La tentation du pire

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La politique rend fou. Ce n'est pas une nouveauté mais toujours aussi effrayant à chaque fois que les camps adverses se mobilisent et qu'on ressent la pression de la foule. J'avais moi-même dénoncé la folie de se croire majoritaire et de refuser les alliances quand on ne fait même pas 15% des intentions de vote mais il n'est pas sûr pour autant que cette folie générale relève d'une analyse psychologique, encore moins d'une analyse sauvage comme s'y est risqué bien imprudemment Jacques-Alain Miller - le normalisateur du lacanisme - qui prône le vote utile dès le premier tour.

Critiquant une "analyste en formation" ayant déclaré : "Pour ma part, je préfère être vaincue que dupe", il croit, en effet, pouvoir dénoncer son narcissisme de la cause perdue, ce qui est tout autre chose que de se faire des illusions, mais surtout, après une réponse musclée de la dame, il en rajoute une couche en invoquant tous les modes de négation chez Freud : Verneinung, dénégation (se rencontre dans la névrose, et chez tout le monde) ; Verleugnung, déni (propre à la perversion) ; Verwerfung, forclusion (dans la psychose). Cette façon de répondre met profondément mal à l'aise, tout comme d'ailleurs de faire croire par une pétition d'analystes qu'on soutient une position politique en tant qu'analyste.

Je sais bien que Lacan a cru pouvoir dire en 1967 que "L'inconscient, c'est la politique", semblant prolonger "Psychologie collective et analyse du moi", mais il ne désignait ainsi que "ce qui lie les hommes entre eux" et cela n'empêche pas que ce soit un slogan critiquable lorsqu'il gomme la séparation radicale de l'individu et du collectif (ce que ne fait pas Freud). Le rapport de l'inconscient au politique doit être repensé. Même s'il est incontestablement très tentant de donner une interprétation psychologique à la division de la gauche qui la mène stupidement à la défaite, c'est juste vouloir ignorer les causes réelles de la situation. On pourrait accuser en retour ce psychologisme de refoulement (si ce n'est de forclusion) au profit d'une vision très naïve de la politique et de sa supposée rationalité, vision qu'on peut dire bourgeoise de la défense de l'ordre établi et du service des biens. C'est une position qui est assurément très raisonnable. Sauf que le réel est insupportable.

Ce qui rend fou, c'est la foi, comme en toute religion, la croyance dans un salut possible, à portée de main (ou de vote). Si le communisme était possible, nous délivrant du pouvoir de l'argent, s'il pouvait être ce qu'il voulait être, comment donc ne pas considérer tout anti-communiste comme un chien ? Si on s'imagine que le programme de son candidat pourrait être appliqué et tout changer (en sortant de l'Europe, en abolissant la dette, etc.), on comprend la hargne des militants contre tous ceux, bien plus nombreux, qui n'y croient guère et sont bien plus lucides sur les chances de succès. C'est l'occasion d'observer des manifestations, certes psychologiques, d'exaltation, d'enthousiasme ou d'agressivité mais qui ne sont pas pour autant des phénomènes individuels, chacun avec sa névrose particulière participant à la folie ambiante. Que les idéologies soient, tout comme les religions, des instruments de méconnaissance n'en font pas pour autant exactement la même chose que les mécanismes de refoulement (d'un savoir). La vérité qui serait refoulée n'a pas en politique le caractère de l'objectivité bien connue, au contraire, la vérité est ici l'objet de luttes féroces qui nous renseignent sur les limites cognitives de l'époque et de l'intelligence collective, ce qui constitue notre contexte intellectuel de par l'impossibilité même de s'accorder sur le diagnostic comme sur les remèdes - chacun restant persuadé connaître la bonne solution ! Or, la réalité, c'est qu'on ne sait jamais très bien ce qu'il faut faire, ce qui va marcher, les politiques agissant toujours un peu à l'aveuglette jusqu'à se cogner au réel.

Il ne faut cependant pas trop croire aux discours. Que la politique se structure sur les débats du moment, les indécidables, les fractures idéologiques, et se croit obligée de promettre la lune à chaque élection, n'empêche pas que derrière s'y jouent des intérêts bien réels, des forces sociales, des puissances matérielles et des positions de pouvoir institutionnelles. Ainsi, la division catastrophique de la gauche s'explique très bien par la recomposition à venir, post-élection, si elle ne peut s'expliquer par l'élection elle-même. Les militants les plus sincères sont toujours les plus dupes à la fin !

Il est bien vrai que les gens sont fous, qu'ils veulent croire passionnément que leur vie de misère pourrait avoir une fin. Il y a dans le volontarisme politique une négation du réel qui n'est pas raisonnable car promise à l'échec. Tout cela est vrai mais ne suffit pas à justifier la continuation de l'état présent et il ne faut pas trop se fier à la raison humaine. Du point de vue subjectif, la jouissance de la rupture voire du désastre est certes une jouissance mauvaise mais elle est indéniable, expliquant le plaisir que pas mal de gens ont pu éprouver à l'élection de Trump. Il se pourrait, de plus, qu'il soit nécessaire objectivement de passer par le pire pour rebattre les cartes et s'adapter à un monde qui a tellement changé. Les guerres, que nous n'avons pas connues, avaient cette fonction de nous confronter au réel, au Maître absolu, faisant ressentir le vent de l'histoire et le sérieux de l'existence. Elles servaient aussi à la refondation des solidarités sociales et la réorganisation économique. Sinon, dans le train-train quotidien du service des biens, l'imagination ne rencontre pas d'obstacle et perd tout ancrage au réel. Le besoin de tester ses limites est fondamental. Ce côté de l'errance humaine, s'ajoute à l'inertie des structures sociales et des positions acquises pour que beaucoup finissent par trouver désirable la politique du pire à défaut de la révolution de nos rêves. Il vaut mieux le savoir que le dénier.

On peut donc tout-à-fait comprendre la tentation Le Pen, y compris pour des électeurs d’extrême-gauche et même s'il y perdent, plutôt que la continuation de la situation présente. Certains arriveraient même à vous convaincre que le vote utile contre Le Pen serait la renforcer car seule une politique de rupture pourrait en détourner ! On peut arguer aussi que ce serait une façon de crever l'abcès et de voir qu'ils ne valent pas mieux que les autres, dégageant le terrain pour la gauche (c'était le slogan des communistes allemands devant la montée du nazisme !). Le Front National est très loin du nazisme et n'a pas les troupes de ses ambitions mais heureusement, on devrait en éviter l'épreuve car on peut dire que l'abcès est déjà crevé avec le Brexit et Trump qui commencent à faire la preuve qu'ils ne mènent à rien. Le populisme se dégonfle et la reprise qui s'annonce devrait moins le favoriser. L'appel au vote utile semble donc prématuré. Tant que les sondages nous assurent qu'une victoire du FN est impossible, on peut bien voter pour qui on veut, cela n'a guère d'importance dès lors que la division de la gauche la condamne à jouer les spectateurs et qu'on ne se fait pas d'illusions sur le résultat. Le problème n'est pas de préférer un parti à l'autre mais de se croire majoritaire et de croire qu'on pourrait appliquer son programme ! Bien sûr, tout est toujours possible car Macron peut très bien s'effondrer pour une raison ou une autre, et des attentats peuvent retourner l'opinion, mais pour l'instant, l'élection de Marine Le Pen n'est pas du tout probable à un mois du premier tour (il faudra être très vigilant entre les deux tours). Après l'échec aux présidentielles, son parti risque même de se marginaliser avec un retour de la ligne dure. Surtout, si l'Allemagne passait à gauche, l'Europe pourrait devenir moins haïssable ?

La "raison" devrait donc l'emporter encore une fois, restera la nécessité d'une rupture, qui pourrait prendre des formes plus libertaires (espérons-le), nécessité aussi d'une refondation des protections sociales (qui a peu de chances de se passer bien). Il n'est pas temps sinon de vouloir faire la leçon et sortir les grands mots, montrant un peu trop qu'on profite du système en place. Si le danger devient réel, on sonnera l'alarme en tentant de calmer la tentation du pire, en attendant il est très déplacé d'insulter les électeurs de sa science supposée toute ébahie que la politique ne soit pas vraiment rationnelle et qu'on puisse trouver le réel assez insupportable pour précipiter sa perte...

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