Eloge de l’assistanat

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Du développement personnel au développement humain
Les conceptions fausses de la politique, telles que nous les avons dénoncées, renvoient in fine à des conceptions fausses de l'individu. C'est assez largement admis aussi bien pour l'homo oeconomicus que pour l'homo sovieticus, abstractions éloignées d'une réalité plus contradictoire et sous-estimant l'une comme l'autre les déterminations extérieures, économiques ou sociales (sans parler de l'écologie). On voit qu'il y a de multiples façons opposées de se tromper. Ces conceptions de l'individu ne sont pas, bien sûr, des productions de l'individu, reflétant son expérience immédiate, mais des productions sociales, des idéologies collectives qui ne coïncident que très partiellement avec la réalité (raison pour s'en désoler). Ce ne sont donc pas ces conceptions qui sont déterminantes, plutôt déterminées. Cependant, c'est en cela que nous sommes les plus concernés, nous identifiant à cette conception à mesure qu'elle nous donne de l'importance et nous justifie, fait de nous son héros. De nos jours, l'idéologie dominante (anglo-saxonne) est plutôt celle du développement personnel, de la réalisation de soi, où l'on est supposé choisir sa vie comme on choisit un métier. Tout est là. Cette confusion du travail et de la vie, correspond bien aux nouvelles conditions de production, s'appuyant ainsi sur des évolutions matérielles effectives et l'individuation des parcours. Elle constitue néanmoins, et comme toujours, une déformation de ces nouvelles nécessités qui sont plutôt celles du développement humain au lieu de cette injonction à la normalisation qui nous est faite et qui se résume à l'identification au Maître.

Selon la définition qu'en donne Amartya Sen, le développement humain, c'est le développement des capacités et de l'autonomie des individus, autonomie qui n'est donc pas naturelle mais une production sociale. Cela suppose effectivement que tous les individus ne sont pas autonomes par eux-mêmes, maîtres de leur vie, mais qu'on a besoin pour cela de l'assistance des autres, leur aide et coopération. Tout au contraire, le développement personnel stipule que c'est dans "la recherche permanente de son authenticité que chacun finira par réaliser une vie qu'il doit construire" (Nicolas Marquis). Cette supposition d'un individu autonome détaché de son environnement et qui aurait en lui ses forces d'émancipation n'est pas si loin des critiques de l'aliénation, notamment des situationnistes substituant leur révolution individuelle, dans leur vie quotidienne, aux luttes sociales. La version "néolibérale" du développement personnel rend plus manifeste la fonction normative de cette recherche d'authenticité, même si la norme, pour les situationnistes était celle de la transgression. Le jargon de l'authenticité nourrissait aussi le nazisme de Heidegger, obsession de sa germanité et rejetant les masses frappées d'inauthenticité en dehors de l'humanité. En effet, derrière le mythe de la renaissance, de la résilience, de l'événement qui délivre de l'aliénation, il y a surtout la célébration des gagnants, des élus, de l'exception à la règle - mais la vraie vie est toujours absente, c'est toujours une vie autre...

Il ne s'agit pas de prétendre que ces préoccupations seraient entièrement nouvelles. On peut même précisément relier, comme le faisait Hegel, ce moralisme ambiant à la vogue des sagesses du temps des empires qui délestaient les citoyens de tout pouvoir politique (comme disait Robert Castel de l'époque récente : "Lorsque les options économiques, sociales et politiques se trouvent hors des prises du sujet, le psychologique se trouve doté d'une réalité, sinon autonome, du mois autonomisée"). Il y a eu effectivement un curieux virage après Socrate, Platon, Aristote, qui n'avaient rien d'ascètes (comme Diogène) et ne se donnaient pas tellement en modèle à questionner notre savoir et viser l'universel. Ceux qui ont suivi étaient bien plus avides de règles de vie et centrées sur la recherche du bonheur individuel plus que sur la vertu civique ou la justice. C'est effectivement peu après la mort d'Alexandre (-323) et d'Aristote (-322) que la philosophie dérape en mode de vie avec les stoïciens (-301) ou les épicuriens (-306) se partageant le marché entre dominer sa peine (apprendre à mourir) ou cultiver ses plaisirs comme son jardin, entre pure intériorité et propriété privée. Spinoza sert de référence le plus souvent de nos jours à ceux qui cherchent une joie sur commande et prétendent à quelque sagesse. Les passions tristes n'ont pas la côte. Un petit tour du côté de Hegel suffirait pourtant à ruiner ces postures en comprenant le rôle du travail du négatif et la place du désir, du manque, au coeur de notre existence, du désir comme désir de l'Autre (désir de désir comme désir de reconnaissance) dont la psychanalyse a montré toute la centralité. Dès lors, non seulement il n'est plus question de se débarrasser du désir, mais la réussite elle-même ne doit plus être considérée comme une si bonne chose alors qu'il n'y a rien de pire que lorsque le manque nous manque...

Bien que pas mal de possédants dépressifs en font l'expérience, cela reste à l'opposé des représentations traditionnelles et incontestablement difficile à admettre par rapport à une vision rationnelle, extérieure et normative (qu'on peut dire platonicienne) de notre essence supposée. Ce serait déjà plus facile à intégrer à une philosophie de l'activité comme celle d'Aristote, pour qui aimer vaut mieux que d'être aimé, mais ce péché originel ne peut absolument pas être accepté par les critiques de l'aliénation pour qui seule la répression sociale et l'idéologie dominante empêcheraient l'épanouissement de notre nature originelle. Rétrospectivement, le fantasme des hégéliens de gauche d'un homme total délivré du négatif apparaît assez incompréhensible pour une conception dialectique de l'histoire. Le malentendu vient de l'interprétation du dépassement de la religion comprise comme "notre" création, supposée déboucher sur un savoir absolu, sauf que ce n'est pas un acte individuel mais un stade historique, la religion est un phénomène collectif tout comme son dépassement et, surtout, pas plus que l'esclave libéré n'a une vie paradisiaque, ramener le ciel sur terre ne suffit pas à nous rendre clairvoyants et nous restituer un monde transparent et dépourvu de contradictions. La dialectique des idéologies continue qui n'en fait qu'une configuration passagère (ne pouvant exclure un retour du religieux notamment). Répétons-le, non seulement la sagesse est hors de notre portée et nos bonheurs transitoires, mais ils ne sont pas aussi désirables qu'ils le paraissent, erreur sur nous-même en même temps que mensonge aux autres. On sera d'autant plus philosophe et sincère qu'on reconnaîtra au contraire son ignorance, ses ratages et désillusions mais il faut bien dire que la réussite sociale et l'admiration suscitée peuvent facilement nous persuader du contraire - et qu'on serait l'homme idéal, pourquoi alors ne pas en faire profiter les autres ?

Tous ces coachs sont bourrés, en effet, de bonnes intentions à nous encourager, nous exhortant à avoir confiance en soi - ne compter que sur soi - et gérer notre vie comme une entreprise. Mais du coup, celui qui ne réussit pas, c'est parce qu'il le mérite bien, qu'il ne fait pas ce qu'il faut, n'applique pas la bonne méthode - pas à cause de déterminations sociales ni des dons de la nature. Car les chances seraient équitablement distribuées et chacun aurait des qualités remarquables - il faut donc qu'on les ait bien gâchées ! Non seulement la conception de l'homme sous-jacente est notoirement fausse mais ces conseilleurs respirent un contentement de soi qu'on peut à bon droit trouver insupportable. Il faut n'être ni malades, ni pauvres, et sans souffrances ni doutes, pour être si optimiste et content de soi, jusqu'à devoir se donner modestement en modèle. Il faut faire partie des dominants sans même plus en avoir conscience, pour vouloir nous faire croire qu'il n'y aurait rien d'impossible et qu'on pourrait se libérer de ses déterminismes sociaux, rien qu'en faisant "sa propre révolution" ! C'est ce que font tous les djihadistes et nouveaux convertis en rompant avec leur milieu. On nous rabâche tout le temps l'exemple de grand hommes ayant supposément changé l'histoire alors qu'ils n'étaient que les produits de la situation. Quel sens peut-il y avoir à "prendre le pouvoir sur sa vie" ? Il y en a bien un, pourtant, celui de choisir un métier qui nous plaît (si possible, s'il y en a). Mais la vie n'est pas un métier (qui peut changer), pas plus qu'elle ne se réduit à la politique. La confusion est là. Certes, aujourd'hui, il faudrait non seulement des savoirs-faire, mais le faire-savoir, le savoir se vendre et même le savoir-être, ce savoir-vivre qui manque à nos nouveaux barbares ! Ce savoir-vivre qui apparaît si convivial à certains n'est rien de plus qu'un marqueur de classe, on le sait bien, car il n'y a pas de véritable savoir-vivre du simple fait que la vie est apprentissage. Cette vie déjà vécue qu'on nous vend a tout de l'abstraction dogmatique sans grand rapport avec les aléas de l'existence. Il y a, en tout cas, quelques raisons de s'y refuser.

A ce versant individualiste du développement personnel, on peut opposer un autre versant, altruiste ou humaniste, qui décentre la question du sujet de son intériorité au profit de relations humaines épanouissantes, voire le dévouement aux autres (qui apporterait c'est prouvé, plus de satisfactions que toutes les possessions). On pourrait qualifier cette tendance de chrétienne si les autres religions ne cultivaient tout autant la compassion ou le secours aux pauvres. C'est ce qu'illustre également le slogan des décroissants "moins de biens, plus de liens". Ces gens beaucoup plus sympathiques et plus à gauche, semblent, eux aussi, savoir très bien comment il nous faudrait vivre. L'expérience quotidienne des groupes, familles, entreprises, partis, devrait pourtant bien refroidir un peu les ardeurs de ces nostalgiques d'une communauté humaine réconciliée, oubliant la part d'emprise, d'aliénation et de féroces rivalités pour n'en garder que les rares moments fusionnels et gratifiants. La réalité est comme toujours plus contradictoire et, bien sûr, derrière ce slogan, on peut voir surtout l'influence d'internet et des réseaux sociaux. Il faut reconnaître que cette conception humaniste nous éloigne du développement personnel comme expression de soi, qu'on peut dire spinoziste, pour le définir en terme de relations, d'ouverture aux autres, de participation à une communauté, de responsabilité, voire de don de soi. On retombe cependant dans l'erreur d'une essence humaine déjà là qui ne ferait que s'extérioriser à vouloir en faire l'accomplissement de notre humanité, comme si, là encore, nous étions les uniques agents de cette humanisation du monde quand c'est plutôt le monde qui nous humanise. Nous ne sommes pas apparus comme merveille au milieu de la nature pour former le monde à notre convenance alors que nous sommes les produits de nos outils (y compris de l'universel du langage). On le voit bien avec l'accélération technologique que nous subissons plus qu'elle ne dépend de nous.

Le reproche qu'on peut faire à l'humanisme en dehors de son côté moralisateur, c'est sa naïveté et sa vision tronquée de notre humanité à ne laisser aucune place aux conflits, aux divisions de la société, ni, encore une fois, à l'insatisfaction qui est l'expérience même de la vie, dans sa dureté. Il faut admettre ce que le réel a d'extérieur, y compris dans ses bonnes surprise, mais on ne surfe pas toujours élégamment sur la vague qui nous engloutit ! Le péché originel de la pensée positive, c'est son unilatéralité, c'est de rester aveugle aux injustices du monde comme à notre inadéquation à l'universel, croire que tout ce qui apparaît est bon et s'abîmer dans une contemplation passive un peu trop béate de l'ordre établi et du progrès à venir. La joie de l'affirmation est étrangère au travail du négatif comme à la nécessité de l'indignation, de la réaction, de l'opposition sinon de la défaite. La pensée positive est tout simplement celle des dominants. Certes, par construction, ce ne sont pas les perdants qui vont donner des conseils sur comment réussir sa vie ! Ce ne sont pas non plus les véritables artistes. Le plus caricatural, en effet, chez les gourous des "créatifs", c'est de vouloir nous faire croire qu'on choisirait d'être artiste comme de suivre une carrière, que ce serait une réalisation de soi, ce qui vaut sans doute pour des loisirs "artistiques" alors que, pour les artistes qui comptent, on ne peut guère prétendre qu'ils avaient le choix, plutôt mus par une insatisfaction tenace (le talent, c'est l'insatisfaction, l'exigence, le travail). C'est un combat contre la matière qui n'a rien d'une occupation innocente et comporte son lot de souffrances et de découragement. Bien sûr notre narcissisme nous pousse facilement à l'auto-admiration, qui aurait des vertus thérapeutiques paraît-il, mais l'idée qu'on pourrait "devenir soi", quelle horreur ! L'homme ne peut être qu'inachevé, sa position fragile, en devenir. Selon le principe d'incomplétude de Bataille : "A la base de chaque être, il existe un principe d'insuffisance".

On peut le contester, au moins du côté individualiste, et arguer que les meilleurs sont autonomes et la plupart satisfaits, qu'on n'a pas besoin de s'occuper des autres. Après tout, 80% des gens seraient heureux, dans leur travail et leur vie privée (même s'ils éprouvent le malheur public). Pourquoi se préoccuper des 20% restant ? C'est la règle des 80/20, on n'y peut rien, pas plus qu'à la loi de puissance qui renforce toujours plus les 1% les plus riches ! Quand on prétend, contre les faits les plus flagrants, que chacun peut prendre son destin en main, on s'apprête déjà à laisser tomber ceux qui n'y arrivent pas au nom d'un darwinisme implacable. Pourtant, comme Darwin lui-même le soulignait, l'évolution ne nous aurait pas mené là si elle ne comportait localement des mécanismes anti-darwiniens, comme les soins aux vieux et aux malades qui caractérisent notre espèce. Les humanistes ont incontestablement raison ici contre les individualistes calculateurs. La société ne se réduit pas à l'économie et au court terme. Il y a certainement un avantage collectif à protéger les faibles même si désormais il s'agit surtout d'arrêter de détruire des compétences pour les développer au profit de tous. Je n'ai jamais bien compris comment des protestants, se réclamant pourtant du Christ sacrifié, ont pu célébrer avec autant de morgue leur réussite individuelle pour d'obscures raisons métaphysiques de prédestination divine !

Si je m'insurge contre les fausses sagesses, c'est à cause de leurs implications politiques mais tout autant parce qu'elles m'insupportent et parlent d'une toute autre réalité que la mienne. Dénoncer les appels à l'autonomie individuelle pour la construire socialement oblige à s'impliquer en revendiquant ouvertement son manque d'autonomie et son besoin des autres (ce qui est mal vu). La difficulté, c'est que, dès lors, on est forcément dans un discours minoritaire en tant qu'il n'est pas généralisable, ce n'est pas le discours du pouvoir mais celui de personnes réelles, de sujets politiques dans leurs diversités et avec leurs défauts plus ou moins rédhibitoires, pas des abstractions uniformes. En tout cas, pour ma part, puisqu'il faut parler en son nom, je ne peux que témoigner que je ne fais pas partie des élus, faisant preuve d'un manque presque total d'autonomie. On peut dire que je fais partie des erreurs de la nature, mais je ne suis pas le seul. La nature ne fait que cela, des erreurs ("La vie est ce qui est capable d'erreurs", Canguilhem) !

De l'extérieur, ces messieurs pourraient d'ailleurs se dire que je suis un digne représentant des entrepreneurs dynamiques puisque j'ai créé et dirigé une entreprise (d'informatique industrielle). Sauf que je ne l'aurais pas fait de moi-même, c'est mon copain associé (et qui créera d'autres entreprises), qui est le véritable instigateur. De plus, on avait créé d'abord une association à but non lucratif qui animait (gratuitement) l'initiation des jeunes à l'informatique. Ce n'est que sous la pression des banquiers qu'on a été obligé de se transformer en entreprise commerciale sans cesse en sursis, aboutissant pour moi, 10 ans après et quelques exploits mémorables, au burn out, à la dépression et au chômage...

Cela m'a certes permis de consacrer tout mon temps à l'écriture, ce qui n'est pas si mal, mais dans des conditions de précarité très difficiles à vivre. Il serait là aussi on ne peut plus hasardeux d'en faire une manifestation de mon autonomie. Ma situation était beaucoup moins glorieuse, résultant à la fois de mon incapacité à trouver un emploi mais aussi des encouragements que j'ai reçu à poursuivre mon travail de réflexion et de critique. Si j'ai survécu jusqu'ici, c'est, en effet, uniquement d'avoir été aidé financièrement par quelques uns, bien que, sauf exception, de façon très insuffisante, m'obligeant plusieurs fois à faire la manche sur internet de façon assez humiliante. Rien ne pouvait justifier de s'enfermer dans cette précarité, sinon les soutiens reçus justement. D'abord d'une petite frange des Verts et quelques autres écologistes, ce qui mènera à la création d'EcoRev'. Surtout, il y a eu ensuite un peu André Gorz mais surtout Jacques Robin qui me sollicitait en permanence sur tous les sujets. Mes articles étaient systématiquement critiques de ses positions mais il faisait partie des rares esprits qui ne s'en formalisaient pas, éveillant plutôt son intérêt et sa curiosité car mon univers intellectuel était très éloigné du sien.

Il y a quand même un point, et pas des moindres, où je lui suis plus que redevable. Alors même que j'avais travaillé dans l'informatique, sans Jacques Robin, je n'aurais sans doute pas été conscient de si tôt à quel point l'information en tant que telle était fondamentale et changeait notre monde. Cela me paraissait alors si éloigné de mes préoccupations écologistes mais c'est la confusion du concept, notamment chez lui, qui m'a mené à vouloir l'éclaircir. J'ai d'ailleurs trouvé bizarre qu'il ait voulu signer l'article où je définissais l'information comme système alors qu'il persistait à vouloir en faire une propriété de la matière. En tout cas, ces recherches sur l'information, l'entropie, la théorie des systèmes ont entièrement déterminé la suite.

Je raconte tout cela pour minimiser la part d'autonomie qu'on me suppose dans mon parcours. Y compris en politique, où mon indépendance de tous les appareils n'est plus à prouver, je ne suis pas tellement un activiste, comme on me présente sur wikipédia, encore moins propagandiste, toujours plein de doutes et déclinant la plupart des invitations ou propositions d'interview. Ce sont les autres, même peu nombreux, mais souvent bien plus connus que moi, qui m'ont sollicité et ont accordé quelque valeur à mes écrits. Ce que je veux montrer, c'est que la vision habituelle donnée de l'entrepreneur ou du créateur est très simpliste alors que ce qu'on réalise dépend largement de la demande des autres. C'est incontestablement un truisme, mais pas pour les chantres du développement personnel, apparemment. Ce n'est d'ailleurs pas si différent de la demande d'un marché sauf que cela ne concerne d'abord qu'un tout petit nombre de personnes dont on peut dire qu'elles constituent une médiation locale, un soutien individuel pour des profils atypiques qui ne trouveraient pas leur place sinon. Les réseaux sociaux peuvent jouer ce rôle de nos jours mais lorsque la demande vient à manquer, aucun travail sur soi ne peut y remédier. Sans un capital ou un soutien public assurant la continuité, c'est une vie perdue et des talents précieux dont on se prive. Cela peut arriver à n'importe qui, n'importe quand. Je ne crois pas que ce soit de bonne politique. Au lieu d'exiger qu'on fasse tout, tout seul, abandonnant chacun à son sort, il faudrait tout au contraire faire appel à la coopération et l'assistance des autres. Si l'on veut que ce ne soient pas seulement les pires qui survivent, il faut des lieux d'accueil et de valorisation, des structures collectives entre l'individu et le marché.

On peut dire des précaires, des chômeurs, des exclus, des perdants qu'ils ne sont pas adaptés aux nouvelles conditions de production mais c'est peut-être les institutions plutôt qui ne sont pas encore adaptées à la valorisation des compétences individuelles, ce qui devrait devenir la principale fonction économique à l'ère du numérique (au lieu d'une fin du travail). La situation actuelle est celle, paradoxale, d'une autonomie subie qui nous laisse seuls et désemparés, au lieu d'être une chance et une libération. Une des grandes nouveautés du moment, c'est notamment d'être obligé de se vendre soi-même, fonction qui était un métier auparavant, celui des commerciaux. Or, tout le monde n'est pas fait pour cela, c'était même très mal vu jusqu'ici de fanfaronner si ouvertement. Il faut se rappeler qu'à ses débuts, c'était bien ce qui différenciait la philosophie des sophistes (ou communicants). En tout cas, moi comme beaucoup d'autres, je ne sais pas faire, trouve insupportable de faire le commercial et le prétentieux, trop conscient de l'étendue de mon ignorance et incapable de prendre les gens dans le sens du poil, toujours incorrigiblement contrariant. En effet, on peut dire que ma seule autonomie, à laquelle je ne saurais déroger, c'est envers les convictions des autres pour exprimer ce que moi je crois comprendre au vu de tout ce que j'ai lu, sans aucune garantie, mais l'indépendance d'esprit, tout comme le fait d'être rétif aux règles, ne donne pas d'autonomie du tout, privant plutôt de toutes les bonnes occasions de se faire un peu d'argent...

Mon cas est beaucoup trop particulier, mais suffit pour témoigner que la question de l'autonomie ne se limite pas à un manque de formation ou de compétences mais relève de l'organisation du marché du travail ! C'est ce qu'il faudrait prendre en compte dans les transformations actuelles vers le travail choisi et autonome avec toutes ses contradictions. L'essentiel, en effet, c'est de rapporter à son véritable fondement matériel tout ce fatras idéologique qui va jusqu'à nier les déterminations sociales et fait comme si les pauvres n'étaient qu'un défaut du système alors qu'ils en sont une des conditions (comme on l'a vu avec les lois Hartz ou le NAIRU). Qu'il arrive qu'un pauvre sur des millions s'élève au sommet ne change rien au fait que pauvreté et chômage sont le fruit de déterminations sociales et sont nécessaires à la productivité ou la réduction de l'inflation. Suggérer que les pauvres pourraient tous devenir riches est se foutre de la gueule des gens. Plutôt que de faire comme si c'était leur faute aux pauvres, ou rendre les chômeurs responsables d'un chômage de masse, ne faisant que rajouter des discours moralisants à la détresse matérielle, il vaudrait mieux dénoncer ce qu'on leur fait subir et adoucir un peu leur sort.

Reconnaître notre inhabileté fatale, notre fragilité, notre solitude et notre besoin d'assistance pourrait permettre non pas seulement de changer notre propre vie mais celle des autres tout autant, passant de l'autonomie subie à l'autonomie assistée, du développement personnel au développement humain. On ne va pas rêver d'un retour en arrière à une société disciplinaire et un destin tout tracé depuis la naissance ou le diplôme, il ne s'agit pas de renier les bienfaits de l'autonomie mais d'en fournir à l'individu les moyens, qu'il n'ait pas à compter que sur lui mais puisse bénéficier du soutien des "institutions du travail autonome" (comme des coopératives municipales et un revenu garanti). Il est obscène de voir tous les nantis cracher sur les assistés comme sur de sous-hommes. Il faut faire au contraire l'éloge de l'assistanat, que pratiquent d'ailleurs sans retenue les familles riches envers leurs membres. C'est, d'une certaine façon, la contrepartie de l'altruisme revendiqué non seulement envers les autres mais envers soi-même, un altruisme assisté (il n'y a pas celui qui est autonome et n'a besoin de personne qui va pallier le manque d'autonomie des autres). Une société, c'est d'abord une société d'assistance mutuelle, ce qui rend possible ce qui ne le serait pas sinon pour l'individu isolé. On le voit bien lors des catastrophes qui déclenchent des solidarités naturelles mais on l'oublie dans la compétition quotidienne. L'idéologie d'une autonomie qui ne devrait rien qu'à elle-même et serait le contraire de l'assistanat rate la réalité du travail autonome sur lequel elle s'appuie pourtant et qui a besoin d'un soutien social pour ne pas être réservé à quelques privilégiés. Bien sûr, les critiques de l'assistanat ne sont pas toutes de mauvaise foi. Il est indéniable qu'on peut être enfermé dans l'assistanat mais à cause de mauvaises procédures, pas de l'assistance elle-même. C'est le reproche que je fais au revenu de base de s'en tenir à un revenu très insuffisant sans se préoccuper de valoriser les compétences de chacun, surestimant là encore notre autonomie. Ce n'est pas un détail, l'existence même d'un revenu de base pouvant servir de prétexte pour supprimer toutes les autres aides. Il serait stupide de croire que moins d'assistance améliorera la situation des précaires alors qu'il faudrait, tout au contraire, une assistance plus complète allant jusqu'au développement humain. Ce n'est pas simple car, la difficulté du développement humain comme développement de l'autonomie, c'est de ne pas se transformer en travail forcé (workfare). Il ne s'agit pas de trouver un travail à quelqu'un, le faire rentrer dans le moule, mais de donner si possible à chacun les moyens de faire ce qu'on veut faire, ce qu'on sait faire le mieux. C'est un investissement, profitable à tous, pas de la charité mais la condition de reproduction du nouveau système de production qui se révèle pour l'instant trop destructeur pour de nombreuses couches de la population.

J'avoue, cependant, que je ne suis pas bien sûr qu'il y ait quelque utilité à le dire en dehors de m'inscrire en faux contre les conceptions dominantes et normatives de l'individu et de la politique, essayer de rétablir les limites de notre condition, les incertitudes de la vie et le caractère plus souvent déceptif du réel auquel nous avons affaire. Ce n'est pas ce qu'on voudrait entendre et les chances d'influer le discours dominant sont infimes, sans parler des politiques effectives. L'ambiance reste à la stigmatisation des assistés et à la connerie décomplexée. Ce qui s'annonce n'est pas drôle. On préfèrerait célébrer les merveilles de la création et d'un ordre divin ou d'une république exemplaire mais c'est avec ça qu'il faut faire, et devant notre impuissance à peser sur les événements, il n'y a pas tant à la ramener parce qu'on serait parvenu à quelque progrès personnel. Le développement personnel, c'est comme les théories du management ou les régimes pour maigrir, juste une question de mode car, comme ça ne marche jamais très longtemps, on en essaye un nouveau à chaque fois. Je suis malgré tout relativement confiant dans notre engagement dans le développement humain comme dans la transition énergétique, car dans un cas comme dans l'autre, ce n'est pas pour nous faire plaisir mais parce qu'on n'a pas le choix.

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