Travail = Revenu

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Il est frappant qu'on n'arrive même pas à s'accorder sur des choses aussi communes que travail et revenu, jusqu'à s'imaginer qu'il n'y aurait là nul réel et seulement de l'idéologie plus ou moins arbitraire ! Il n'est pas inutile de revenir aux bases matérielles (sans tomber pour autant dans un simplisme trompeur), surtout lorsque les discussions s'égarent dans des subtilités où personne n'y comprend plus rien.

Ce qui constitue la base d'un système (de production), c'est l'existence de circuits (sanguins, marchands, monétaires) impliquant un fonctionnement global (macroéconomique) où ce qui entre d'un côté sort de l'autre et tend à s'égaliser. C'est ce qui permet de dire, qu'en principe, il y a égalité entre travail rendu et revenu, production et dépenses. Tout revenu finit par être dépensé, servant donc à acquérir des biens ou des services, c'est-à-dire finalement du travail. Diminuez le revenu, vous diminuez le travail. Augmentez le revenu, vous augmenter la demande, donc le travail - sauf que cela peut produire de l'inflation seulement, faisant baisser le revenu, et que le travail peut fuir dans les importations notamment qui créent un chômage interne si elles ne sont pas compensées par les exportations. En réalité, le schéma de base du circuit se complique beaucoup (monnaie, finance, importations, énergie, rentes, technologie, population, inégalités, fiscalité, infrastructures, etc.), on peut dire que ça fuit de partout mais le système garde inévitablement malgré tout, à un niveau plus général, cette équivalence entre travail pour d'autres et revenu même si elle ne se vérifie pas complètement dans les faits à tout moment et ne s'applique qu'au niveau global, pas individuel (l'inacceptable "qui ne travaille pas ne mange pas").

Cela n'empêche pas, en effet, une nécessaire relative déconnexion du travail et du revenu au niveau individuel (temps de formation, de recherche, de maladie, etc.), ni que le revenu individuel ne correspond jamais tout-à-fait au travail fourni (investissement, prélèvements, exploitation), c'est bien pour les salariés que le travail n'est pas égal au revenu mais cela ne supprime pas l'incontournable égalité finale entre production et consommation (hors crises de surproduction). Cette égalité signifie qu'il devrait y avoir toujours moyen de monnayer ses services, ses compétences, pourvu qu'il y ait de l'argent à dépenser et les circuits économiques adaptés à la nouvelle économie, ceci quelque soit l'ensemble des tâches actuelles qui seront bientôt exécutées par des robots (très loin de nous ressembler et avoir nos qualités humaines). On ne peut nier que l'automatisation crée du chômage, entraînant des reconversions brutales, mais de l'ordre d'un "chômage frictionnel", qui peut être important, et non pas d'une perte durable d'emplois. Les transformations du travail sont une nouvelle réalité à laquelle il faut s'adapter mais qui sont à distinguer de la question d'une prétendue disparition du travail. Répétons-le :

La production engendre le revenu, qui -à son tour- génère la dépense, qui - finalement - est censée acheter la production initiale.

Même si l'on admet que l'essentiel du chômage vient de situations économiques transitoires et pourrait être résorbé par une meilleure répartition des revenus (confisqués par les plus riches) ou bien à l'occasion d'un moment du cycle plus favorable, l'idée s'impose qu'il n'y aurait plus rien à faire si des robots prennent notre place actuelle (en réduisant les prix), une fin du travail par épuisement des dépenses possibles (qui du coup supprime aussi les revenus) ! Ordinairement, le travail est effectivement supposé couvrir nos besoins, besoins qu'on peut raisonnablement penser limités (quand on a assez mangé, on n'a plus faim) mais ce qui serait assez incompréhensible au regard de l'évolution économique avec notamment la quasi disparition des paysans qui représentaient 90% de la population et de la production avant.

Si on définit le travail comme inversion de l'entropie (et on peut le dire de tout travail), il n'y a par contre plus de limite à la lutte contre l'entropie universelle. Ce qui limite le travail, ce n'est donc pas la satisfaction, ce sont les ressources pour le financer, le revenu, ainsi que, bien sûr, les compétences disponibles. Le travail ne disparaît pas à l'ère du numérique en se détachant des besoins immédiats mais, par contre, il change de nature, mobilisant plus notre autonomie et nos facultés humaines. Ainsi, l'ubérisation du travail détruit certes des emplois fixes et les remplace par un travail intermittent mais ne détruit pas de travail à en baisser le coût dès lors que l'argent est dépensé ailleurs (il faudrait s'assurer par des monnaies locales qu'il le soit sur place).

Ce qui manque, c'est un revenu adapté à cette évolution post-industrielle et permettant de sortir du salariat productiviste, de même que manquent les institutions du développement humain et du travail autonome. Ce revenu ne peut pas être arbitraire, payé en monnaie de singe, il doit être égal lui aussi au travail fourni au niveau global bien que pouvant en être déconnecté au niveau immédiat et intégrer la formation ainsi que le travail contributif et bénévole participant à sa reproduction. La gratuité est une caractéristique fondamentale du numérique comme des soins familiaux mais, en dehors de la réciprocité, un travail gratuit se traduit par un appauvrissement qu'il faudrait pouvoir compenser. Cependant, un revenu garanti peut bien être un droit mais seulement à condition de se préoccuper qu'il soit productif globalement et donne les moyens aux individus d'une valorisation de leurs compétences au lieu de les laisser se débrouiller tout seuls ou, pire, de les dévaloriser en les forçant à des petits boulots qu'ils ne savent pas faire. Tout au contraire d'un travail forcé, un développement des compétences de chacun devrait bénéficier à tous.

Si on doit pouvoir déconnecter le revenu individuel d'une production immédiate, on ne peut déconnecter les discussions sur le revenu des discussions sur les conditions de la production et de la reproduction du système qui doit l'organiser concrètement et pouvoir s'auto-entretenir, loin du simple combat d'idées.

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