La haine de la pensée

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Tout le monde pense, cela ne fait pas question : tout vient de là, c'est une évidence, le pire comme le meilleur, non seulement notre intelligence plus qu'animale mais aussi toute l'étendue de la bêtise humaine qui en représente l'envers, aussi vrai que l'homo sapiens est tout autant l'homo demens. Les progrès des sciences et les grands penseurs du passé nous aveuglent sur nos propres capacités qui n'ont pas tellement progressé pourtant depuis la préhistoire : nous ne sommes guère que des "nains juchés sur des épaules de géants" selon l'expression de Bernard de Chartres.

Ce n'est donc pas parce qu'on pense qu'on ne penserait pas des conneries, tout au contraire, et si le bon sens est la chose du monde la mieux partagée, il se pourrait bien qu'il ne soit constitué que des préjugés de l'époque, de l'idéologie dominante, du "discours courant" et du conformisme de la "pensée de groupe", sans parler de toutes sortes de névroses individuelles ou collectives...

Voilà qui complique singulièrement une démocratie qui n'est pas le royaume de la raison qu'on prétend mais se trouve menacée depuis l'origine par la démagogie, le clientélisme, la fanatisation jusqu'à nos formes modernes de fascismes. C'est tout autant l'économie libérale qui s'en trouve ébranlée par les bulles spéculatives et les krachs qu'elles provoquent régulièrement, répétant systématiquement les mêmes erreurs. Si tout cela n'est pas une évidence, et comme refoulé derrière les beaux discours qui flattent notre intelligence, c'est bien parce que le fait que tout le monde pense et s'en glorifie n'empêche absolument pas une haine de la pensée à peu près universelle dont il faudrait prendre toute la mesure !

Certes, il ne faut pas se méprendre, à rebours de ce qu'on peut s'imaginer, la haine de la pensée n'est pas la haine des idées fumeuses et de tous les dogmatismes. Il ne manque pas d'incitations à s'exprimer et dire n'importe quoi, ce qui mène invariablement à répéter les mêmes vieilles rengaines, comme la psychanalyse l'a bien montré. Il faut dire, qu'en général, ce qu'on considère comme les pensées les plus hautes qui flattent notre propre opinion de nous-mêmes, ce sont les pensées religieuses qui, prises à la lettre et pas du tout dans leur sens ésotérique, sont bien pourtant la plus grande manifestation de notre indécrottable stupidité et d'un obscurantisme dont nous avons la plus grande peine à sortir. On se glorifie de n'importe quelle croyance absurde, simple projection de nos désirs ou signe d'appartenance, mais c'est contre toute pensée critique et la simple raison que la haine se déchaîne toujours, à gauche comme à droite, exigence de la mobilisation générale contre l'exigence de réflexion, rejet enfin, au nom même de la pensée critique, d'une complexité trop inhibante et qui nous divise alors qu'on cherche des coupables, qu'on appelle à la (bonne) volonté voire à l'amour mais pas du tout à notre intelligence...

Il n'y a rien là d'inexplicable mais qu'il vaudrait mieux prendre en compte plutôt que d'entretenir le mythe d'une volonté générale agissant pour le bien commun de façon aussi miraculeuse que la main invisible du marché, comme si la raison n'avançait pas masquée dans l'histoire, ne s'imposant jamais d'emblée mais seulement après-coup, à l'insu de ses acteurs le plus souvent et, par une sorte de ruse de l'histoire, sur les cendres des passions humaines déchaînées. Rien de très réjouissant, même si la raison finit toujours par l'emporter à la longue, mais refuser de le reconnaître ne peut qu'ajouter au désastre, entretenant l'illusion que l'homme ferait l'histoire à sa convenance, qu'il y aurait un "peuple" (sans divisions sociales!), qu'il pourrait se confondre avec son gouvernement (dans une démocratie supposée "directe") et qu'il saurait très bien ce qu'est "l'intérêt général" (sans partialité ni opinion préconçue). Pas de doute qu'il n'y aurait aucun besoin de pensée critique pour cela, ne pouvant apporter que la division !

On peut comprendre que la politique soit obligée de simplifier la réalité pour décider l'action et se partager entre camps opposés mais cela n'empêche pas que la complexité soit un fait dont il faut tenir compte sauf à tout ravager pour rien. Il y a cependant d'autant moins de chances d'échapper aux simplismes de l'idéologie qu'ils ne tiennent pas tant à la politique qu'au simple fait qu'on parle et qu'on est habité par toutes sortes de discours qui nous imposent leurs règles et nous engagent dans une répétition infinie qu'on retrouve à tous les niveaux. Il semble ainsi que tous les groupes ou institutions passent leur temps à se réassurer par la réaffirmation d'un discours commun ne laissant place qu'à des nuances émotionnelles. On le vérifie dans les partis politiques, dont le vide intellectuel en a frappé plus d'un, aussi bien qu'avec internet où tout le monde peut s'exprimer mais ne fait pas beaucoup plus que répéter les mêmes convictions ad libitum, à rester entre-soi et ne vouloir lire que ce qu'on pensait d'avance, c'est-à-dire à ne surtout pas penser, ne pas se confronter à l'autre ni se remettre en question. Ce qui se donne comme pensée critique ne le cède en rien à la propagande la plus éhontée, comme s'il fallait rivaliser dans la connerie et, parce qu'ils mentent, se faire un devoir de soutenir effrontément les théories les plus ridicules ! La "critique" ici se veut unilatérale et ne saurait s'appliquer à elle-même, simple miroir inversé de l'idéologie dominante.

La règle est universelle : si vous faites un écart avec la bien pensance de votre camp, fût-il révolutionnaire ou libertaire, vous voilà épinglés, réprimandés, insultés. On n'a pas le droit de mettre en cause la justesse de la ligne du parti... même s'il n'y a pas de parti ! Il est certain qu'on a presque toujours tort de vouloir expliquer les nouvelles institutions (ou le fonctionnement du marché) par des considérations biologiques ou anthropologiques ignorant la longue histoire qui a mené jusque là. Cette fois pourtant, la recherche de causes historiques au stalinisme et au culte de la personnalité, comme s'il avait disparu avec Staline, pourrait relever du même refoulement que la prétendue fin des idéologies. En effet, on peut dire que la théorie du culte de la personnalité au moins avait été faite juste avant, de Gustave Lebon à Freud. Ce n'est donc pas du tout Staline qui l'aurait inventée puisqu'on retrouve les mêmes mécanismes aussi bien dans les églises que les armées. Au-delà de la dimension psychanalytique d'identification, ce qui s'y manifeste de tout aussi incontournable, c'est notre inadéquation originelle à la vérité et sa dimension collective. C'est très explicitement que pour l'église le péché se confond avec la perte de la foi, la remise en cause du dogme, la transgression - comme de mettre en doute l'ordre donné, voire le vote majoritaire, pour l'armée ou le parti.

Les petits commissaires du peuple ne manquent jamais, sûrs de leur bon droit à nous faire la leçon. L'important, non seulement pour les apparatchiks des régimes communistes mais tout autant pour les golden boys du libéralisme marchand, c'est de ne pas faire mine de penser et d'avoir des analyses personnelles. Le conformisme est de rigueur sans lequel il n'y aurait certes pas de sens commun, d'unité de la société ! Sans le conformisme de la critique non plus il n'y aurait pas de critique ! Ne pas penser est une éthique sévère à laquelle l'0rient comme l'Occident consacrent une bonne part de leurs pensées. Impossible d'y échapper, de quelque côté qu'on se tourne. On pourrait objecter que, si le conformisme de la pensée unique était si prégnant, il n'y aurait jamais de progrès mais la reproduction du vivant n'a pas empêché son évolution même si c'est par l'exception toujours, en dépit de la règle commune.

Si Badiou était un peu plus lacanien, il n'accuserait donc pas seulement la forme militaire de la transformation systématique des prétendues démocraties populaires en dictatures totalitaires car l'église (le parti) tout autant que l'armée s'identifie inévitablement à son chef. Il est important de souligner, contre les premières évidences, que ce n'est pas seulement la violence qui fonde l'oppression, même si la violence est à combattre car elle se retourne inévitablement contre les plus faibles. Ce n'est pas dire qu'on puisse l'éviter toujours, ni même que ce soit toujours souhaitable, tout dépend de la violence adverse, ici comme ailleurs, on ne se débarrassera pas d'une trop réelle complexité par des formules toutes faites. Il y a une violence nécessaire quelquefois, c'est un fait, même s'il faut la réduire autant que faire se peut et surtout lui garder son caractère symbolique (politique). Ce serait se tromper lourdement, en effet, de croire qu'on pourrait supprimer la violence en supprimant les violents, de même qu'on ne supprime pas la domination en tuant les dominants. Il y a là une erreur fatale sur l'ordre des causes et surestimation des personnes, réduites au jugement moral. La violence ne vient pas de quelques malfaisants mais de causes plus matérielles et systémiques même si elle ne peut apporter aucune réponse. Si la violence témoigne d'une perte de sens et souvent d'une haine de la pensée aussi, c'est encore plus grande haine contre la pensée sans doute que de se focaliser sur la violence alors que c'est notre vérité qui est en cause.

En effet, l'inouï, c'est bien que, même sans violence, il y a quand même une oppression dogmatique ("l'ordre du discours"), au moins par la pression du groupe et du fonctionnement social, sans qu'on puisse s'en passer. Qualifier cet apparent paradoxe de servitude volontaire n'est pas l'expliquer mais témoigne du moins que ce n'est en rien phénomène nouveau. Le moyen âge fournit d'ailleurs une sorte de précurseur du stalinisme, et qui en éclaire certains aspects, avec ce qu'on a pu appeler la première révolution européenne. Il faut savoir que l'alliance du peuple et de l'église a, dans un premier temps, amené les clercs au pouvoir, largement au bénéfice du peuple, mais après le temps béni de la "paix de Dieu", les choses ont ensuite très mal tourné, tombant dans le servage généralisé avec l'alliance du sabre et du goupillon. On ne peut nier que ce détournement de la religion chrétienne en instrument d'oppression et d'inquisition possède plus d'une similitude avec la transformation d'un marxisme libérateur en régime totalitaire régnant sur les âmes et les corps !

C'est une leçon qu'on a voulu oublier car ce serait reconnaître qu'on vit toujours dans l'erreur alors qu'on voudrait tellement se persuader d'être dans la pure vérité, individu libre et souverain n'ayant plus rien à voir avec ces barbares, ces sauvages. Chacun s'éparpille pourtant en petits groupes qui considèrent les autres avec mépris comme si eux seuls pouvaient détenir la vérité. La "pensée de groupe" est ce qu'il y a de plus universel, et ne se limite ni aux partis politiques ni au stalinisme, véritable interdiction de penser qui peut mener jusqu'à une bien connue "dissonance cognitive". On la retrouve partout, dans les bulles spéculatives ou la bureaucratie, tout comme sur internet où se reconstituent des petites tribus malgré un libre accès au monde entier. On est frappé à quel point dans cette expression débridée, où le peuple enfin a pris la parole, il n'y a pas l'ombre d'une pensée mais répétition inlassable du même. L'important, c'est qu'on se comprend, besoin de se rassurer, se réassurer, affirmer nos appartenances à quoi se réduit le prétendu débat intellectuel qu'il n'y a pas. Pas moyen de s'y soustraire qu'en prenant ses distances, et encore. Il faut s'y faire, on pense seul, notamment en écrivant. Sans aucune garantie qu'on penserait autre chose que des conneries quand on est seul, on peut être sûr que, comme chantait Brassens : Quand on est plus de quatre, on est une bande de cons !

C'est une situation on ne peut plus fâcheuse pour la démocratie car cette haine active de la pensée, des intellectuels (qui le méritent souvent) ou de la simple raison, c'est la porte ouverte soit aux opportunistes sans envergure, soit aux extrémistes sans aucune effectivité, nous condamnant dans les deux cas à un déni de la réalité qui se paie toujours très cher. Il faut être clair là-dessus, la question n'est pas de prétendre l'éviter, on ne voit pas comment, mais au contraire de le reconnaître. L'utopie ici comme ailleurs ne sert à rien : c'est avec les constantes des sociétés humaines qu'il nous faut composer faites d'arrogance, d'emportements, d'hypocrisie, de mensonges, de croyances auxquelles on tient plus qu'à la vie même. Quelles que soient les révolutions dont on peut rêver et les institutions les plus progressistes, c'est encore cette débilité mentale qu'il faudra se coltiner, incontournable car faisant partie intégrante de nos processus cognitifs et du renforcement social des certitudes partagées, incontournable car ne se limitant pas à une question morale de bonne volonté mais à celle de la vérité dans ce qu'elle a d'inaccessible et d'indécidable, aux limites bien réelles de notre savoir qui nous engage dans une dialectique éprouvante. Que l'homme puisse choisir entre le bien et le mal, ce dont le procureur voudrait nous persuader contre notre avocat, cela exigerait qu'il ait un accès direct à l'être et sache immédiatement la vérité au lieu de la recouvrir de ses fantasmes, de ses préjugés, de ses dogmes, de ses mots mais quand il s'agit de morale la haine de la pensée se fait plus menaçante, brandissant des valeurs intangibles, des lois universelles, posant ses ultimatum !

On voudrait que les choses soient simples, inébranlables et se réduisent à l'opposition entre amis et ennemis, entre les bons et les méchants, alors qu'en vérité, c'est bien plus grave puisqu'on ne sait pas quoi faire ! On se forge ainsi quelques diables ou complots imaginaires pour expliquer notre impuissance et nous épargner un effort de pensée sur le processus dans lequel nous sommes engagés et les moyens de s'en sortir. On peut dire que cette façon de figer les choses, ce qu'on appelle la réification ou l'onto-théologie, nostalgie d'un présent éternel qui n'a pas d'autre existence que verbale, constitue bien une haine de la dialectique et de l'histoire sans quoi nos pensées ne peuvent avoir aucune valeur. Pourtant, la première expérience, celle de tout apprentissage, c'est par définition celle de certitudes qui soudain tombent en brèche et se révèlent illusoires. Non pas révélation qui nous fait passer de l'ombre à la lumière dans une conversion précipitée, mais processus répété avec constance ensuite, à mesure même qu'on avance, et dans lequel on s'inscrit. Comme dans le progrès des sciences, c'est à chaque fois un simple élément négligé d'abord qui remet en question toute la perspective et ce qui nous apparaissait comme l'évidence même devient tout-à-coup une erreur grossière. On se rend compte alors que ce n'est pas tant l'ignorance première qui était trompeuse, c'était de ne pas se savoir si ignorante, trop sûre de ses préjugés inquestionnés. La dialectique ne s'arrête pas là pourtant car ce n'est pas forcément mieux une fois que le doute s'est insinué, de nouveau aveuglé par une trop grande clarté. C'est souvent effectivement dans ce positionnement critique (des fausses idoles et de marchandises trompeuses) que se construisent les obscurantismes voulant nous dévoiler un réel inexistant et nous faire croire à l'incroyable, exigeant donc une critique de la critique qui a déjà été largement prononcée par l'histoire.

Ainsi, le scepticisme lui-même (avec ses variantes relativistes et formalistes) n'est, sous ses aspects critiques, qu'un nouveau dogmatisme, c'est même celui du néolibéralisme qui prétend qu'on ne saurait rien sous prétexte qu'on ne sait pas tout et qu'il ne faudrait donc rien tenter mais se laisser faire comme si nous n'avions plus aucune existence ! N'aurions-nous donc de choix qu'entre la peste et le choléra ? Non, bien sûr. La philosophie s'est construite justement sur ce double refus du dogmatisme et du scepticisme, de la tradition comme des sophistes (qu'on appellerait des communicants aujourd'hui). Elle a ouvert ainsi la voie aux lents progrès de la science et d'un long apprentissage qui nous condamne certes à devoir abandonner nos anciennes certitudes mais sans renier pour autant tout le savoir accumulé ni nos luttes d'émancipation et nos libertés gagnées. C'est ce qui fait qu'aucune position n'est acquise et qu'on ne peut aller au-delà de son temps. Nous ne pouvons rien faire d'autre que de continuer l'aventure humaine et cette dialectique entre savoir et vérité dans la confrontation avec l'expérience qui nous oblige à corriger nos erreurs et surmonter nos échecs, pas à tout réinventer ni tout laisser tomber !

Je ne goûte pas du tout, on le sait, le retour des utopies qui ne font qu'entériner notre impuissance et nous préparer des lendemains qui déchantent alors qu'il y a des enjeux vitaux. Non seulement ces utopies décourageant toute critique n'ont aucun sens sinon d'exprimer une révolte quand ce n'est pas de valoriser ceux qui les portent dans l'admiration de leur propre audace, mais elles ont toujours l'ambition d'arrêter là l'histoire et la pensée elle-même. On a prêté cette fin de l'histoire à Hegel alors qu'elle imprègne non seulement tous les millénarismes mais à peu près toutes les idéologies. La pensée sauvage, on le sait, ne se limite pas aux sociétés originaires dont nous avons gardé plus qu'on ne croit, exigeant toujours plus de sacrifices pour nous sauver de la catastrophe finale ! Pour l'histoire sainte, cela ne fait aucun doute : il y avait de l'histoire et il n'y en a plus au jour du jugement. Avec Hegel et la prise de conscience de la dimension cognitive de l'histoire humaine, prise de conscience de soi de la liberté, c'est tout autre chose puisqu'on est supposé passer de l'histoire subie à l'histoire conçue, ce qui n'est pas vraiment une fin de l'histoire et sûrement pas de toute dialectique ni le dimanche de la vie promis par le communisme utopique. C'est au contraire la fin de l'histoire sainte et la sortie de la religion, quand l'homme sait qu'il fait l'histoire, ce qui ne veut dire ni qu'il le sait toujours, ni qu'il peut faire ce qu'il veut, seulement qu'il en est l'acteur. On ne peut notamment prévoir ce qu'on ne sait pas encore ni décider de la science de demain qui fait partie de notre monde et avec laquelle il faut faire, quitte à se protéger autant qu'on peut des techniques dangereuses et se prémunir des dangers techniques. De même on ne peut contrôler absolument les conséquences de nos actes, ce qui n'empêche pas de nous en faire responsables après-coup (ce que la question du climat manifeste ouvertement). La seule façon de faire, c'est de juger aux résultats et de corriger nos erreurs, de continuer l'apprentissage, enfin.

Quelle conclusion tirer de cette haine de la pensée qui nous menace toujours, débilité qui ne résulte pas d'un déficit mais de notre participation active, de notre refoulement obstiné, et dont on ne pourra se débarrasser ? D'abord, que si on ne peut faire n'importe quoi, faire appel à n'importe quelle utopie comme à la communion des coeurs, cela ne veut pas dire qu'il ne faudrait rien tenter et se laisser faire. Il faut essayer d'aller au maximum des possibilités de l'époque, ce qui exige un grand réalisme, de l'objectif tout comme de la stratégie pour l'atteindre. Cela signifie qu'il faudrait idéalement garder un esprit critique et ne pas considérer pour acquis qu'on sait tout sur tout (ni le peuple, ni les experts, ni les politiques, ni les journalistes) mais qu'il faut se renseigner, lire quelques livres, faire au moins des recherches sérieuses sur internet, étudier le pour et le contre avant de se faire une opinion et de vouloir en débattre, l'éprouver auprès de contradicteurs. Il ne s'agit pas de se leurrer en s'imaginant que cette position critique puisse être généralisée et devenir une norme, encore moins devenir une position acquise. Il faudrait seulement se persuader de la nécessité de favoriser la critique et l'expression du négatif qui ne peut être l'apanage des experts. Les experts sont aussi ignorants que nous avant d'examiner une situation de près mais il n'y a pas de science infuse, jamais, la bêtise plutôt des préjugés et du sens commun. C'est la bêtise en effet la mieux partagée par l'homo sapiens qui a bien besoin de mobiliser toute son intelligence pour faire science, pas à pas, abandonnant une à une ses anciennes certitudes sans tomber pour autant dans le scepticisme ou le relativisme comme si n'importe quoi pouvait être vrai alors que, tout au contraire, ce qui est vrai, c'est qu'on croit n'importe quoi, qu'on se laisse toujours entraîner au-delà du raisonnable et qu'il faut se corriger après-coup sans cesse. C'est avec cela qu'il faut faire démocratie et ce qui fait de la démocratisation un processus infini.


Il y a bien sûr une difficulté particulière à parler d'une haine de la pensée dont on ne peut s'exclure. Impossible après cela de prétendre avoir raison contre tous quand on peut seulement s'engager dans une expérience avec ses erreurs et ses contradictions. On sait du moins qu'il nous faudra être plus intelligents : donner un objectif, une stratégie, comprendre le système de production, les menaces réelles, les solutions possibles. Reconnaître notre inhabileté fatale plutôt que de nous glorifier de notre propre excellence représenterait indubitablement un grand progrès.

Impossible de nier cependant qu'une telle dénonciation de la haine de la pensée s'appuie sur une pensée et des propositions précises qui ne peuvent être déduites de positions qu'elles expliquent plutôt. C'est pourquoi, pour ne pas laisser croire qu'on serait condamné du coup à l'abandon de toute alternative (il ne s'agit pas de s'enfermer dans un scepticisme stérile), on peut énoncer rapidement, ne serait-ce que pour le soumettre à la critique, ce qui pourrait constituer malgré toutes ces limitations un projet de société écologiste avec des alternatives locales aussi éloignées du communisme que du libéralisme dans une économie plurielle.

A la base, il faudrait un revenu garanti, non seulement comme droit à l'existence, sécurité sociale mais comme droit au développement humain et au travail choisi, instrument du travail autonome et de la sortie du salariat. C'est sans doute le plus difficile à faire admettre, y compris pour la gauche et les syndicats, mais c'est la condition de sortie du productivisme. L'autre axe, celui de l'altermondialisme, doit être celui de la relocalisation avec des coopératives et des monnaies locales pour se soustraire à la concurrence marchande. Enfin la gratuité numérique devra s'imposer avec la défense de nos biens communs et des équilibres écologiques.

Ces mesures innovantes, dont il est impossible de donner ici tout le travail de réflexion dont elles sont issues et les évolutions qui les rendent indispensables, devront être couplées avec des mesures plus classiques, une réduction des inégalités par la progressivité de l'impôt ainsi qu'un renforcement du secteur public et des secteurs protégés (comme les médecins actuellement) mais aussi des ONG et associations.

C'est un projet politique véritablement révolutionnaire et qui aurait la capacité de mobiliser largement ainsi que de fédérer des luttes éparpillées. Ce n'est certes pas la fin du capitalisme pour autant mais une sérieuse réduction de son périmètre quand même, sans restreindre nos libertés pour se protéger du marché mais permettant d'étendre au contraire notre autonomie.

Avouez qu'un tel projet, qui doit beaucoup à André Gorz entre autres, est bien loin des vieilles revendications et de ce qui est considéré comme sérieux, sans avoir pourtant l'irréalisme de l'utopie ni prétendre apporter le bonheur sur la terre. A mille lieu de la plupart des délires actuels et solutions simplistes ou technocratiques occupant la scène médiatique. L'intérêt de citer ce projet émancipateur qui est pourtant jugé inacceptable par à peu près tout le monde, c'est de montrer l'écart entre les revendications actuelles et celles de l'avenir, entre d'inutiles nostalgies et de véritables possibles mais surtout ce qui peut séparer deux univers de pensée qui sont deux façons de vivre bien différentes, et ce qu'ils peuvent avoir d'inconcevable l'un pour l'autre, les limites de notre compréhension mutuelle, enfin. De quoi juger en tout cas la vacuité d'une époque et son inébranlable haine de la pensée qui la rend absolument sourde à ces analyses, malgré tous les moyens des technologies de la communication qui les rendent accessibles à tous pourtant...

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7 réflexions au sujet de “La haine de la pensée”

  1. Je n'ai pas l'impression qu'il y ait une haine de la pensée, mais plutôt un désintérêt, ce qui est peut être pire. Les pensées les plus complexes, valables ou pas, sont disponibles, l'offre et l'accès ne manquent pas. Je pense que les gens sont fatigués du tintamarre de l'intellect qui n'a aboutit nulle part à leur sens.

    C'est dommage sans doute, mais compréhensible. La société fait que l'on use de son cerveau pour surnager, à savoir trouver les circuits et autres tuyaux permettant de ne pas sombrer, juste ce piètre objectif. Les siècles de réflexions philosophiques ou autres n'ont aboutit qu'à ça.

    L'assimilation du conformisme religieux ou pas n'étant qu'une acceptation des choses comme elles vont et en tirer son parti.

    Sinon j'ai trouvé intéressante cette analyse :

    L’aliénation sectaire, syndrome ethnique dans la mondialisation libérale
    par Emmanuel DIET

  2. Je ne vais pas dire le contraire de ce que j'ai écrit, il y a bien une haine de la pensée (d'ailleurs qu'est-ce d'autre que la société du spectacle et de la "distraction"), pas seulement l'acceptation de l'ordre établi puisqu'on la retrouve dans la pensée critique, aussi bien chez les anarchistes, les trotskistes, les décroissants, etc., sans parler des islamistes. L'objet de ce texte qui répond d 'une certaine façon à Deleuze (pour qui le pouvoir voudrait nous empêcher de penser), Badiou (pour qui tout le monde pense), Zizek (qui ne comprend pas le stalinisme), mais aussi Morin, les chantres de l'intelligence collective, etc., c'est d'insister non plus sur les limitations de notre rationalité qui pourrait expliquer nos égarements mais bien sur la part active de refus de ce qui dérange nos certitudes et d'une complexité qui décourage nos élans. C'est la constatation ahurissante que ce qui se donne comme pensée (idéologie) est en fait négation de la pensée (critique). On est tellement habitué à la propagande qu'on peut se demander où je veux en venir alors que je ne fais qu'essayer de mesurer les conséquences pour l'action et la démocratie de cette haine de la pensée qui est une haine tenace de la dialectique et de la pensée critique (mais sans cette haine, il n'y aurait pas de dialectique réelle sans doute : ce qui est rejeté du symbolique rejaillit dans le réel).

    Il me faut bien avouer cependant que je n'aime pas ce texte qui ne laisse guère d'espoir sinon d'être poussés par les événements et pas du tout par notre pensée. Comme dans la nature, il n'y a que la catastrophe qui nous force à évoluer. De quoi renforcer le sentiment d'inutilité de ce que j'écris, au moins pour le court terme. Je peux justifier du moins ainsi ma solitude et mon écriture posthume qui a l'avantage de se situer dans l'au-delà de l'après-coup. Je ne peux donc en attendre aucune approbation alors qu'il me met mal à l'aise moi-même !

    Mon embarras est bien réel dont témoigne la dernière partie à retrouver les anciens paradoxes trop vite oubliés de l'idéologie et des positions de classe déterminant y compris la critique de l'idéologie dans un cercle vicieux dont il n'y a aucun moyen de sortir (pas plus que le mâle ne peut s'affranchir du patriarcat, ni l'occidental du colonialisme). Il ne reste qu'un matérialisme critique pour essayer de s'orienter mais un peu comme un aveugle tâtonnant dans le noir et non pas avec l'assurance de l'humaniste apportant la démocratie et la civilisation à des sauvages. Vérité à refouler certainement, texte à oublier qui vérifie dans son effet cette haine de la pensée universelle, témoignage qu'il n'y a pas de désir de savoir, comme le soulignait Lacan, que non seulement on veut en savoir le moins possible (ce n'est pas la lucidité qui rend les relations sociales vivables), mais qu'on n'en veut rien savoir (des bulles spéculatives, de l'épuisement du pétrole, etc.). Texte qui n'est donc pas à lire sinon peut-être après-coup, plus tard, en tout cas dans une temporalité qui n'est pas celle d'internet et qu'on mettra sur le compte d'une baisse de régime...

  3. et pourtant ça n'empêche que ça se vérifie très bien , à la pesée de nos véccus , notemment de faire du désir de savoir un improbable miracle qu'on trouve là où on l'attendait le moins : dans une solitude presque totale à tel point qu'elle en devient surpeuplée ; de tout un tas d'ombres et de fantômes ....

  4. et qu'on pense qu'après la catastrophe se vérifie bien dans l'histoire , même si il est sans doute tout aussi vrai que la catastrophe la plus part du temps nous rend encore plus con ! et qu'il faut souvent qu'elle se répète plusieur fois pour avoir une chance d'être dépassée. quant à ce triste savoir comme vous le dites ils fera toujours barrage à nos élans et contredira notre cohésion et nos paradigmes . c'est bien ce dont temoingne au moins l'histoire des sciences . et pour le moteur psychologique , c'est souvent d'horribles motifs : honte , haine , vengence , jalousie . et combien le génie doit au handicap , à la madie mentale , s'ininuant souvent entre des envies de meutres et des envies de suicides . ce qui en fait toute la valeur .

  5. Le rôle de la catastrophe est tout-à-fait clair dans la crise actuelle où la menace d'effondrement a provoqué une volte-face inouïe de l'opinion (le discours de Toulon surréaliste) alors que l'apparent retour à l'ordre empêche toute réforme d'envergure (ou le ralentissement relatif du réchauffement empêche un accord sur le climat).

    Il faut souligner à quel point les basculements idéologiques peuvent être rapides (beaucoup plus que les transformations matérielles), ce qui était frappant en Mai68 notamment. Ce n'est pas dire que la catastrophe produirait obligatoirement de la pensée. C'est plus compliqué. On peut s'attendre plutôt à ce qu'elle produise panique, guerre, dictature (dans l'élan du volontarisme) avant de se résoudre aux seules solutions viables. Ainsi, on peut dire que l'Angleterre comme les USA auraient pu tomber facilement dans le fascisme et le racisme dont la guerre contre le régime nazi les a guéris. Ces pays nous apparaissaient comme les remparts de la liberté, et l'on s'étonne de la violence des républicains tout comme du cynisme du blairisme, mais le darwinisme social et le racisme prétendu scientifique imprégnaient l'Angleterre (depuis Burke, Malthus, Spencer, etc.). De même, il ne manquait pas de soutiens des nazis aux USA (pas seulement Ford). C'est donc loin d'être la belle histoire qu'on nous raconte où l'histoire nous détermine plus que nous la déterminons, où le meilleur doit passer par le pire...

  6. Cher Jean Zin

    En cherchant des critiques sur Jean Joseph Goux, je suis tombé sur votre site (comme quoi, il y a de bonnes chutes) et j'ai apprécié votre lecture de "Frivolité de la valeur".
    Curieux, j'ai poursuivi et, ce matin je me suis réveillé les neurones avec "La haine de la pensée". Toujours curieux (indécrottablement), j'ai parcouru votre bio et apprécié votre analyse à l'aube de notre belle ère sarkosiste dans "L'amour du maître ou de la démocratie?". J'ai toujours fait cette lecture du vote de 2007, comme étant un refuge derrière un chef qui trace impérativement la route à suivre, plutôt que le risque d'être acteur de la vie politique (via une démocratie participative, avec toute la méfiance-confiance à accorder à nos cher politiques).

    J'y vois un lien avec cette haine de la pensée, car en effet, faire preuve d'esprit critique est difficile, exigeant et courageux. Cela passe par la perte, le deuil des illusions, de la croyance en une solution et ses détenteurs. On peut faire un parallèle avec l'art. Engagé dans une démarche de création, je fais l'expérience de l'inconfort du chercheur-funambule qui souhaite lâcher les certitudes, s'élancer dans l'inconnu. L'esprit critique, comme la création, va de pair avec la solitude, et je trouve très pertinente cette "exigence de réflexion" qui fait le penseur libre, en lutte avec "l'exigence de mobilisation générale" qui fait le militant (ou le croyant).
    Il y aurait donc une antinomie constitutive et indépassable entre le fait de penser (de manière autonome et libre, en supposant avoir dépasser l'écueil du scepticisme triste ou néolibéral et du relativisme mou ) et la politique (qui ne saurait échapper au dogmatisme via la simplification de la complexité )? Entre l'esprit critique qui ne pourrait être qu'individuel et l'organisation du vivre ensemble?

  7. Il y a effectivement une contradiction entre la recherche de la vérité et le vote majoritaire, contradiction dénoncée par Platon déjà dans le Lachès. Il faut en être bien conscient contre les démagogues qui flattent les foules, mais ce n'est pas une raison pour accepter les inégalités et l'ordre établi en restant aux "antinomies" de la raison pure où s'enferme Kant. La leçon de Hegel, c'est qu'il y a une dialectique entre ces antinomies et que, si on ne peut rêver d'un esprit critique au pouvoir, comme le parti révolutionnaire institutionnel mexicain, il y a bien un effet de la critique sur le politique dans un processus en progrès bien qu'en zigzag plus qu'en ligne droite, avec des retours en arrière et des renversements de situation. On ne peut pas s'installer dans la position critique, tout comme un art transgressif ne le reste pas s'il se répète et devient plutôt normalisateur. Il y a toujours un impossible à affronter, un mur à faire tomber, prendre le risque de l'erreur et de la solitude. On part de la bêtise et de l'ignorance, toujours, mais cela n'empêche pas la science d'avancer pas à pas.

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