Une politique de civilisation de droite

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Il en est de même de l'écologie, de la refondation sociale ou de la "politique de civilisation". Dès lors que ces enjeux cruciaux ne sont pas assumés pleinement par une gauche minée par ses archaïsmes et ses luttes d'appareils ou d'ambitions personnelles, c'est une aubaine pour la droite et le patronat d'en reprendre à leur compte les mots d'ordre en les vidant largement de leur substance afin de ménager au mieux leurs intérêts. C'est une illustration de la dialectique entre droite et gauche car les lignes ne sont pas immuables, comme on le croit trop souvent, mais bougent toujours et jouent régulièrement à front renversé.

Ainsi, depuis la Révolution Française, la droite a systématiquement repris les revendications républicaines en les atténuant mais en les consolidant aussi, substituant l'identité nationale à la conscience de l'exploité et le rejet de l'étranger à la lutte des classes entre riches et pauvres. Dans cette continuité, l'adoption d'une "politique de civilisation" profite donc des ambiguïtés de la formule pour la tirer vers un retour à l'ordre et la certitude de son bon droit, mais on ne peut s'arrêter là. Il faut y voir d'abord la nécessité de reconstruire un projet politique global dans notre contexte de véritable mutation anthropologique depuis notre entrée dans l'ère de l'information, de l'écologie et du développement humain. Ensuite, d'en reprendre le contenu en grande partie à Edgar Morin, malgré tout, ne peut être sans conséquences positives ni quelques avancées réelles sur lesquelles il faudra bien s'appuyer pour conquérir de nouveaux droits sociaux.

Il n'est pas question de nier le choc et le sentiment d'étrangeté qu'on peut avoir à entendre son propre discours repris par l'adversaire ! Certes, on peut y voir la preuve que ces idées étaient mauvaises, contaminées d'avance, ou bien la confirmation du danger des discours sur les valeurs, si facilement détournées, mais on peut y voir tout aussi bien la confirmation de leur effectivité, surtout qu'on ne peut exclure que se vérifie encore une fois que la gauche fasse la politique de la droite (1983-) et la droite la politique de la gauche (1965-) ! Ce qui rend la chose peu crédible pour l'instant et provoque un malaise profond, c'est d'entendre un discours purement verbal démenti par la politique effective du gouvernement, politique de riche pour les riches et dure pour les plus démunis. On est à l'évidence dans la "société du semblant", toute d'apparences, et "dans le monde réellement inversé, le vrai est un moment du faux" ! Il ne faut pas sous-estimer pour autant le poids des discours, ce qu'ils engagent : il n'est pas si facile de faire oublier une vérité une fois dite...

Toute pensée peut être détournée, on l'a vu avec le marxisme mis au service de dictatures. Il n'est pas non plus si étonnant que, dans son entreprise de récupération à grande échelle, le discours de Sarkozy s'approprie Edgar Morin après Jaurès ! Le pillage de la gauche continue mais il y a une grande différence : on ne peut dire qu'Edgar Morin était une figure de la gauche très en vue jusque là. Au contraire, un article récent du Monde Diplomatique voulait le compromettre avec la droite ("Des chercheurs au secours de l’ordre établi"), on pensera d'autant plus avec raison maintenant, mais ce serait une erreur car ce qui fait la force de la référence à Edgar Morin, ce n'est pas sa position stratégique sur la scène politique, mais uniquement l'importance de sa pensée. Là encore, on peut dire que Sarkozy exploite simplement à son profit les ressources humaines inexploitées par la gauche !

Bien sûr, pour une bonne part, il ne s'agit que d'une stratégie de diversion afin de détourner de l'échec de sa politique économique en remplaçant une politique sociale par un discours social. Comme d'habitude, les riches sont payés cash et les pauvres payés de mots... Rien ne l'obligeait à parler d'Edgar Morin pourtant sinon les nécessités du temps, la réalité de la rupture de civilisation que nous vivons et le besoin d'une politique tournée vers l'avenir. Quand une situation est révolutionnaire, la révolution se fait que ce soit par la droite ou par la gauche ! pour l'instant, c'est la droite qui prend l'initiative, depuis un moment déjà, et occupe tout l'espace déserté par la gauche. C'est en prenant la mesure des bouleversements que nous connaissons que la gauche devrait retrouver toute sa dimension révolutionnaire, et non en s'enfermant dans un conservatisme d'arrière-garde. C'est Sarkozy qui a bien évidemment raison lorsqu'il souligne l'importance de la révolution numérique et du réchauffement climatique, impliquant un véritable changement de civilisation, jusqu'à nos façons de produire, de travailler et de vivre !

La façon dont il s'approprie les concepts d'Edgar Morin est cependant très personnelle, marquée de façon appuyée par une "interprétation de droite", toujours possible en effet. Il les tire du côté de l'autorité, du moralisme, du retour à l'ordre, de l'identité (du ressourcement identitaire) et de la normalisation enfin, mais il voudrait revendiquer de la même façon droits de l'homme, école de Ferry, laïcité, sécurité sociale, droit du travail, services publics même...

La politique de civilisation, c'est la politique de la vie. C'est une "politique de l'homme", comme le dit Edgar Morin. La politique de civilisation, c'est la politique qui est nécessaire quand il faut reconstruire les repères, les normes, les règles, les critères. Ce n'est pas la première fois que cette nécessité s'impose. Elle s'est imposée à chaque fois qu'un grand choc politique, économique, technologique, scientifique est venu ébranler les certitudes intellectuelles, la morale, les institutions, les modes de vie.

La Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen, ce fut le fruit d'une politique de civilisation. L'école de Jules Ferry, ce fut le fruit d'une politique de civilisation. La laïcité, ce fut le fruit d'une politique de civilisation. La sécurité sociale, le droit du travail, les congés payés, le service public, ce furent les fruits d'une politique de civilisation.

Aujourd'hui il nous faut reconstruire notre rapport au temps et à l'espace, et notre rapport aux autres et à nous-mêmes bouleversés par la technique, la science et la globalisation.

Nous avons à combattre les dérapages, les excès de notre propre civilisation dont les principes, les valeurs, les institutions ne suffisent plus à répondre aux besoins qu'elle a elle-même engendrés. Edgar Morin dit que les impératifs aujourd'hui d'une politique de civilisation sont la solidarité, le ressourcement identitaire, la convivialité, la moralisation qu'il oppose aux maux de notre temps que sont l'isolement, le cloisonnement, l'anonymat, la dégradation de la qualité de la vie, l'irresponsabilité. Ces objectifs, je les fais miens. Je les fais miens dans la politique intérieure comme dans la politique extérieure.

Il souligne aussi l'importance de l'école, de l'accomplissement personnel (pas encore le développement humain), de la "sécurisation des parcours professionnels" (!), de la ville... On se demande si tout cela, ce ne sont pas que des mots mais ils désignent de toutes façons des réalités effectives avec lesquelles on ne peut être en désaccord. On ne peut que l'approuver aussi lorsqu'il parle d'un passage au qualitatif, à la qualité de vie et pas seulement au quantitatif ! Jusqu'à parler d'un autre modèle de développement et vouloir changer les indicateurs de richesse, ce qui est effectivement un préalable décisif, "changer notre instrument de mesure de la croissance pour changer notre conception de la croissance". On peut bien sûr ironiser sur le changement d'instrument de mesure lorsque les mesures ne sont pas bonnes, mais j'ai le plus grand respect pour Amartya Sen qui en a été chargé avec Stiglitz. Même pour de mauvaises raisons, on va dans le bon sens.

L'arrêt de la publicité pour la télévision publique devrait être une très bonne chose aussi, mais à chaque fois, c'est un piège : on risque de le payer au prix fort. Ainsi, le constat du passage à une économie de service et de la fin du fordisme, se traduit d'abord par la fin des protections sociales ! La nécessité de laisser place à la jeunesse se réduit à "sortir de la société des avantages acquis" justifiant toutes les régressions sociales ! On a un haut le coeur enfin lorsque la politique des quotas d'immigration et le sort réservé aux sans-papiers sont mis sur le compte de cette politique de civilisation. Sinon, le retour de la participation fait un peu fumeux et il y a peu de chances que le partage des profits s'améliore sans la mobilisation des salariés ! La question n'est pas tant d'analyser ce texte de Guaino, sans doute vite oublié, que d'évaluer le profit qu'on pourrait en tirer s'il était suivi d'effets, et de déplorer sur ce terrain, celui de l'avenir, l'absence de la gauche qui ne devrait pas se contenter de persifler mais devrait reconnaître au contraire les évolutions réelles pour leur donner d'autres réponses, plus émancipatrices, construire une politique de civilisation de gauche cette fois, il y a urgence...

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