Non seulement tout le monde connaît et discute de ce qui est là et arrive, de ce qui se passe comme on dit, mais tout le monde s'emploie aussi à parler de ce qui ne doit intervenir que plus tard, de ce qui n'est pas encore là, et même de ce qu'il faudrait faire pour s'y préparer. Chacun a toujours déjà anticipé ce que les autres ont également anticipé et dont il se mettent en quête. Le bavardage s'irrite même, à la fin, que ce qu'il avait pressenti et réclamait constamment se produise effectivement car cela lui ôte du même coup l'occasion de pouvoir continuer à en rêver. Heidegger 1925, p403
Comme la pandémie et la guerre en témoignent abondamment, l'incertitude la plus grande de l'avenir suscite le besoin irrépressible d'en raconter la suite malgré tout, aussi incompétent soit-on. C'est d'autant moins chose nouvelle que ce mécanisme se révèle au principe même du fonctionnement du cerveau et de l'apprentissage, y compris pour l'Intelligence Artificielle (ou apprentissage automatique) qui progresse en validant ou non ses prévisions (on peut même utiliser pour cela ce qu'on appelle des "generative adversarial networks"). Ce mécanisme fait partie d'un nécessaire feedback qui relève plus généralement de la cybernétique, de la correction d'erreurs comme seul accès au réel (qui reste extérieur) et moteur de la dialectique cognitive. Celle-ci progresse inévitablement par l'erreur, dans l'après-coup du résultat indécidable d'avance, et pour cela même occupant l'imagination des suites possibles du récit, au-delà de nos propres intentionalités. Le plaisir musical témoigne même de son lien à la surprise déjouant nos prédictions, à ce décalage qui est le signe du réel.
Le prendre en compte devrait nous amener à réfuter la conception antérieure du futur, comme dimension temporelle assimilée à l'espace, et d'une humanité trop rapidement identifiée à ses finalités et sa projection dans un avenir présenté comme absolument prévisible et avec un volontarisme revendiquant une maîtrise illusoire (paranoïaque), véritable négation de l'histoire. Notre horizon est bien plus limité, non pas à l'instant présent mais à l'instant suivant et son après-coup, pas à pas, activité de l'esprit comme perception qui n'a pas de repos. Si la mémoire à court terme, mémoire de l'immédiat, est le coeur de la conscience, celle-ci sert à en tirer des prédictions grâce à la mémoire à long terme (réseaux de neurones). L'inquiétude de la suite et la tentative permanente de la deviner ou de redresser la barre sont plus fondamentales que le souci pratique qui nous en divertit, ou même de l'ennui qui nous en prive momentanément. On peut appeler cela notre liberté d'esprit et de toujours pouvoir renier ce qu'on croyait faussement jusque là.
Même Sartre qui affirmait pourtant la liberté entière d'une existence qui précède l'essence, s'était cru obligé d'enfermer les individus dans leur supposé projet fondamental structurant d'avance leurs choix, comme si la vie ne nous apprenait rien et qu'on ne pouvait changer notre "personnalité", qu'il faudrait alors appeler notre essence ! C'est ce qui ne tient plus. Il ne peut être question du coup de "réussir sa vie" et réaliser ses rêves quand notre être au monde consiste à se cogner au réel extérieur et qu'on doit constamment s'adapter aux circonstances. Il y a bien toujours un "acquis préalable", résultat d'un apprentissage considéré à chaque fois comme définitif, car décisif par fonction, mais qui sera dépassé par un nouvel apprentissage progressant toujours en reniant ses fausses certitudes antérieures.
Tout ceci paraîtrait bien contestable sans doute si cela ne reposait pas sur la convergence observée entre la neurologie et l'informatique. Il est en effet remarquable que l'apprentissage automatique utilise les mêmes mécanismes que notre cerveau (en premier lieu dans la reconnaissance d'images) non seulement par l'utilisation de réseaux de neurones mais aussi par la validation des prédictions qu'ils génèrent. L'inconvénient de cet "apprentissage non-supervisé", c'est qu'on peut en juger les performances mais sans avoir accès à son processus de décision, véritable boîte noire qui peut comporter des aberrations - au fond comme ce qui relève de notre intuition inconsciente (habitudes, préjugés) qui trouve là son modèle.
Le langage est aussi vieux que la conscience, - le langage est la conscience réelle, pratique, existant aussi pour d'autres hommes, existant donc alors seulement pour moi-même aussi. (Karl Marx, L'idéologie allemande)
La seule façon d'avoir accès à son intériorité et pouvoir communiquer un savoir, c'est effectivement de passer par un langage commun, par la verbalisation et sa rationalisation qui joue comme un système adverse essayant de reconstruire la décision déjà prise par l'intuition, de la reproduire par un enchaînement de raisons explicites, de savoirs, d'abstractions, combinant le bottom-up intuitif avec le top-down analytique et logique (ce que Aristote distingue entre la perception des sens et les catégories du langage). Or, ce qui est de nouveau remarquable dans le fonctionnement du langage lui-même, de sa mémoire procédurale (pourtant opposée à la mémoire intuitive), c'est qu'il utilise le même mécanisme de validation par anticipation de la suite, que ce soit neurologiquement ou dans les programmes de traitement du langage. Ainsi, on peut définir la capacité linguistique, l'être parlant comme celui qui prédit le mot suivant en temps réel, ce que les réseaux de neurones artificiels font aussi pour valider leur compréhension de ce qui se dit. Cela expliquerait notre propension à couper la parole dès qu'on a cru comprendre ce que dit l'autre mais on voit bien que cela implique de partager la même culture, les mêmes formules ou dictons, les mêmes codes sociaux. Si les mots nous viennent si facilement quand on parle, c'est qu'on ne fait que continuer un discours, compléter des phrases, rabâcher l'idéologie de son milieu. Rimbaud avait raison : "C'est faux de dire : Je pense : on devrait dire : On me pense. Je est un autre".
L'intelligence, dont on manque surtout au niveau collectif, c'est essentiellement de se préparer à ce qui vient. On vit bien dans l'avenir mais plutôt l'avenir immédiat dans son indétermination, pas autant qu'on le croit dans l'avenir lointain de nos rêves. Impossible d'apprendre à l'avance ce qu'on ne sait pas encore mais c'est l'avenir qui jugera du passé, rarement à son avantage puisque dans l'ignorance de la suite. La question est d'autant plus brûlante que nous devons désormais nous préoccuper de l'avenir de la planète et d'un climat que nous avons brutalement déréglé. L'échec relatif est déjà consommé mais à mesure que les effets dramatiques se feront sentir la réaction devrait se faire plus massive. Ce n'est donc pas notre projection dans les siècles suivants qui motive la transition écologique mais seulement l'urgence, le feedback négatif de notre biosphère qui ne nous laisse pas le choix.
Malgré l'incertitude fondamentale, notre intelligence, nos sciences nous poussent à l'action pour éviter le pire en fonction des informations disponibles. Ce n'est pas pour autant qu'on pourrait vraiment prédire ce qui se passera dans plus de 100 ans, tant d'événements, de catastrophes, de nouvelles technologies pouvant changer la donne. Imaginez l'éruption d'un supervolcan par exemple, provoquant un refroidissement brutal. Notre temps vécu comme notre espace habité sont plus limités et précaires que dans les histoires qu'on se raconte, mythes et religions ouverts à tous les possibles et les espaces infinis. Ces récits fictifs appris (top-down) nous permettent malgré tout de transmettre notre passé et nos savoirs mais nous rendent certes un peu trop crédules et hors sol. Nous sommes dans ces contradictions de récits trompeurs, de notre courte vue et de savoirs incertains qui nous enjoignent malgré tout, en dépit de cet impossible à prévoir, de ne pas rester passifs mais tenter de préserver cet avenir qui nous échappe et qui restera obstinément l'objet de nos pensées et de notre inquiétude.
Une sorte de tragédie : on voudrait que le verbe préside aux actions, alors que les actions (comme la forme, les formes) sont toujours déjà-là, comme surcroît? Il y a toujours un résultat avant le résultat escompté; et il y a toujours un résultat supplémentaire. Vous faites un plan pour préparer l'avenir mais vous voulez que ce plan soit beau. C'est le plan lui-même qui devient le projet. Puis la réalisation montre les défauts du plan. On ne sait pas viser correctement. Mais cela ne veut pas dire échec systématique, cela veut dire aussi surprises.
Cela fait aussi écho dans mon travail au drame de la planification (à grande échelle) : sur le principe de la tabula rasa elle est inévitablement un échec (monde mort). En architecture l'idée commence à s'imposer d'un simple art de la modification, de l'amélioration : que les choses continuent en bien plutôt que faire surgir du nouveau magique.
Finalement l'enjeu est de créer le moins de problèmes possibles, et pour cela de n'en pas vouloir résoudre trop. Accepter la laideur, le vulgaire, accepter notre condition. C'est une critique du monde bourgeois, avec le danger du laisser-aller.
Comme le montre la fin du texte, il n'est pas question d'abandonner tout projet à long terme ni même des restructurations radicales pour autant qu'elles soient nécessaires et possibles, il s'agit d'en mesurer la difficulté et surtout d'être constamment prêt à modifier ses plans ou revenir en arrière.
La possibilité toujours présente de la mort tout comme le fait d'avoir des enfants nous confronte forcément à un avenir lointain. Simplement d'une part, c'est le très court terme qui nous absorbe en permanence, le coup suivant, et d'autre part cela implique que le long terme nous échappe largement. L'adolescent que j'étais en Mai68 et qui croyait décider de l'avenir ne pouvait imaginer ce que le monde est devenu (ni la technologie ni l'idéologie ni l'écologie). Aucune prévision à plus de 20 ans n'est vraiment fiable, alors qu'on ne peut même pas prévoir ce qui se passera dans quelques jours, ce qui ne veut pas dire qu'il ne faut pas en faire. Au contraire, cet impossible à savoir est ce qui donne plus d'importance à la prospective.
Cela peut se comprendre comme une ode à la prudence et au réformisme des petits pas, mais on peut y voir aussi un encouragement à l'audace sachant que le risque de l'échec est très grand mais que l'échec ne sera pas forcément inutile, nous servant de leçon. Ce qu'il faut retenir, c'est le mécanisme cognitif de base, qui est notamment celui des sciences, d'une prédiction soumise à vérification par l'expérience, ne s'avançant pas de façon trop assurée (aveugle), n'ayant pas une trop grande confiance dans son savoir et ses opinions (systématiquement contredites par les sciences).
oui la difficulté de la planification c'est de ne pas céder à l"image finale, c'est ce que j'essayais de dire, mais mal; cela a à voir également avec les théories du faible (c'est-à-dire du faisable) : urbanisme faible plutôt qu'urbanisme fort, etc. mais c'est un autre sujet qui n'est pas sans contradiction (besoin de poser des jalons forts pour assurer une dynamique minimum); la dimension performative de la planification est inévitable et se cultive
Monsieur Zin
Disons que c'est un mystique qui s'adresse à vous.
1> Première constation: l'article est stimulant, j'y reviendrai.
2> Vous confirmez , à mon avis la formule de Gödel. " Le matérialisme est faux."
Pour le démontrer, il faut passer, je pense, par le Théorème de Paulette Février.
Photo d'Albert Camus avec cette citation : « Faites attention, quand une démocratie est malade, le fascisme vient à son chevet, mais ce n’est pas pour prendre de ses nouvelles… »
La maladie est déjà là avec le sourire des publicités, le "pouvoir" d'achat, le chantage à la réussite sociale, etc. Nos enfants (les miens ont 15 et 18) doivent saisir assez vite qu'on attend d'eux qu'ils soient employables, serviles voire putassiers. C'est déjà ça le fascisme, bien entendu il n'a pas les traits d'une moustache brosse-à-dent ou d'un crane rasé, mais pourtant je le vois dans beaucoup d'attitudes purement fonctionnelles devant la vie, sans parler de toutes les formes de "bouc émissaire" parmi lesquels le simple fait d'être pauvre est considéré avec mépris – c'est moi qui suit malade?
La volonté de richesse, de confort, fabrique une haine de la pauvreté (la sienne, celle qui menace, etc.). La vision "centriste" actuelle (droitiste plus exactement) est exactement responsable de tout cela et est exactement ce fascisme. National-libéralisme? Hum…
Il faut quand même garder des nuances, ne pas tout mettre au même niveau (la vie a toujours été injuste et dure, sans doute plutôt de moins en moins).
Il y a des degrés du médiocre au pire.
Ce que je veux dire très simplement : c'est la situation actuelle qui prépare l'accès de le pen au pouvoir. Le pen pire que macron, bien entendu, mais macron (ce qu'il représente) est bien bas dans l'échelle d'une société en bonne santé (redistribution de la pauvreté). Mais c'est peut-être parce que je suis, à ma façon, un privilégié que j'ai du temps pour déprimer!
Déprime? 37% des inscrits donnent le la fascisto-libéral, mes parents ayant débuté leur carrière dans les trentes glorieuses votent contre leurs enfants et petits enfants parce qu'ils ne comprennent rien et qu'ils ont peur (pour nous!). Les nuances je veux bien mais enfin le récit ne fonctionne plus.
Excellent le poulet! j'avais déjà lu ça qq part. Cela me fait penser également aux ruptures biologiques qu'on va se prendre demain matin, bien avant les problèmes de climat? Mais j'ai encore mon esprit d'escalier…
L'intuition comme l'Intelligence Artificielle relèvent du raisonnement par induction, régularités qui peuvent être trompeuses en donnant l'illusion que rien ne viendra perturber la routine quotidienne de l'ordre actuel. Russell illustre ce biais cognitif par "le paradoxe du poulet" (ou poulet inductif) qui est nourri chaque jour sans se douter qu'il finira à la casserole.
Nassim Nicholas Taleb conclut sur ce paradoxe : « Le sentiment de sécurité atteint son maximum lorsque le risque est au plus haut. »
https://www.philomag.com/articles/marine-le-pen-aux-portes-de-lelysee-ou-le-paradoxe-du-poulet-de-russell
Ce qui est intéressant avec ChatGPT qui épate tout le monde en générant des textes et réponses dignes d'un humain, c'est qu'il procède justement par ce procédé de prévision de la suite des phrases soumises ce qui permet de confirmer que nous ne faisons pas autrement dans nos échanges ou pensées spontanées, un peu comme dans le peuple des fleurs de Tarbes de Paulhan qui parlent avec des proverbes et formules toutes faites. Certes, comme ils y insistent dans la vidéo très claire sur ce mécanisme, l'IA n'est pas une personne et n'a ni intention, ni opinions, ni intériorité mais cela prouve simplement qu'on n'en a pas besoin pour raconter des histoires et "se faire une opinion" à partir de celle des autres.
Il manque quand même la capacité de raisonnement logique, ce que Boole appelait les lois de la pensée, indispensables pour valider les "intuitions" ou idées préconçues de l'IA. Il faut (comme le savait déjà Aristote) la complémentarité de deux systèmes, celui de la perception (intuition) et celui de la catégorisation (logos), systèmes qui se corrigent l'un l'autre mais le résultat déjà obtenu par ChatGPT montre en tout cas que, si l'intentionalité reste déterminante, son champ se rétrécit beaucoup, n'intervenant que marginalement, au départ, dans le déploiement du langage appris, puis la correction de tir pour atteindre son objectif. Le fait que ça parle tout seul est inséparable de la fonction d'apprentissage des réseaux de neurones validée par ses prédictions.