J'avais signalé en novembre 2020 un article de Paul A. Klevgard qui donnait une interprétation ontologique de la dualité onde/particule en fonction de leur existence dans l'espace ou dans le temps, c'est-à-dire sous une forme locale ou non locale. En y repensant, après mon récent article sur la physique quantique, j'ai éprouvé le besoin, là encore sans en avoir les compétences, de revenir sur la notion d'espace-temps qui lie indissolublement l'espace et le temps (par les vitesses ou la gravitation), continuité qu'aussi bien la philosophie que le sens commun ont bien du mal à intégrer, non sans raisons, d'autant plus à y mêler la dualité onde/particule amenant à parler, comme Gilles Cohen-Tannoudji, de "matière-espace-temps". Il s'agit, en effet, de montrer une nouvelle fois ce qui, dans la physique, met en défaut notre entendement ordinaire du simple fait qu'on s'éloigne de ce que l'espace et le temps sont pour nous.
La remarque, d'apparence assez anodine, de Paul Klevgard portait donc sur la différence d'existence entre une particule, occupant un espace local au contraire des ondes qui ne sont pas locales mais occupent une durée fixe dans le temps (fréquence). C'est un peu plus compliqué car c'est bien dans le temps que la particule spatiale existe et change avant sa désintégration. De même, les ondes se diffusent à partir d'une émission locale et "s'effondrent" dans l'interaction avec une matière locale. On a moins une appartenance univoque à l'espace ou au temps qu'une inversion des points de vue entre espace et temps, leur partage inversement proportionnel. Dans ce cadre, l'événement est dans la rencontre de l'espace et du temps, émission de photons (délocalisés) par un atome (localisé) ou leur absorption sur une cible matérielle, transférant de la masse en énergie ou vice versa selon l'équivalence E=mC². Ce qui m'a intéressé, c'est d'interpréter ces interactions comme la transformation du temps en espace ou d'espace en temps.
Pas sûr que ce soit tenable jusqu'au bout et que cela puisse rendre compte des charges électriques par exemple et des ondes comme forces d'interaction entre particules chargées (la forme d'onde est difficile à comprendre si ce n'est pas la vibration d'un substrat, d'un éther, du tissu de l'espace). Surtout, le partage rigide entre onde et particule semble infirmé par les lasers à matière qui arrivent à produire par ondes des atomes, confirmant leur expression ondulatoire donnée par Louis De Broglie (mv=h/𝜆). La longueur d'onde de la matière étant inversement proportionnelle à son énergie (masse multipliée par la vitesse), plus elle a d'énergie et plus paradoxalement elle est petite (une corde qui claque a plus d'énergie qu'une corde ondulant mollement, des photons ultra-violets ont plus d'énergie que l'infrarouge, l'électron occupe plus de place que le noyau beaucoup plus lourd). Ce serait ainsi la fréquence élevée, la petitesse de la longueur d'onde qui localiserait l'atome, lui faisant perdre sa diffusion, sa masse limitant sa portée (par le champ de Higgs?). C'est pourquoi on doit refroidir les atomes près du zéro absolu pour diminuer leur énergie et pouvoir exhiber leur propriété ondulatoire en allongeant ainsi la longueur d'onde. Notons quand même qu'à l'inverse une chaleur trop intense et l'agitation qu'elle produit désassemble les atomes et les délocalise en plasma de particules ionisées (jusqu'au plasma de quarks). Cela n'infirme pas complètement la phénoménologie opposant le comportement des ondes et des particules par rapport à l'espace et au temps mais semble impliquer que plus la longueur d'onde est petite et plus l'espace apparaît large et le temps long, comme s'il y avait une dimension supplémentaire qu'on peut appeler profondeur.
Il faudrait introduire le rôle des fermions (de spin fractionnaire comme l'électron de spin 1/2), empêchant la localisation d'un fermion du même type sur le même niveau d'énergie, contrairement aux bosons (de spin entier). C'est comme si le spin fractionnaire s'accrochait au tissu de l'espace (au champ de Higgs?), devenant ainsi un facteur d'espacement aussi essentiel à la structuration de la matière, sa localisation, sa solidité, sans qu'on voit bien le rapport avec l'espace-temps que les bosons sans masse traversent à la vitesse de la lumière. En tout cas, les fermions sont couramment identifiés à la matière et les bosons aux forces, juste question de spin. [Un article plus récent montre que le spin ne peut pas être une propriété des particules, qui devraient tourner plus vite que la vitesse de la lumière, mais que ce serait une propriété de leur champ, de l'onde et non de la particule qui s'actualise dans l'interaction]
S'ajoute encore une difficulté car la masse inertielle a beau être localisée, elle n'est immobile ni dans le temps ni dans l'espace où elle a une vitesse, qui plus est relative. L'énergie cinétique est relative comme on le sait bien dans l'énergie du choc entre deux véhicules. C'est là qu'il faut introduire la notion d'espace-temps de la relativité restreinte géométrisée par Minkowski. Si l'espace n'est plus séparable du temps, c'est qu'un déplacement dans une dimension se fait au détriment du déplacement dans l'autre. Ainsi, on peut dire qu'on se déplace toujours dans l'espace-temps à la même vitesse de 300 000 km/s, "C" n'étant pas tant la vitesse de la lumière que la "constante de structure de l'espace-temps" servant simplement à convertir les unités d'espace (km) en unités de temps (secondes). L'espace se mesure par le temps passé et le temps par l'espace parcouru. Théoriquement, si on était "immobile" on ne se déplacerait que dans le temps, et si on est à la vitesse de la lumière, le temps ne passe plus dit-on (alors même qu'on mesure l'espace en années-lumière !), on prétend même que si on dépassait cette vitesse on remonterait le temps, ce qui n'a aucun sens. En fait, le temps est une conséquence de la vitesse de la lumière limitée, donc de l'expansion des cônes de lumière comme distance limite de la causalité, son horizon, ce qui fait que le temps est orienté vers le futur, ne pouvant jamais revenir en arrière (à la différence de l'espace délimité ainsi qui n'a pas de direction privilégiée). Par contre, en dehors de la vitesse de la lumière, des particules sans masse, la vitesse des corps est relative. Ainsi, l'énergie et le partage entre l'espace et le temps dépendent de l'observateur extérieur ou plutôt de sa vitesse comme de sa gravité relative. Ce qui n'est pas relatif, c'est la relation elle-même, les différentiels de temps étant "le seul effet qui soit cumulatif - parce que l'écoulement du temps est cumulatif" (Stéphane Durand, Belin, 2003, p82), ce qu'on peut dire aussi de la gravité agrégeant les étoiles et les galaxies.
Le fait que plus on s'approche d'une masse et plus le temps ralentit par rapport à un observateur éloigné de cette masse, cette équivalence entre accélération et gravité, que chacun peut éprouver quand il tombe ou dans un ascenseur, est quand même plus difficile à comprendre que la relativité des vitesses et du temps mais la relativité générale a démontré suffisamment cette équivalence, l'espace-temps n'étant rien d'autre (selon Carlo Rovelli) que le champ gravitationnel pour lequel le temps n'existe pas séparément mais dépend des masses et de leur mouvement dans l'espace. Comme le disait John Archibald Wheeler : "La masse et l'énergie disent à l'espace-temps comment se courber, et la courbure de l'espace-temps dit à la matière comment se comporter". La déformation de l'espace-temps provoquée par les masses signifie qu'il y a une inclinaison du temps (du cône de lumière) vers une masse devenue notre futur et qui nous y attire par une force d'accélération. C'est cette inclinaison du temps, sa courbure transformant du temps (qui ralentit) en espace (qui accélère) qui en fait éprouver l'équivalent d'une accélération même en restant cloué au sol, force ressentie comme un poids qui nous écrase à la différence d'une vitesse linéaire insensible. C'est ce qu'on pourrait appeler une tension produite par la masse dans le tissu de l'espace-temps sauf qu'on imagine bien les ondes gravitationnelles comme une déformation de l'espace alors que la courbure du temps est beaucoup plus difficile à imaginer. La notion d'espace reste d'ailleurs trompeuse, comme un cadre vide préalable alors qu'il n'y a pas d'espace vide de champs. L'espace n'est rien d'autre que les champs innombrables, notamment les ondes gravitationnelles, qui le remplissent et interfèrent entre eux, explication suffisante du hasard qui vaut aussi bien au niveau astronomique qu'au niveau quantique. Au-delà de leur différence radicale de dimension, il n'y a que des champs ondulatoires qui se combinent par milliers, champ gravitationnel ou champs quantiques.
On retiendra qu'il est devenu impossible en physique relativiste d'isoler l'un de l'autre espace et temps mais c'est ce qu'il faut mettre en rapport avec le fait qu'on ne peut pas plus isoler la masse de l'énergie, ce qu'exprime la formule la plus célèbre de la physique, conséquence de la relativité restreinte, E=mC² où le carré identique à celui d'un choc (E=1/2 mv²) exprime l'accélération de l'énergie libérée à la vitesse de la lumière par la masse inertielle quand elle se désintègre en pure énergie cinétique (onde électromagnétique) tout comme, à l'inverse, le choc convertit l'énergie cinétique en compression matérielle (qui augmente sa masse). Il peut y avoir création de particule et son antiparticule, dotés d'une masse, par la percussion de photons sans masse. Dans la formule elle-même, la masse se présente comme ce qui arrête les ondes, bloque leur diffusion, enferme leur énergie cinétique, la localise, un peu comme la gravité. La masse inertielle se présente ainsi comme vitesse négative qui distend l'espace et le temps, allongeant toutes les distances et les durées dans un univers devenu immense. On a là encore exprimé, dans la matérialisation de l'énergie, le passage entre l'espace et le temps, de l'un dans l'autre, pouvant faire l'objet d'une géométrisation. La théorie de Penrose en tire les conséquences en postulant que si l'univers finit en trous noirs, ceux-ci s'évaporant en photons au bout d'un temps astronomique, il n'y aurait plus de masse et donc plus de distances, l'espace s'effondrant alors en un nouveau Big Bang (c'est très spéculatif).
Notons que le champ de Higgs réfute l'équivalence postulée par Einstein entre masse gravitationnelle et inertielle, la masse inertielle ne se réduisant pas à son énergie (les photons n'ont pas de masse inertielle) car étant supposée provoquée par l'interaction avec ce nouvel éther qui freinerait certaines particules (fermions et bosons W), réduisant leur vitesse et leur portée. Il y avait d'ailleurs une contradiction à cette équivalence car l'augmentation de la masse ne réduit pas l'accélération gravitationnelle malgré l'augmentation de son inertie. On ne peut plus parler de relativité des masses, seulement de relativité de leur énergie totale liée à leur vitesse, masse au repos (fixe) plus vitesse relative : E=(γ-1)mc². Il semble bien cependant que l'essentiel (99%) de la masse vienne des gluons du noyau (interaction forte), pourtant de spin 1 (ou h/2π). Les gluons sont sans masse à courte distance mais en acquièrent une lorsqu'ils s'éloignent !
On ne peut parler de l'espace-temps sans aborder sa déformation extrême dans les trous noirs où la matière se disloque sous l'effet de la gravitation tout en restant complètement localisée (non quantique? les trous noirs se comporteraient pourtant comme des particules) alors que, selon Aurélien Barrau, "l'espace et le temps y sont très différents de ce que nous connaissons, ils peuvent même se changer l'un en l'autre" [La formulation est contestée, c'est juste que ne pouvant plus revenir en arrière dans l'espace cela rapproche l'espace de l'irréversibilité du temps, temps qui n'est plus une dimension infinie mais s'arrête dans un lieu, la singularité devenue événement]. Tout se brouille avec les paradoxes d'une matière qui serait l'origine de l'espace et du temps qui finissent par l'engloutir dans un trou noir où le temps s'arrête (par rapport à nous au moins) et l'espace disparaît dans une impossible singularité sans que disparaisse pourtant le champ gravitationnel avec lequel l'espace-temps se confond...
On ne sait comment interpréter dans ce cadre l'expansion de l'espace qui semble indépendante des masses, nouvel avatar d'une physique moderne qui défie l'entendement. Le peu que je comprends de cette dialectique entre espace et temps est certes fascinant mais c'est parce que cela nous dépayse complètement et permet de s'échapper de notre triste réalité quotidienne comme des désastres écologiques et politiques. En effet, si cet espace-temps est incontestablement bien réel, constituant notre soubassement physique, ce n'est pas pour autant notre espace et notre temps humains qui s'en différencient clairement. L'espace relativiste a beau nous englober, il n'a rien à voir avec l'espace terrestre et nos vitesses limitées pas plus qu'avec le cyberspace. La relativité des durées qui peut être exploitée par différentes technologies n'affecte pour autant ni le temps entropique, ni le temps historique, ni le temps de travail - ceci malgré le magnétisme, les GPS et nos fusées inter-planétaires. Nous n'habitons pas plus un monde relativiste qu'un monde quantique, on peut dire que nous sommes au milieu, dans une position privilégiée, celle du "monde classique", des objets massifs localisés et des vitesses réduites, monde de la vie et de l'histoire qui n'existe que dans cet entre-deux, position privilégiée de l'existence et de la finitude entre l'infiniment petit et l'infiniment grand.
La seule chose commune peut-être, en dehors de la gravité, c'est qu'il n'y a pas de temps sans espace et qu'on se trouve à l'intersection d'un environnement et d'une histoire, d'un espace vital et d'un processus temporel pour l'action - pas seulement pour qu'il y ait événement. Ce n'est pas seulement l'Être spatial, le ciel étoilé et la magnificence de la nature que nous contemplons dans l'étonnement de l'existence, mais le devenir qui nous engage, ici et maintenant : la biosphère de notre planète au moment du plus grand danger pour la préservation de nos conditions de vie. Là encore, le temps pour nous ne se réduit pas à celui des causalités mécaniques quand c'est le temps de nos finalités et de nos apprentissages (de nos erreurs), projection dans l'avenir immédiat au moins, de même que notre espace est celui d'un monde humain et d'une Terre que nous avons dévastée.
Cette localisation des particules inversement proportionnelle à leur longueur d'onde me rappelle le développement en fonctions dites "ondelettes", utilisé en mathématiques. A savoir que les ondelettes de grande fréquence (de petites longueurs d'onde) sont plus localisées que les ondelettes de basse fréquence (longueur d'onde plus large). Ces types de relation sont improprement appelés "temps-fréquence" alors qu'on pourrait tout aussi bien les nommer "espace-fréquence", le temps étant une variable permettant de décrire un signal le long d'un axe (temporel).
Monsieur Zin
Votre description d'un tissage tout platonicien entre l'espace-temps et la matière-énergie est stimulante.
Cependant, vous procédez à une délimitation stricte de son domaine de pertinence. Lorsqu'il s'agît, pour parler comme Vernadsky des réalités géosphérique, biosphérique et noosphérique (intériorités et construction symboliques), c'est la causalité ordinaire qui devrait reprendre ses droits. Demain succède à aujourd'hui et les interactions se propagent selon des voies causales toutes classiques.
Je pense pour ma part que cette séparation est artificielle, et pas seulement à cause du Laser ou du GPS. Loin de là.
Certaines réactions biochimiques, au sein des organisme exigent un nombre précis de protons qui ne peuvent être amenés au lieu de réaction que par effet tunnel. De même, l'apparition de certaines structures complexes coordonnées (voir l'Orchidée Porte-abeille par exemple) a une probabilité d'apparition spontanée trop faible pour se laisser expliquer causalement. On a mesuré que les trajets photoniques, lors de la photosynthèse, ne peuvent être laissés au hasard mais doivent être guidés, sans doute par un "préparcours" dans les transitions de Feynman. Quoi qu'aient pu en dire les philosophes du XX° siècle, les grands systèmes de représentation apparaissent de façon brusque et dans des domaines distincts (Einstein: espace-temps physique, Proust: "espace-temps" psychique).
En d'autres termes, je ne vois aucune raison d'opérer la séparation des mondes que vous proposez. Au contraire, il semble urgent d'apprendre à penser leur intrication.
Nulle part je ne nie les phénomènes quantiques et relativistes qui sont partout, à leur niveau, constituant le socle physique de notre monde, il y a donc des processus quantiques y compris au niveau biologique ce qui n'empêche pas que le biologique n'est pas du tout quantique, de même que ce n'est pas parce qu'il y a des phénomènes quantiques dans le cerveau (ou un transistor) que ce serait un organe quantique et non pas classique (numérique), dédié à la cognition et à la sélection par le résultat.
Ce que je n'ai donc pas suffisamment fait apparaître, c'est la différence entre la réalité-objective de la physique et la réalité-empirique comme dit Kojève, la réalité-empirique étant celle du "monde de la vie" pour Husserl et pour nous d'un monde humain mais ce qui fait vraiment la différence, c'est l'information et l'inversion de l'entropie qu'elle permet, ce qui implique la stabilité du "monde classique", obéissant aux lois de la mécanique non quantique sur lesquelles se bâtissent les organismes et les civilisations.
Il me semble important de ne pas confondre les niveaux de réalité, ce qui ne veut pas dire du tout qu'ils ne seraient pas intriqués, sans aucuns rapports, ce qui serait contradictoire, seulement que ce n'est pas une raison pour confondre monde quantique et monde classique, les réalités de niveau supérieures ayant des logiques différentes des réalités inférieures quand elles sont prises en masse. Vouloir ramener toutes les réalités à une seule en manque leur emboîtement hiérarchique dont le monde classique serait une sorte de milieu.
Je comprends
Encore une réserve cependant. Le monde de la vie sur lequel se bâtit la civilisation, c'est à dire l'expérience et la pensée, ne serait-il pas lui-même quantique?
Je pense (par exemple) aux expériences de Peter Bruza ou Jerome Busermeyer qui semblent montrer que la pensée humaine ne procède pas de façon classique mais quantique.
Dans ce cas, les constructions symboliques ne dépendraient qu'en apparence d'une logique classique. On pourrait aller plus loin en cherchant si certaines cultures, je pense aux grands systèmes de représentations, ne l'auraient pas su ailleurs et en d'autres temps. Peut-être en des temps à venir.
Les réseaux de neurones ne sont en rien quantiques, par contre il y a bien des émergences, des brisures de symétrie, des catastrophes. On peut illustrer la mesure quantique par des élections qui restent indécises avant le vote et trouvent leur explication après-coup, mais la physique quantique n'y est pour rien, il n'y a pas d'esprit qui règne sur le monde en dehors de la matérialité des systèmes informationnels. Le savoir est cumulatif, il n'est pas au début ni immédiat.