De la révolution de 989 à l'asservissement féodal

La première révolution européenne, Robert I. Moore, Seuil, 2001
Nous vivons un bouleversement de la civilisation comme il y en a eu peu. Dans un premier temps la comparaison avec la Révolution industrielle s'impose, mais on se rend vite compte que cela n'est pas suffisant pour expliquer une dynamique plus ancienne, la Révolution commerciale et financière entraînée par la découverte de l'Amérique, l'origine du Roman. Pour comprendre l'éthique du capitalisme Weber remonte au protestantisme alors que Braudel souligne l'antériorité du capitalisme financier (Venise, Gênes). Pour comprendre notre temps, il faut donc remonter loin en arrière. On ne compte pas les ouvrages qui reviennent, avec raison, sur nos origines grecques, il y a 2500 ans, ou sur la tradition judéo-chrétienne et le droit romain. La révolution néolithique, il y a 10 000 ans, est de plus en plus présentée comme la rupture décisive avec les sociétés originaires : naissance de l'agriculture et des religions, de la hiérarchie et du travail, du patriarcat et de la filiation. La révolution de l'écriture et des cités-Etat il y a plus de 5000 ans est assez bien connue maintenant. Dans cette longue suite de ruptures, il y avait pourtant un trou noir, et de taille, comme refoulé de nos mémoires par la modernité pour mille raisons, temps obscur d'un moyen-âge crédule qui semble si éloigné de nous et qui pourtant fera la "première révolution européenne" dont nous sommes les héritiers à plus d'un titre. L'étonnement de cette découverte, c'est en quoi cette révolution peut trouver des échos aujourd'hui, malgré tant de différences, dans l'émergence d'une nouvelle classe sociale (clercs) et d'une autorité morale (Eglise) s'imposant d'abord aux puissants grâce aux mouvements de foule (paix de Dieu) et parvenant à un degré supérieur de civilisation par l'intériorisation de la culpabilité et la modération des appétits (célibat des prêtres, flagellants, jours d'abstinence, jours maigres). On verra pourtant comment cette révolution sociale a conduit au pire et s'est retournée dans la terrible alliance du sabre et du goupillon.

Si on peut dire que la révolution commence en 989, par le premier concile de Charroux, ce n'est que le début de 40 ans de "Paix de Dieu" et, au-delà, d'un processus qui va permettre de doubler la population (jusqu'à la Grande Peste...) et donc la création d'une véritable civilisation urbaine (pléonasme), origine de notre civilisation européenne. Pour comprendre le moment de cette révolution, il faut rappeler qu'on se situe à la fin des carolingiens dont le pouvoir était très relatif sur une espace trop grand et dépourvu de villes. Le changement de dynastie est encore fragile puisque Hugues Capet vient juste d'être couronné en 987, et son pouvoir trop faible.

L'insécurité se répand dans tout le royaume, notamment pour les gens d'église (pas seulement bien sûr) dont les richesses sont convoitées par les seigneurs laissés à eux-mêmes. L'organisation de conciles populaires est donc une réaction de survie de l'Eglise s'appuyant sur le peuple des croyants pour s'opposer à l'arbitraire des puissances locales. Les familles dirigeantes resteront globalement les mêmes, ce qui va changer, c'est la nature d'un pouvoir soumis à l'Eglise, et à la pression populaire dans un premier temps. Ce qui va changer surtout, c'est l'Eglise elle-même. En appelant aux valeurs chrétiennes et aux miracles des saints, ce sont les moeurs dissolues des clercs qu'il faudra combattre durement ainsi que le trafic des sacrements (simonie). Pour se sauver l'Eglise devra donc s'épurer, s'opposer clairement à sa marchandisation, même si paradoxalement, elle devra sa richesse à son voeu de pauvreté. Obligée d'affirmer son autonomie, sa spécificité, et de retrouver sa vocation originaire, c'est justement ce mouvement de "restauration" qui sera révolutionnaire, remettant en cause les situations acquises et retournant souvent les fidèles contre l'église corrompue, véritables prémices de la Réforme. Comme bien d'autres, c'est une révolution qui tourne mal et se termine par un asservissement généralisé, une intensification de l'exploitation qui semble enclencher pourtant les cycles du progrès économique, technique et culturel. C'est l'exemple même de la croissance endogène, du "décollement" d'une économie et de l'accumulation primitive.

Devant l'absence de lois, il s'est donc formée d'abord une véritable alliance entre l'Eglise et des mouvements de foules enthousiastes, participant à des conciles réunissant clercs et fidèles dans une grande effervescence. L'Eglise utilise toutes ses capacités de mise en scène, utilisant les reliques des saints qui se multiplient ainsi que leurs miracles, pour manifester son pouvoir de mobilisation de la ferveur des foules. Se met en place ainsi un dispositif entre "intellectuels", dont certains remarquables, et le soutien actif de l'opinion publique, de prédicateurs, de militants, dispositif qui se répétera jusqu'au stalinisme puisque chaque fois, tout l'art était de présenter les moines comme des "faibles" confrontés à des "puissants", d'en appeler à la solidarité des premiers et au sentiment de honte des seconds.53 Ce dispositif sera là aussi retourné contre les faibles qu'elle prétendait défendre quand l'Eglise passera à l'ennemi.

En s'appuyant sur le peuple, l'Eglise va donc réussir à gagner son autonomie par rapport au politique et à l'économique, ce qui veut dire aussi accentuer sa centralisation et l'importance du Pape, désenclaver le religieux du social. Voeux de pauvreté, de célibat et d'obéissance seront l'armature de sa nouvelle puissance. La pauvreté maintient dans la dépendance, la chasteté assure qu'il n'y aura pas d'héritiers, pas de fondation de dynastie, ni de liens familiaux contrebalançant l'autorité ecclésiastique. Ces deux vertus assurent la possibilité de la troisième, du voeux d'obéissance constituant la véritable cause de cette vague d'épurations qui caractériserait aujourd'hui une dérive sectaire. "Cette réforme grégorienne (1073) n'était rien de moins que le projet de diviser le monde, hommes et biens, en deux royaumes socialement autonomes" 35 Cette séparation des deux royaumes se retrouvait dans l'espace, jusqu'à chaque village où se construisent des églises avec leur cimetière, en passant par une vie monastique séparée.

C'est la réussite même de l'Eglise qui va la faire basculer du côté du pouvoir une fois sa légitimité et ses propriétés reconnues. Le mouvement enclenché va lui permettre en effet de récupérer rapidement presque toutes ses terres confisquées, possédant ainsi jusqu'à 30% des terres cultivées. "Cet accroissement de la propriété ecclésiastique représente, de la part des seigneurs, un renoncement volontaire à des pouvoirs et à des ressources qui est sans équivalent dans l'histoire". 37 Ce n'est pas la première fois en tout cas que l'institution religieuse sert de régulation sociale et de banquier, mais une fois son autonomie assurée, elle n'avait plus besoin du peuple. Au lieu du rêve millénariste qui nourrissait les débuts de cette révolution religieuse, c'est donc à l'alliance de l'Eglise et des puissants qu'on aboutit finalement, jusqu'aux atrocités de l'inquisition (1233). Ce nouvel ordre doit s'appuyer en effet sur des glissements théologiques, comme le purgatoire justifiant dons et prières pour les défunts, appelant du même coup les "hérésies" qui constituent la plupart du temps des résistances à cette nouvelle domination "totalitaire".

Au niveau économique ce renouveau religieux aura une importance cruciale sur le développement des savoirs, comme nous le verrons, dans la structuration des villages en paroisses et dans la multiplication des constructions d'églises ou de cathédrales, vastes chantiers qui vont permettre une rapide diffusion des techniques : "Dans la transformation de l'Europe de l'époque, l'édification d'églises aura joué un rôle assez semblable à la construction des lignes de chemin de fer dans la révolution industrielle du XIXè ". L'essentiel se joue pourtant sur un autre plan. Jusqu'aux carolingiens, les revenus de la noblesse étaient constitués en grande partie de butins de guerre. La désagrégation de l'Empire reporte cette économie de la prédation au niveau local. Ce sera l'époque de la multiplication des châteaux, d'où les seigneurs menaient leurs expéditions pour rançonner leur propre population. Une des premières revendication des paysans sera d'être protégés contre la construction de châteaux-forts. Les conciles de "la Paix de Dieu" auront surtout pour objet de mettre une limite à la rapacité des nobles, transformant l'Eglise en asile inviolable et protégeant ses biens, ses moines ainsi que ceux des plus faibles. Cette introduction du Droit contre une force sans frein sera ressentie par les nobles comme une atteinte insupportable à leurs prérogatives. Cependant ces pillages perpétuels appauvrissaient le pays, contrairement aux butins de guerre rapportés de contrées lointaines. Le système n'était pas durable (et devait pour Elias mener à l'Empire comme toute concurrence mène au monopole). L'intervention de l'Eglise en tiers, du Droit, des clercs, va précipiter le passage d'une économie de la prédation à un Etat fiscal, une perception réglée des prélèvements sur la richesse locale (la dîme), passage donc de  la guerre extérieure à l'exploitation interne. Ce qui se présente comme une limitation de l'avidité et de la brutalité des puissants, se traduira, en fait, par une intensification de leur exploitation (bien que ne les condamnant plus à la famine) notamment par la concentration des exploitations, concentration que l'Eglise expérimentera en premier. Cette intensification de l'exploitation aura de terribles conséquences, très semblables à la prolétarisation du XIXè.

"Quand le passage à une agriculture plus intensive est devenu l'objet d'une politique et non plus un simple expédient adopté à contrecoeur, les seigneurs ont parfaitement compris que le préalable à l'opération était la destruction de la "société d'abondance" : les inférieurs devaient être contraints non seulement de se livrer, terres et corps, au servage, mais aussi d'adopter le rythme de vie que le nouveau système de production exigeait". 97

Le résultat de l'opération fut, en effet l'asservissement total des populations remplaçant un esclavage très minoritaire. C'est la noblesse qui jouait sa survie cette fois-ci, et la féodalité qui prenait forme avec la complète dépendance des populations envers leur seigneur. Le monopole de la chasse (l'interdiction de chasser pour les paysans), vise explicitement à priver les paysans de ressources, les rendre entièrement dépendants de leur production de céréales sur laquelle le seigneur prélève sa part. L'automatisation des moulins (à eau, à vent) servira surtout à une centralisation du contrôle des grains. De même que l'obéissance des moines les rattachait à l'autorité centrale, de même chaque serf était désormais relié aux autres par sa dépendance. C'est sans doute le début de la civilisation, brisant l'indépendance et l'isolation de chacun. La plupart des récits de ce grand asservissement sont pourtant insupportables, et paraissent fort peu chrétiens, pas plus que les massacres de l'inquisition pour unifier le sud-ouest. Les résultats sont malgré tout bien tangibles dans l'accélération de la reprise démographique, largement due à l'intensification de l'exploitation, après une longue décroissance consécutive à la chute de l'Empire romain. Cette véritable "révolution agricole" trouvera sa limite écologique avec le retour des famines à la veille de la Grande Peste mais elle mènera à ce que Pierre Chaunu appelle le "monde plein" préalable à un sentiment de communauté au-delà de son village. Beaucoup voient, comme David Landes, l'origine du capitalisme dans la dynamique d'une unification qui reste toute relative, avec une dispersion des villes en concurrence. Cette phase de peuplement se traduit en effet par la multiplication des villages et des villes, avec pour corollaire un approfondissement de la division du travail et un développement des arts et de la culture constituant une première "renaissance" de la civilisation.

Cette mise en coupe réglée de la société ne se fera pas sans résistances populaires, comme nous l'avons déjà signalé, mais cette fois, l'Eglise sera alliée aux pouvoirs pour s'opposer aux rébellions. Pour la première fois, l'accusation d'hérésie ne sera pas portée contre des lettrés mais contre le peuple ignorant, l'inquisition devenant un instrument de contrôle social qui peut pénétrer partout. La crainte des saints sera utilisée désormais contre les serfs fugitifs et non plus contre les abus des seigneurs. Plus l'Eglise exigera la soumission aux rythmes artificiels de la liturgie et durcira les interdictions de consanguinité, plus les paysans seront hors-jeu, marginalisés, ne pouvant s'égaler aux normes et donc en situation de "péché", d'exclusion de la communauté religieuse voir humaine. Le retournement semble donc complet entre l'inspiration première de la révolution religieuse et sa récupération par le nouvel ordre féodal. Il peut être utile de se pencher sur l'intensification de l'exploitation qui a résulté de cette introduction du Droit comme limite au pouvoir, même si on a l'impression d'une mécanique sans véritable alternative.

Ce que nous devons à cette époque ne s'arrête pas là car cette nouvelle exploitation du territoire ainsi que la menace permanente des seigneurs voisins condamne les propriétés morcelées, imposant donc petit à petit le principe du droit d'aînesse, avec un renforcement de la structure patriarcale, et la suppression des lignages matrilinéaires. Lorsque le pillage était la ressource des seigneurs, un grand nombre de fils apportait une plus grande force et richesse. Ce n'est plus le cas dans cette logique d'héritage modifiant profondément les moeurs par une nouvelle logique "dynastique". La répression de la sexualité ne touche plus seulement les prêtres mais s'étend désormais aux nobles qui doivent modérer leurs appétits et se marier de plus en plus tard. Non seulement les bâtards perdent tous leurs droits mais les fils cadets doivent souvent chercher fortune (et femme) au loin comme chevaliers, s'ils ne se font pas moines. On peut voir dans l'Amour courtois et sa passion des règles, de l'obstacle, ce qu'Elias appelle la "civilisation des moeurs" qui nourrit une nouvelle culture (troubadours, Arthur, Abélard et Héloïse). Cette idéalisation de la femme, alors même que son rôle social décline au profit du patriarcat, va nourrir le très nouveau culte de la Vierge qui aura aussi pour fonction de se substituer à de nombreux "saints locaux" d'origine païenne. Si les femmes pourtant ne sont pas dépourvues totalement de droits, c'est surtout grâce à la nécessité religieuse du consentement mutuel pour valider le sacrement, leur permettant ainsi, théoriquement, de refuser un mariage arrangé.

La passion d'édicter des règles et le besoin de rationalisation après les temps d'anarchie ne s'arrête pas à la sexualité, au Droit, à la religion mais concerne marchés, corporations, chevaliers, etc. C'est une époque de progrès rapide de l'éducation et d'émerveillement devant les savoirs, époque de grandes synthèses absolument fondamentales qui marquent encore notre Droit (Sentences de Pierre Lombard, Concordantia discordantium canonum attribué à "Gratien" jusqu'à la Somme de Thomas d'Aquin), et qui se substituent à des savoirs parcellaires et dispersés. L'université prend aussi petit à petit son autonomie par rapport à l'Eglise (Sorbonne). Le Droit y est dominant. Nous avons vu son rôle dans "l'intériorisation" de l'exploitation. Pour Pierre Legendre, nous sommes encore structurés par cette "révolution du commentaire" inaugurant la scolastique. En tout cas, la formation des clercs permet la constitution d'une bureaucratie et d'une administration fiscale.

Cette construction européenne ne s'est pas faite sans que les populations paient un lourd tribut. Le triomphe du Droit, l'unification idéologique, produira des guerres saintes à l'extérieur (le "temps des croisades") mais nourrira surtout le combat contre l'ennemi intérieur : hérétiques, juifs, manichéens avant la chasse aux sorcières, aux sodomites et aux lépreux, obsession d'une transgression des frontières sociales. Ce sur quoi il faut insister, c'est que la fondation de l'Europe sur une idéologie, ce que Legendre appelle la dimension dogmatique, a eu pour conséquence l'exclusion et la persécution de ceux qui ne s'y conformaient pas. Sans doute ces persécutions ont fait pénétrer avec brutalité le nouvel ordre jusqu'aux plus reculés des villages, mais, on peut voir aussi dans l'intensification même de l'exploitation, le déclin de la force pure au profit des clercs, du Droit et des marchés. Le pouvoir de l'argent, des marchés et des marchands pourvoyeurs de taxes remplace petit à petit la force des armes célébrée encore longtemps par une chevalerie désoeuvrée qu'on a voulu au service des pauvres, qui fut envoyée aux croisades, puis domestiquée dans les jeux de cour, avant de quitter définitivement la scène.

On peut trouver ce livre un peu décevant, lui reprocher de ne pas prendre assez en compte l'Italie et son évolution différente à partir de mouvements semblables (Alleluia, flagellants) mais son grand intérêt est d'insister sur cette "première révolution européenne", bien qu'on pourrait presque dire "première révolution française", qui structure nos sociétés en profondeur. Il n'y a pas de civilisation sans cités, c'est donc bien la naissance de la civilisation européenne succédant aux "barbares supérieurs carolingiens", conjonction de toute une série de révolutions : révolution religieuse et papale, révolution du commentaire et de l'écrit, révolution agricole, militaire, cognitive, sexuelle, révolution des techniques, des transports, etc. La Grande Peste constituant la première limite écologique rencontrée par cette croissance aura un rôle d'accélérateur (destruction créatrice!) notamment dans la valorisation du travail et le rejet des mendiants hors des villes, peu de temps après François d'Assise et les ordres mendiants, mais on peut dire que l'essentiel est acquis à la fin du XIè, y compris les tensions religieuses menant à la Réforme et aux guerres de religion. Dans ce siècle de batisseurs s'est construite la spécificité européenne par rapport aux chinois ou aux arabes, l'unité idéologique, technique et sociale de l'occident chrétien, l'unité surtout des élites, de l'intelligenstia, par-dessus les communautés paysannes isolées qu'elles dominent.

Les moyens ne sont pas les mêmes mais le nouveau millénaire qui commence a bien des défis semblables à relever dans la promotion d'un droit international et d'une autorité éthique mondiale qui puisse faire contrepoids à la sauvagerie libérale. Notre situation actuelle est caractérisée aussi par la résurgence des réseaux, des liens contractuels et d'une néo-féodalité clientéliste ou mafieuse qui supplée à une protection sociale déficiente face à la violence néo-libérale. Puissions-nous apprendre de l'histoire plutôt que d'aller au pire encore !


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