sérieux la philosophie de Marx, dont presque rien n'était publié à son époque, à partir notamment des Thèses sur Feuerbach qu'Engels avait fait connaître peu de temps auparavant. Son interprétation souligne qu'un matérialisme historique basé sur la praxis humaine ne peut faire l'économie de l'activité du sujet fondée d'après lui sur l'idéalisme de la volonté. "C'est en somme un matérialisme qui, parce qu'il est historique, n'est plus matérialiste", p161. Gentile présente cela comme un renversement hégélien de Marx, ce qui est plus que contestable, le sens donné à l'histoire étant lui-même un produit historique.

"Il est certain que dans les choses, dans l'histoire comprise comme réalité extérieure et indépendante de nous, il n'y a ni signification ni loi ; toujours c'est à nous-mêmes qu'il revient de voir une histoire dotée d'une signification, et de penser la loi de son mouvement : c'est toujours nous en somme qui forgeons l'histoire et la loi qui la gouverne", p37-38

Chez le Hegel de la maturité (et contrairement à son "premier programme de l'idéalisme" ou aux hégéliens de gauche comme August von Cieszkowski tant admiré par Debord et qui a introduit le concept de praxis), ce ne sont pas les individus qui "réalisent l'idée" ou donnent sens à l'histoire. Les individus poursuivent leurs buts privés et c'est plutôt la "ruse de la raison" qui les met au service de l'universel du fait qu'ils parlent et doivent se justifier (ainsi la mauvaise foi réciproque du procureur et de l'avocat est finalement au service de la justice). Ce n'est pas tant le projet subjectif qui donne forme à la matière, comme dans le travail de production ou de l'architecte, mais une logique dialectique, contradictoire, une lutte indécise, une interaction poïétique entre le sujet et l'objet. La vérité n'est pas à l'origine ni dans une volonté formatrice qui abolirait le temps, mais dans l'épreuve du réel qui rétroagit sur elle et la transforme tout autant, ce qui fait de la vérité sujet (historique) où le faux est un moment du vrai et de l'apprentissage historique, temporalité cumulative et négativité critique. Dans cette perspective, il ne peut y avoir de "réalisation de la philosophie" alors que la philosophie ne vient qu'après-coup, comme conscience de soi de l'esprit du temps et plutôt résultat. Il n'est pas vrai que "toutes les formes sociales et historiques sont l'objet, la fin de la praxis immanente et originaire" p92 qui est plutôt prise dans une série de médiations qu'on peut dire déformantes et d'effets pervers.

C'est un peu la même chose pour Marx bien que plus ambigu. D'abord, on peut remarquer que Marx n'a pas dit que ce sont les philosophes qui doivent changer le monde comme le croit Gentile (p163) qui a beau jeu ensuite de montrer la primauté du projet et de la représentation du philosophe, voire de l'instaurer comme guide suprême. Même si le jeune Marx revendiquait, au nom de la critique de la religion, "l’impératif catégorique de renverser toutes les conditions sociales où l'homme est un être abaissé, asservi, abandonné, méprisable", dans sa maturité il ne met plus jamais en avant des critères éthiques (ce qu'on n'a pas manqué de lui reprocher comme marque d'inhumanité). Les classes ne luttent pas pour des valeurs mais pour leurs intérêts ou leur survie, même si rien n'empêche de défendre les intérêts d'une autre classe que la sienne (mais la justice réclamée par les travailleurs français n'est pas forcément la justice envers les immigrés, par exemple). Les capitalistes sont soumis aux lois d'un système de production régi par le profit, tout autant que les salariés. Même si elle ne se réduit pas aux positions de classe mais reflète un état des savoirs et techniques tout en s'inscrivant dans une tradition particulière, l'idéologie est bien un produit et non pas ce qui est déterminant "en dernière instance". Le matérialisme historique n'en reste pas à la matière inerte mais doit intégrer en plus des contraintes matérielles (vitales), les rapports de force sociologiques ainsi que l'évolution des idées et techniques où ce n'est pas une volonté qui est à l'oeuvre, encore moins les bonnes intentions morales, mais la sélection après-coup de ce qui marche (reproduction élargie). Même s'il est parti d'une indignation morale à l'origine, Marx ne croit pas aux bons sentiments mais aux rapports de force entre travail et capital (qui dépendent cependant plus du chômage que de la lutte des classes). Il croit surtout aux contradictions entre rapports de production et forces de production comme moteur de l'histoire, bien plus que la lutte des classes qui n'en représente que l'indispensable ressort dynamique (révolutionnaire). Ce qui est déterminant, finalement, c'est la technique (la machine à vapeur) plus que les aspirations subjectives.

En fait, pour Marx, la propriété collective des moyens de production était supposée le prolongement même du capitalisme, simplement plus efficace et adaptée aux forces productives industrielles socialisantes. Son erreur aura été de croire avoir la réponse et savoir où devait mener la dialectique historique, même s'il se méfiait de ceux qui prétendaient donner des recettes pour les marmites de l'avenir. Gentile identifie même la supposée scientificité (qu'il conteste) du matérialisme historique à cette possibilité de prédire l'avenir par la connaissance du passé, comme si la cause était entendue (effectivement cette assurance dogmatique, logique mais trompeuse, était très mobilisatrice). On est là dans le monde de Laplace, pas de la physique quantique ou des théories du Chaos. Or, même si on peut déterminer des tendances lourdes, des constantes et des cycles, personne ne peut préjuger de l'avenir, vraiment. Personne ne peut aller au-delà de son temps (il faut l'avoir éprouvé dans la perte de ses anciennes croyances ou le changement de paradigme scientifique si ce n'est simplement de mode, c'est-à-dire qu'il faut avoir vécu). Par définition, l'après-coup est impossible à connaître à l'avance. S'imaginer savoir la vérité et ce qu'il faudrait faire, chose on ne peut plus commune, c'est condamner le réel comme faux et ne plus pouvoir remettre en cause ses dogmes initiaux. Il ne s'agit plus alors que de combattre par la propagande une autre propagande qui nous aveuglerait et fabriquerait notre soumission par quelque artifice d'illusionniste (menant tout droit aux théories du complot). Vouloir se situer à la fin de l'histoire et de sa dialectique expose à ne faire que nommer science une pure idéologie supposée faire rejoindre le réel et sa vérité établie une fois pour toutes. On ne peut nier que Marx était beaucoup trop optimiste sur la fin de l'aliénation, des classes, de l'Etat qui devait découler de la collectivisation de l'économie, symptômes incontestables cette fois d'un résidu d'idéalisme et des simplismes de l'abstraction. Même si on peut déceler un mouvement très relatif en ce sens, c'est vraiment trop promettre, véritable royaume de Dieu sur terre ! Comme dans la religion, le désir contamine la représentation pour nous persuader de sa satisfaction prochaine.

Tous ces espoirs eschatologiques ont été démentis par l'histoire, pleine de surprises en ces matières - reste que l'adaptation aux nouvelles conditions numériques de la production s'impose massivement aujourd'hui à des rapports salariaux inadaptés, et c'est bien dans cette voie plus matérialiste qu'il faut s'engager. C'est à quoi est sensé pouvoir répondre le triptyque revenu garanti, coopératives municipales et monnaies locales qui parait pourtant si exotique et détaché des réalités (industrielles) tout comme d'un passé dépassé. La base matérialiste (y compris de l'immatériel) dans la production n'a aucunement perdu de sa pertinence, pas plus que le rôle fondamental de l'économie raillé à l'époque par toutes les droites et dénié aujourd'hui par une certaine gauche comme idéologie (ce qui est un comble). Rien là qui relève de préférences subjectives ou idéologiques et plutôt de processus matériels ou sociaux qui nous dépassent. On est très loin de la gauche de la gauche qui prétend mettre "l'humain d'abord" ou défendre des valeurs plus ou moins traditionnelles, un peu comme le fascisme lui-même :

"Cette reconstruction de la philosophie de la praxis de Marx aboutit ainsi à un résultat paradoxal, sur lequel Augusto Del Noce a insisté avec raison [Giovanni Gentile. per una interpretazione filosofica della storia contemporanea]. Interprétée non pas comme un matérialisme de la nécessité mais comme un réalisme spéculatif de la liberté, la philosophie de Marx contraint l'idéalisme à se saisir de son vrai concept, celui du penser-action, à se purifier de toute concession faite à l'intuition et à la passivité. Marx devient le passage obligé pour réaccéder à Hegel, à un Hegel rendu à lui-même par l'immersion dans la praxis marxienne, qui est ainsi épocale. Sérieux infini de Marx, donc, que d'avoir affirmé la seule réalité de l'individu social ; d'avoir intrinsèquement finalisé la praxis à sa propre reproduction élargie, qui est la reproduction de l'esprit, unité du produire et du concevoir; d'avoir fait de l'homme, agent de la praxis, le vrai principe de l'histoire et d'avoir conjuré tout déterminisme fataliste (ce sont bien les hommes sociaux, non les hommes abstraits qui font leur histoire); d'avoir conçu une philosophie de l'histoire supérieure au plat optimisme des contractualismes incapables de penser l'immanence, c'est-à-dire le tragique d'un processus sans fin, toujours à déterminer, toujours en révolution. (préface d'André Tosel, page X)

On voit que le matérialisme de départ est complètement évacué à la fin. Comme je le notais dans "Commune connerie", c'est une contradiction que nous vivions, "nourris de sciences sociales et de déterminisme économique mais faisant comme si le politique pouvait s'en abstraire par la simple force d'une volonté générale inexistante". Il serait absurde que l'écologie tombe dans le même panneau alors qu'elle procède à l'évidence de contraintes on ne peut plus matérielles et non de notre bien-vouloir ou de nos conceptions du monde. Il ne peut être question de choisir notre nature ni "notre écologie", surévaluant notre pouvoir et notre part de liberté, seulement de préserver ou améliorer nos conditions de vie. La notion de système est trop méconnue où l'individu a beau être actif, son action est contrainte et canalisée dans des circuits vitaux sur lesquels il n'a aucune prise. Cette notion, qui est bien plus efficiente que celle de structure employée par Althusser, a été formée la première fois par le Dr Quesnay en analogie avec le système sanguin et dans l'étonnement des nobles de voir à quel point ils dépendaient de la populace et formaient une unité économique avec elle. Marx l'a spécifié en "système de production" avec son analyse du Capital comme production déterminée par la circulation. Il faut attendre pourtant la théorie des systèmes pour en comprendre les principes généraux et pourquoi l'individualisme ne peut rendre compte du fonctionnement global de ses circuits avec ses boucles de rétroaction positives ou négatives. Comme dans le fonctionnement des marchés, les effets macroéconomiques ne résultent pas des volontés individuelles ni d'une planification étatique et la seule volonté politique qu'on peut y opposer est d'éviter le pire - ou de faire la guerre. Le rôle du politique (et de la démocratie) est très surévalué, affecté d'une tout-puissance purement imaginaire alors qu'il faut que ça marche, matériellement, ce qui n'a rien d'évident. On attribue faussement les progrès sociaux à la combativité des travailleurs, très inégale selon les moments, les pays, les entreprises, alors que leur généralisation tient à leur simple nécessité, à leur productivité économique et sociale, ce qu'on appelle le fordisme ou la société de consommation. Seule compte la boucle de rétroaction positive ainsi créée entre production et consommation, l'effet après-coup sur la croissance, sinon ces conquêtes n'auraient eu aucune chance de perdurer - raison pour laquelle elles sont attaquées désormais et non par des causes idéologiques (le néolibéralisme déclinant) mais bien plutôt à cause de la mondialisation marchande et la concurrence des pays les plus peuplés.

Même s'il est moins partagé que le volontarisme précédent et n'influencera jamais qu'une petite élite, le thème de la praxis, de l'activité d'un sujet qui se crée lui-même par son action et de la prétendue coïncidence du penser et du faire, rencontrera un succès certain depuis Gentile et son actualisme valorisant une liberté active contre une passivité soumise, métaphysique assez simpliste, il faut bien le dire, et morale de Maître, acteur et producteur de sa vie, qu'on prétend appliquer à l'esclave dans la négation de toute science sociale, et qui sera reprise effectivement par Gramsci, Lukács, Debord... On retrouvera cette identification du sujet à son acte dans l'éloge de la violence ou des principes trop universels comme "on a raison de se révolter" ou même de vouloir que l'émancipation des travailleurs soit l'oeuvre des travailleurs eux-mêmes, quitte à leur reprocher leur soi-disant "servitude volontaire", énoncés purement métaphysiques et verbaux, recouvrant une réalité bien plus problématique avec la rétroaction de la pratique sur le sujet et son idéal de départ. Gentile insistera aussi, avec raison cette fois, sur le caractère collectif de cette praxis, l'activité productive étant entièrement dépendante des rapports sociaux de même que l'action politique révolutionnaire nécessite d'agir comme un tout ("Le règne de la catégorie de la totalité est le porteur du principe révolutionnaire dans la science" dit Lukàcs cité par Debord). Cependant, étant donnée la diversité des opinions, vouloir changer le monde totalement et sur des bases subjectives aboutit à opposer des conceptions du monde très différentes, dans ce qui n'est qu'une nouvelle guerre de religions dont aucune n'est vraie malgré les fortes convictions de leurs adeptes qui sont sûrs de leur clairvoyance alors qu'ils ne sont que des moutons aveugles répétant les slogans de la tribu. Avec ce subjectivisme volontariste, on ouvre la porte ainsi à tous les populismes et fascismes car, si on commence par déplorer la misère, la cupidité, l'égoïsme, l'individualisme, pourquoi ne pas aller jusqu'à l'exaltation de la Nation qui nous solidarise (dans la guerre, d'où est sortie le fascisme) et déplorer du coup le nombre d'étrangers ou la présence d'une autre religion que la sienne, etc. L'homme socialisé devient le citoyen national, glissant rapidement à un souverainisme autoritaire. "Gauche du travail, droite des valeurs", pourquoi pas ? La volonté n'a pas de limite dans sa prétention à modeler la réalité à ses caprices ou préjugés, mais ce qui existe vraiment, ce sont des partis, aux discours convenus, et surtout des réseaux de pouvoir ou d'argent.

Reconnaître que la réalité est révolutionnaire (en particulier le capitalisme) est tout autre chose et nous assure qu'on n'en connaît pas l'issue d'avance ni n'en détient les clefs. Si ce n'est pas une philosophie particulière qui se réaliserait mais le réel lui-même qui bouscule l'ordre établi et nous pousse à l'action pour s'y adapter ou s'en défendre, la question se pose de manière très différente, sans fantasmes de toute-puissance d'un pouvoir autoritaire ni d'une "hégémonie" idéologique ou révolution culturelle nous promettant un homme nouveau rectifié et débarrassé de sa part d'ombre ! L'enjeu politique de ces discussions d'allure théologique est considérable et permet de mesurer l'impasse des dérives actuelles et de l'idéalisme le plus déconnecté des réalités qui a pu s'emparer d'intellectuels comme des militants à mesure même de leur impuissance - jusqu'à vouloir réduire comme on l'a vu l'économie à une idéologie (sinon le travail lui-même) !

L'argument principal justifiant le glissement du matérialisme à l'idéalisme consiste à dire que les institutions sociales étant oeuvre humaine, elles peuvent être changées par les hommes à discrétion : il suffirait de s'entendre entre nous, ce qui semble on ne peut plus raisonnable mais bien sûr, impossible à faire en dehors des petits groupes. Cela supposerait en effet que règne la raison et une sorte d'omniscience de chacun alors que règnent de fausses idéologies, que notre information est toujours imparfaite et que notre rationalité est si limitée. On ne veut pas être pris pour des imbéciles, tout est là. Du coup, on se monte la tête sur nos capacités intellectuelles alors même qu'on prend les autres et les foules aliénées pour des imbéciles finis ! Comme l'affirmait déjà Vico, ce sont bien les hommes qui font l'histoire et non les dieux. Qui le nierait ? Mais à partir de leurs conditions de vie, des contraintes matérielles, de leurs intérêts, de leurs croyances ou de leurs informations et des processus historiques en cours, ne laissant que peu de marges de manoeuvre (même s'il en reste toujours un minimum). Ainsi, ce n'est pas parce que la monnaie est une création humaine qu'on pourrait la gérer n'importe comment, au contraire, il faut veiller à maintenir les grands équilibres et ne pas entamer la confiance dans cet artifice (mais on peut faire des monnaies locales soustraites aux marché financiers).

Le réel résiste et se transforme, y compris dans ses dimensions symboliques et sociales, c'est lui qui nous change, notamment par l'évolution technique, plus qu'on ne le change à participer aux grands mouvements de l'époque. Cependant, une autre façon d'interpréter de façon idéaliste ces déterminismes matériels et sociaux consiste à s'imaginer qu'il suffirait de changer leurs conditions matérielles ou de les rééduquer pour changer les hommes à notre convenance. Il ne suffit pas d'admettre que les éducateurs doivent être éduqués dans une boucle entre effets et causes refermée sur elle-même oubliant les contraintes matérielles d'un système de production. Au lieu d'imaginer des utopies plus improbables les unes que les autres et se chauffer tout-à-fait vainement en prétendant que tout est possible et ne dépend que de nous, il vaudrait mieux partir du fait qu'il n'y a pas d'alternative, notamment sur le plan écologique, et qu'il faut s'adapter au monde tel qu'il est, ou plutôt tel qu'il devient, pour qu'il ne nous soit pas trop défavorable. Bien sûr cela ne veut pas dire qu'il n'y aurait rien à faire quand ça ne marche pas, ni qu'il faudrait prendre la réalité pour un donné figé alors que c'est un produit en devenir. Il faut toujours réagir, redresser la barre, corriger nos erreurs, compenser les déséquilibres, s'adapter enfin aux évolutions en cours, mais pas vouloir tout reprendre à zéro et reconstruire une société artificielle entièrement à notre goût - comme si personne avant n'y avait pensé (n'y avait échoué) et que le monde n'attendait que nous...

Le matérialisme historique n'engage pas du tout au laisser-faire, à la passivité du spectateur de sa propre vie, ce qui nous condamnerait à l'entropie universelle et à la mort. Il engage plutôt à une action pratique contrainte par les faits et les rapports de force. Sa dimension dialectique en fait un matérialisme révolutionnaire en ce qu'elle nous assure que les techniques, l'économie, les sociétés se transforment, que les situations ne sont pas figées mais conflictuelles, moments de processus dialectiques où les positions peuvent se renverser et ne vont pas toujours dans la même direction. Le rôle de l'action révolutionnaire n'est sans doute pas aussi important que le croyait Marx (avant 1917, de 1789 à 1871, les révolutions n'étaient pas provoquées par des révolutionnaires mais par les circonstances), pas autant sans doute que la théorie révolutionnaire qui peut influer sur la direction des événements. On ne peut être assuré que d'une chose : tout ce qui se fera sans nous, se fera contre nous. Notre action est donc bien décisive dans l'équilibre de forces opposées, impossible de se reposer sur ses lauriers, mais cela ne va guère au-delà, pas autant qu'on l'imagine en tout cas (et les révolutions arabes en montre toutes les limites). Notre capacité créative est bien réelle, l'inversion de l'entropie comporte l'émergence de la nouveauté et donc va au-delà d'une réalité donnée mais elle ne peut faire qu'exprimer les potentialités de la situation, en profitant d'opportunités objectives, des "niches" de son milieu, des "ouvertures" résultant de conjonctions historiques particulières et non pas tant d'un projet préalable, encore moins d'une imagination débridée. Ce pilotage à vue est aux antipodes de la simple volonté subjective de décider du monde dans lequel on voudrait vivre et limite bien (mais pas entièrement) nos capacités à planifier notre avenir.

En dépit de la sagesse taoïste qui en prend le contre-pied, la valorisation de l'actif se justifie à plus d'un titre. Aristote en fait le principe du bien qui est d'arriver à ses fins, cause finale efficiente qui donne forme à la matière. Il est toujours bon de pouvoir se réapproprier sa vie et pouvoir décider de ses actes. Quand on y réfléchit, il est quand même assez stupide de vouloir pour autant mythifier l'action et nous y réduire, vie héroïque opposée à l'ennui du quotidien mais qui ne veut pas voir les conséquences non voulues de nos actes et s'identifie simplement le plus souvent à quelque vedette du spectacle ou de la subversion. L'interprétation précise de l'action productrice en terme d'inversion de l'entropie a l'avantage de pouvoir en dégonfler l'aura de mystère qui nous ferait l'égal d'un dieu créateur. Ce dur travail serait donc ce que nous avons de divin ? Quelle blague, même si le travail a bien une vraie valeur, ne serait-ce que par sa participation à la vie sociale, et qu'il est même "le premier besoin de l'homme" pour autant qu'il soit choisi ! Résister à l'entropie, et par exemple faire le ménage, a bien sa nécessité et comporte des satisfactions sans que cette routine soit si glorieuse ou exaltante. Les actes véritables et créateurs sont rares, étant forcément l'exception plus que la règle. Comme toute mystification, le culte de l'action tombe vite dans le ridicule de l'activisme si ce n'est de la grande paranoïa. Le désir individuel est certes structurant et actif mais il ne commande pas aux êtres et plutôt déterminé par les rapports sociaux. Ses effets de masse sont largement involontaires et plus souvent effets pervers qu'il faut corriger. Nous sommes toujours forcément plus passifs qu'actifs.

En ce sens que nous en subissons les évolutions plus que nous ne les déterminons, et bien que notre monde soit de plus en plus artificiel, il faut se persuader que nous faisons toujours partie de la nature et qu'elle ne nous demande pas notre avis. Il y a toujours une sélection par le résultat (la force des armées, la productivité des économies). Il y a toujours des catastrophes comme des guerres ou des accidents nucléaires qui nous tombent dessus (qu'on a été incapable d'empêcher). Nous sommes toujours sujets d'une histoire qui nous échappe, le monde nous est extérieur, étranger, transcendant - bien que forgé par la lutte et le travail des hommes où la raison s'affirme, où se construit sur la longue durée la liberté humaine dans toute sa finitude. Il est bien possible qu'avec le numérique, et la constitution d'un Etat universel, nous passions de plus en plus de l'histoire subie à l'histoire conçue mais sous une forme bien différente des idéologies normatives et plutôt sous la forme de régulations et de contre-pouvoirs. Nous pouvons incontestablement changer les choses localement, dans notre rayon d'action, et même changer de vie, mais l'individuel n'est pas le collectif, les confondre est une profonde erreur effaçant toutes nos divisions et contradictions, et menant assez vite au culte de la personnalité. L'époque des pouvoirs personnels et autoritaires auxquels on rêve encore appartient pourtant sans doute au passé plus qu'à l'avenir, qui serait plutôt aux sociétés de contrôle valorisant l'autonomie et donc la pluralité des modes de vie. Le problème ne se réduit pas en effet aux marchés mais tient plus fondamentalement à cette perte d'unité par l'individualisation des parcours, qui est bien un progrès. Multitude qui n'est pas seulement diverse cependant mais traversée de contradictions et de féroces oppositions.

Il faut bien se mettre dans la tête que, s'il y a une chose qu'on ne pourra jamais contrôler vraiment, c'est bien l'évolution technique, scandale pour les technophobes qui voudraient l'attribuer à des volontés humaines et une idéologie du progrès très surestimée, fustigeant un supposé désir de maîtrise alors qu'ils prétendent eux maîtriser jusqu'aux savoirs futurs et normaliser les modes de vie, sortir véritablement cette fois de notre état de nature et de notre passivité première comme s'ils pouvaient arrêter le temps lui-même et légiférer pour le monde entier. Alors qu'il peut sembler que la technique relève d'une intention humaine au départ, c'est bien son efficacité, la puissance qu'elle procure qui l'impose à tous ensuite, très matériellement, soit par l'économie, soit par la guerre, de sorte que le prétendu fascisme technologique n'est que la tyrannie de la réalité, des forces matérielles et de la sélection après-coup par le résultat (et non par la finalité initiale, son intentionalité). Toute évolution comporte des caractères très menaçants dont il faut absolument se défendre, d'autant plus que nos (bio)technologies sont puissantes, ce qui rend indispensable la critique et la régulation des nouvelles technologies pour tenter d'éviter le pire, mais sans prétendre pouvoir en diriger le cours. Il faut sans doute avoir essayé de le faire pour en comprendre l'inanité, alors que de loin il semble qu'il suffirait d'une parole pour dévier le cours du monde. Nous ne sommes pas les Maîtres du monde mais notre part de liberté dans l'action est conquise sur notre condition fondamentale de sujet d'un réel qui nous surprend ou nous résiste, sur lequel on se cogne et qui nous oblige à un dur labeur pour le transformer. Notre dépendance de la technique n'a rien d'une folie humaine, n'étant que le prolongement de l'évolution biologique (cérébralisation et complexification) qui ne fait que continuer, constituant notre seconde nature avec l'impossibilité d'en prédire le futur (on ne peut jamais faire que des paris sur l'avenir).

La technique constitue avec l'économie la base d'un matérialisme qui ne se cantonne pas à la matière (aux réserves disponibles) mais intègre la pratique humaine et l'organisation sociale, l'information et le langage qui donne corps à la pensée, un matérialisme qui ne se restreint pas à la nature mais prend en compte sa négation par la culture et le travail (et les limites matérielles à cette négation), tout ce qui nous distingue des animaux et fait de nous des être politiques (p161), sans tomber dans l'idéalisme pour autant. A l'opposé de nos moralisateurs bavards ou métaphysiciens de la révolution, avec plus d'un siècle d'écart, nous aurions les moyens de construire un matérialisme rénové par les sciences humaines, la neurologie, l'intelligence artificielle, la psychanalyse, une conception de l'esprit plus matérialiste sans être réductrice et nous assimilant à des machines biologiques alors que le langage, la culture, le monde de l'esprit sont extérieurs à l'individu. Pour sortir enfin de l'idéalisme et aborder convenablement les bouleversements de la nouvelle ère qui s'ouvre devant nous, il faudra bien revenir à un réalisme historique qui intègre le sujet pratique, sa liberté, ses motivations, ses désirs sans tomber dans le subjectivisme des valeurs et du volontarisme.

Pour cela, on ne peut se passer de concepts comme ceux, d'information, de système et de discours, supports matériels d'un subjectif qui est plus constitué que constituant. Ainsi, la compréhension du concept d'information et de ce qui l'oppose à l'énergie ou la matière est primordiale pour une conception dualiste de l'esprit qui puisse rester matérialiste. A partir du concept d'information et de son rôle biologique de reproduction, d'homéostasie et d'inversion de l'entropie, il devient possible en effet d'élaborer un matérialisme spirituel dualiste basé sur la différence entre signifiant et signifié, matière et information, étendue et pensée, hardware et software, adresse mémoire et contenu. Il ne s'agit pas pour autant d'en rester bêtement à l'information comme s'il n'y avait plus de dialectique historique et qu'on en restait au niveau des bactéries, seulement de comprendre la matérialité du cognitif à l'ère du numérique. La notion de système et de fonctionnement global qui ne dépend pas de ses éléments mais les contraint (notamment dans les interactions entre systèmes) est tout aussi importante et relève également des organismes biologiques ou de l'écologie des milieux mais s'applique tout autant aux organisations sociales et aux systèmes de production.

On ne peut rendre compte de notre humanité sans y introduire la rupture décisive du langage narratif qui donne matérialité à la pensée, du récit qui crée tout un monde spirituel complètement imaginaire. L'écriture transformera encore par sa matérialité notre conception de l'esprit et d'un Dieu créateur, d'une volonté à l'origine du monde tel qu'il est, en position d'auteur paranoïaque. Le numérique change à nouveau complètement la donne mais renforce encore la matérialité de l'esprit puisque l'économie numérique n'est que la matérialisation de l'immatériel. S'y manifeste à quel point nous dépendons de nos réseaux sociaux alors que les Big Data donnent à lire en temps réel les mouvements de masse et déterminations sociales. Peut-être qu'il en sortira de nouvelles religions et de nouvelles guerres de religions mais cela donnerait au contraire tous les moyens de sortir de la religion au profit d'un matérialisme plus universel que les diverses croyances (seules les sciences sont véritablement universelles), ce qui semble bien une nécessité dans un monde pluriculturel qui doit s'adapter à une évolution technologique accélérée, sans tomber pour autant dans l'utilitarisme ou le scientisme, c'est-à-dire sans négliger la dignité humaine et notre part de liberté (construite socialement et historiquement).

A rebours des tendances actuelles mettant en cause exclusivement, certes avec quelques raisons, nos élites et technocrates, il faut affirmer qu'il y a bien des contraintes matérielles ou systémiques qui ne dépendent pas de nous (ni des technocrates) et que céder au moralisme ou nourrir de quelconques utopies ne présage rien de bon, ne pouvant mener qu'à des régimes autoritaires et fascisants (comme le sont devenus aussi les "démocraties populaires" communistes). Ce n'est pas cette sorte de passion de l'ignorance au coeur de tout volontarisme qui nous protégera des adaptations nécessaires, pouvant par contre faire pas mal de dégâts entre-temps. Il y a des urgences, des mesures à prendre, de nouveaux droits à conquérir mais nous avons besoin pour cela d'un matérialisme historique qui soit un réalisme de la nécessité et refonde les protections sociales comme l'organisation économique sur la base des nouvelles forces productives "immatérielles" et des contraintes écologiques très matérielles, non sur des conflits de valeurs et de bons sentiments. Il nous faut tirer le meilleur parti des incroyables potentialités de l'époque, au lieu de croire pouvoir faire revivre un passé révolu, et cela en se réglant sur le résultat effectif des politiques suivies plus que sur de grands principes trop abstraits. Tel est l'enjeu de la pensée pour notre temps de véritable révolution anthropologique et d'unification du monde, qui ne témoigne jusqu'ici que de son égarement...

"Le résultat général auquel j'arrivais et qui, une fois acquis, servit de fil conducteur à mes études, peut brièvement se formuler ainsi : dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles. L'ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s'élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur être; c'est inversement leur être social qui détermine leur conscience. À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants - ou, ce qui n'en est que l'expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors. De formes de développement des forces productives qu'ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s'ouvre une époque de révolution sociale. Le changement dans la base économique bouleverse plus ou moins rapidement toute l'énorme superstructure. Lorsqu'on considère de tels bouleversements, il faut toujours distinguer entre le bouleversement matériel - qu'on peut constater d'une manière scientifiquement rigoureuse - des conditions de production économiques et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu'au bout. Pas plus qu'on ne juge un individu sur l'idée qu'il se fait de lui-même, on ne saurait juger une telle époque de bouleversement sur sa conscience de soi; il faut, au contraire, expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les forces productives sociales et les rapports de production. Une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu'elle est assez large pour contenir, jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s'y substituent avant que les conditions d'existence matérielles de ces rapports soient écloses dans le sein même de la vieille société. C'est pourquoi l'humanité ne se pose jamais que des problèmes qu'elle peut résoudre, car, à y regarder de plus près, il se trouvera toujours, que le problème lui-même ne surgit que là où les conditions matérielles pour le résoudre existent déjà ou du moins sont en voie de devenir". Karl Marx, Préface de la Contribution à la critique de l'économie politique. I, 273

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