Ayant fait allusion dans le texte précédent aux origines multiples de la dialectique hégélienne, cela m'a incité à approfondir cette question trop négligée - et tenter par la même occasion de rendre compte de l'écriture de la Phénoménologie. Il ne faut pas bien sûr s'en tenir au fait que Hegel renvoyait à Héraclite pour toute réponse, comme s'il n'y avait rien ajouté, recouvrant tout ce que la Phénoménologie apporte justement puisqu'on peut dire que l'ouvrage n'est pas autre chose que l'exposition de la découverte de la dialectique dans toutes sortes de phénomènes (aussi bien psychologiques qu'historiques ou même physiques), témoignant de son universalité. Cela peut brouiller cependant ce que la dialectique hégélienne a de spécifique et que son élaboration éclaire dans sa différenciation de celle de Schelling.
D'abord, il faut préciser que c'est seulement à la mort de son père, en janvier 1799, que Hegel peut prendre son indépendance matérielle et revenir à la philosophie, moment des premières ébauches de son système avant de venir à Iéna pour rejoindre Schelling à qui il écrit le 2 novembre 1800 : "Dans ma formation scientifique qui a commencé par les besoins les plus élémentaires de l’homme, je devais nécessairement être poussé vers la science, et l’idéal de ma jeunesse devait nécessairement devenir une forme de réflexion, se transformer en un système, je me demande maintenant, tandis que je suis encore occupé à cela, comment on peut revenir à une action sur la vie de l'homme". Jacques D'Hondt a été jusqu'à prétendre que jusque là Hegel n'était pas vraiment un philosophe, plus intéressé par l'histoire, les religions, les sciences ou même l'économie. C'est très exagéré mais témoigne du moins de l'étendue et de la diversité des domaines qu'il avait exploré. Même si son souci était plutôt religieux à l'époque et qu'il était marqué par la philosophie critique de Kant comme par l’idéalisme transcendantal de Fichte, il avait déjà développé à Francfort une critique des dualismes de Kant (phénomène/noumène, nature/liberté, antinomies) aussi bien que ceux de Fichte (Moi/non-Moi), visant à la réconciliation des opposés.
- Schelling
Pour lui, la dialectique est d'abord simple aspiration à l'unité des contraires comme du sujet et de l'objet où "l'amour est l’unité vivante et intérieure, la réunion du moi avec soi-même et la suppression de la différence entre le sujet et l’objet". Cette conception théologique de l’amour comme principe unificateur de l’esprit est supposé intégrer les oppositions aussi bien entre individu et communauté. C'est ce qui lui fera défendre la philosophie de la nature de son camarade Schelling où les opposés sont intégrés dans une totalité harmonieuse ("La vie naît de la contradiction dans la nature, mais elle s'éteindrait d'elle-même si la nature ne demeurait pas en lutte avec elle" p71). Il éprouva vite cependant l'impasse de ce pur formalisme, critiquant le caractère statique et d'abstraction vide de cette totalité (identité absolue). C'est ce qui sera encore la motivation première de la rédaction de la Phénoménologie : "Je reconnais moi-même que mes travaux antérieurs sont à l'état d'inachèvement. Or, chacun peut juger ce qui est achevé; mais d'une chose inachevée, on ne peut juger si elle contient un germe susceptible de produire quelque chose. Je pourrais plutôt rappeler mon silence au sujet des années que j'ai consacré au travail; ce qui en est résulté, je l'exposerai par la publication de mon système de philosophie, d'où il doit ressortir tout au moins ceci: c'est que je m'oppose à l'erreur du formalisme qui, avec un schématisme inutile à la science, ne sert qu'à dissimuler l'ignorance, à briller aux yeux des ignorants et à ne rien dire de la chose elle-même." 1805 p94. Ce qu'il faut retenir, c'est cette résolution de s'attacher au concret et ne pas lui appliquer une dialectique abstraite ou mécanique (comme le feront pourtant ses épigones), exigence de coller aux dialectiques effectives dans leur spécificité, leur "phénoménologie".
Il redit à peu près la même chose dans une autre lettre :
"Je n'ai rien publié depuis 3 ans. J'ai fait des cours sur l'ensemble de la science philosophique — philosophie spéculative, philosophie de la nature, philosophie de l'esprit, droit naturel; et je souhaiterais en outre m'occuper d'une branche de la philosophie qui ne fut pas représentée à Heidelberg, enseigner l'esthétique sous la forme d'un cours de littérature — projet que j'ai depuis longtemps caressé et que je réaliserai d'autant plus volontiers que j'espère avoir le bonheur de pouvoir compter sur votre appui. J'exposerai ce travail en automne sous la forme d'un système de la philosophie; j'espère pouvoir ainsi montrer que je n'ai rien à voir avec cette erreur du formalisme qui cultive à présent l'ignorance à l'aide d'une terminologie derrière laquelle elle se dissimule et brille aux yeux des ignorants." p96 1805
Non seulement il s'attache aux phénomènes concrets mais pour dépasser le dualisme kantien en réconciliant les opposés mais dépasser en même temps l'absolu et le formalisme de Schelling, il introduit la dynamique historique dans une dialectique évolutive. Son apport sera cette introduction de la temporalité dans le concept (un peu comme les mathématiques le font depuis peu), de rendre la dialectique dynamique. C'est la transformation principale qu'il revendique et qui lui permettra de construire son système en l'historisant mais consommera la rupture avec Schelling qui reconnaissait bien l'importance de la contradiction mais n'en faisait pas du tout un principe d'évolution, postulant seulement la complémentarité des contraires. Il avouait ne pas comprendre cette temporalité du concept, réduit par lui à la représentation, et s'estimait caricaturé dans la préface (p178).
Cette rupture plus tardive raffermissait ce qu'avait esquissé le premier grand texte de Hegel, "La Différence entre les systèmes de Fichte et de Schelling" de 1801, qui commence pourtant par défendre la philosophie de Schelling contre celle de Fichte mais pour finir par critiquer le recours de Schelling à l’intuition intellectuelle supposée saisir directement l’Absolu, c’est-à-dire une connaissance immédiate et non médiatisée de l’unité. Hegel, au contraire, soutient que toute connaissance véritable doit être médiatisée et que seule une méthode dialectique rationnelle permet de saisir l’absolu et le mouvement interne de la réalité. Cependant, la différence principale, c'est bien que, pour Hegel, la réalité est intrinsèquement dynamique, l’Absolu n’est pas un état mais un devenir, une totalité en constant développement, un processus temporel et historique. cela veut dire aussi que les étapes du développement ne sont pas données d’avance mais émergent à travers le conflit et les contradictions internes.
Bien que la divergence avec Schelling est patente dès le début, même sous un mode mineur, cela n'a pas empêché leur collaboration dans "Le Journal critique de la philosophie" qu'ils ont fondé à Iéna en 1802. C'est le départ de Schelling en 1803 qui a permis à Hegel, en n'étant plus dans l’ombre de son camarade, un approfondissement de ces divergences s'exprimant dans ses cours et son premier système de 1805 (la Realphilosophie). La partie qu'on appelle "La philosophie de l'esprit" s'ouvre en effet par l'affirmation que "l'esprit est ce qui médiatise avec soi, il n'est qu'en tant qu'il supprime ce qu'il est immédiatement et dont il se retire". Au contraire d'une intuition intellectuelle immédiate (ou de l'imagination fichtéenne), l'esprit doit passer par le langage commun et son extériorisation, le nom étant l'universel supprimant la chose dans sa particularité et sa présence. "Logos est raison" p16, "ici, il y a en même temps la séparation" p17. Au contraire de l'unité mystique intuitionnée, immédiate, la séparation de l'esprit est originelle et la négativité n'est pas simple jeu intellectuel mais éprouvée dans la douleur et la tragédie, gage du sérieux de l'histoire.
L’homme est cette nuit, ce néant vide, qui contient tout dans sa simplicité – une richesse de représentations infiniment multiples, d’images, dont aucune ne lui vient précisément à l'esprit –, ou qui ne sont pas en tant que présentes. Ceci est la nuit, l’intérieur de la nature, qui existe ici – pur Soi – dans des représentations fantasmagoriques il fait nuit tout autour, surgissent alors tout à coup et disparaissent de même ici une tête sanglante, là une figure blanche – C'est cette nuit qu'on découvre lorsqu’on regarde un homme dans les yeux – alors on plonge son regard dans une nuit, qui devient effroyable, – c'est la nuit du monde qui vous tombe dessus. Correspondance I, p13
- Aufhebung
L'élément nouveau qui vient compléter et préciser le dynamisme de la dialectique hégélienne, c'est effectivement une négativité productive, avec l'apparition du terme Aufhebung devenu central dans une dynamique où les contradictions d’une étape conduisent à son dépassement.
La première occurrence de ce qui deviendra le terme principal de sa dialectique, l'Aufhebung intraduisible qui conserve et nie à la fois (repris de la traduction par Luther de "l'Amour qui abolit la Loi"), désigne ici le retour de la vie sur elle-même quand elle surmonte la réflexion ("Jésus s’élève du stade de la réflexion et de la loi à celui de la réconciliation et de l’amour"). On ne peut dire qu'il ne reste rien de cette aspiration initiale à une réconciliation finale dans son système achevé, mais ce qui caractérisera la dialectique, c'est bien, au contraire, la négativité menaçant tout ordre établi et ne laissant pas longtemps tranquille l'harmonie retrouvée.
L'utilisation plus systématique à partir de 1805 du terme ambivalent Aufhebung se révélera avoir un pouvoir d'explication infiniment supérieur. Le monde n'est pas un état éternel mais un processus dynamique, où chaque étape contient en elle-même des contradictions qui poussent à son dépassement. La dialectique est ici un principe de progrès, de dépassement par étapes, pas à pas, c'est-à-dire par négations partielles ou retournements conservant l'acquis préalable. ceci à l'opposé d'une mystique de l'unité purement subjective (intuitive) aussi bien que d'une négation totale et définitive (comme dans la dialectique marxiste), plus proche de stades cognitifs ou de cycles biologiques. Contrairement à une simple négation (comme chez Fichte), la négativité chez Hegel est toujours productive mais il n'est pas assez souligné qu'elle implique qu'on ne peut procéder que pas à pas, selon un syllogisme rigoureux de négation en négation, sans pouvoir sauter des stades (ce n'est pas seulement qu'on ne peut sauter par-dessus son temps mais qu'on ne peut éviter aucune étape ni donc aucune erreur - toujours erreur de débutant). Cela implique aussi que nous sommes les jouets de la dialectique ou de l'histoire plus que ses acteurs et que nos vérités seront les erreurs de demain.
- Dialectique
Ce point de vue historique sur ce qui précède la rédaction de la Phénoménologie, en particulier la querelle avec Schelling, a permis de situer la spécificité de la dialectique pour Hegel dans son dynamisme opérant par sa négativité (partielle), conservant l'acquis préalable tout en supprimant son unilatéralité et sa particularité (corrigeant son erreur) pour l'élever à un niveau supérieur intégrant la contradiction précédente. C'est ce qu'on peut appeler un apprentissage historique aussi bien que les lois de l'évolution et de la complexification écologique. L'important est de passer par une série d'étapes, de moments, de stades cognitifs ou écologiques dans la confrontation au réel. PdG, p.76-80; PdE, p. 87-90
On a vu que la dialectique n'y est pas seulement la réconciliation des opposés dans l'absolu, c'est une dynamique effective qui ne laisse pas les choses intactes, soumises à des négations partielles amenant à une synthèse supérieure, elle-même transitoire et qui sera dépassée. Cette logique du devenir, du concept qui va de la graine au fruit, s'étonne elle-même d'arriver à épouser les processus concrets (à l'opposé du formalisme), renforçant la pertinence d'une dialectique qui prend corps dans la dynamique d'un déroulement historique et trouve à s'appliquer à une foule de phénomènes ("Les vérités qui tombent de Hegel comme la farine du moulin" Alain). Cependant, en dehors de ce dynamisme, les processus dialectiques peuvent être très différents et ne se déduisent pas à l'avance, ne pouvant seulement être décrits phénoménologiquement qu'après-coup.
On y voit habituellement une nécessité interne, y compris dans ce qu'en dit Hegel souvent, mais qui est contestable à suivre la Logique (plus tardive) combinant plutôt l'opposition externe aux divisions internes, deux formes irréductibles de négativité, moments différents et qui se suivent. Il en précisera les différents temps qui ne se limitent pas à la triplicité. 1er temps : le Positif (Thèse). 2ème temps : l’autre, le négatif, la contradiction (anti-thèse) divisé en 1er moment dialectique, celui de l'opposition extérieure puis 2ème moment dialectique, celui de la division intérieure. On peut penser plutôt que la confrontation extérieure prime sur les contradictions internes. Il y a une "priorité logique de l'extériorité par rapport à l'intériorité". (De Kojève à Hegel, p35). Il y a enfin bien sûr le 3ème temps : le retour à soi, identité dans l’être-autre, composition (synthèse), mais c'est un moment provisoire inaugurant une nouvelle dialectique s'affrontant à son anti-thèse, etc.
"Le principe moteur du concept, en tant qu'il ne dissout pas seulement les particularisations de l'universel, mais les produit lui-même, je l'appelle dialectique ( ... ). Ce qui caractérise la dialectique supérieure du concept, c'est qu'elle ne se borne pas à produire une détermination comme une simple limitation ou un contraire, mais qu'à partir de cette détermination, elle engendre et appréhende le contenu et le résultat positif ( ... ). Cette dialectique n'est donc pas l'activité extérieure d'une pensée subjective, mais l'âme même du contenu, qui fait croître organiquement ses branches et ses fruits". Principes de la philosophie du droit p. 90
- La Realphilosophie
On va peut-être un peu vite car la dialectique n'est pas du tout aussi formalisée avant la Phénoménologie et il faut bien dire que le reste de cette "Philosophie de l'esprit" est assez pénible et embrouillée, premiers exercices d'application de la dialectique à de nombreux phénomènes ou institutions (travail, famille, Droit, constitution) avec quelques pages à la fin sur Art, Religion et Science mais sous une forme encore embryonnaire. Ces premiers essais éprouvent bien la pertinence de cette négativité productive de l'aufhebung mais assez loin de ce qu'elle sera si brillamment dans la Phénoménologie rédigée juste après. Le contraste est assez saisissant prouvant que tout n'était pas déjà là. Malgré des thèmes qui y seront repris, retravaillés, et des notations intéressante comme de faire du travail en commun le passage à un désir universel (p39), la place gardée à l'amour comme unité rate la dialectique amoureuse comme désir de désir, désir de l'autre, qui aurait été plus pertinente que la première ébauche qu'il fait ensuite de la dialectique du Maître et de l'esclave nommée ici plutôt la dialectique entre l'offenseur et l'offensé (p47) où l'exclu conteste le savoir de l'autre et met en jeu son suicide, cela alors même qu'il identifie la véritable reconnaissance au Droit ("l'élément universel de son être libre" p42). "L'injure verbale supprime l'autre en tant qu'il est un quelque chose d'universel" p63.
Ce qu'il faut retenir aussi de cette première ébauche, c'est son froid réalisme politique contrastant avec ses anciennes conceptions révolutionnaires et idéalistes à la recherche dans sa jeunesse d'une révolution par une nouvelle religion. Cette dimension politique est essentielle dans la compréhension de la dialectique, dans l'adhésion douloureuse à sa nécessité, on peut dire ce qu'elle a d'insoutenable. Cette évolution ne venait pas de nulle part mais tenait simplement compte des leçons de l'histoire récente après la Révolution Française, dont l'échec l'avait tant désespéré, où la liberté absolue tombe dans la terreur et la suppression des libertés. Préfiguration de la ruse de la raison, le grand homme (Napoléon) se substitue au contrat social de Rousseau pour fonder l'Etat et le progrès de la rationalité (du Code civil). "Telle est la supériorité du grand homme : savoir exprimer la volonté absolue" p89. La référence à Machiavel rompt avec une vision morale de la politique "pour qui ne vaut aucun concept de bon et de mauvais, de honteux et d'infâme, de sournoiserie et de tromperie" p90. La guerre notamment entraîne une suspension des droits et de l'autonomie individuelle. Seul compte finalement le résultat (le réel). La tyrannie elle-même peut être nécessaire pour assurer l'unité de l'Etat et "n'est abattue par les peuples seulement parce qu'elle est devenue superflue" p91. Ce constat d'une dialectique historique qui nous dépasse lui fait considérer la caducité des traités et l'inutilité des projets de paix perpétuelle...
Malgré cela, et qu'on peut trouver paradoxal, l’histoire est comprise comme un processus où l’humanité réalise progressivement la liberté et la rationalité, la liberté étant posé comme l’objectif ultime du développement de l’esprit. Cependant la liberté considérée n’est pas simplement individuelle et subjective mais se réalise avec le Droit dans des structures sociales et politiques supposées assurer la reconnaissance mutuelle. Voilà peut-être gommer quand même la dialectique et sauter trop loin par dessus son temps ? Ainsi, à l'époque des Intelligences Artificielles, les progrès cognitifs ne peuvent plus être attribués à "l'humanité" mais à une dialectique cognitive autonome et l'accumulation progressive des savoirs.
- Conscience
A comparer avec ce premier brouillon, il faut supposer un saut décisif à l'origine de la rédaction de la Phénoménologie juste dans l'année qui suit. Pour certains, ce serait une meilleure compréhension de la dialectique, et de la prendre comme méthode, qui aurait permis à Hegel d’articuler d'un coup un système cohérent intégrant la logique, la nature, et l’histoire - sauf que son aspiration au système était présente dès le début. Il est vrai que l’introduction et les premières sections sur la conscience montrent la maîtrise de son système, mais ce qui frappe surtout dans la comparaison avec l'état précédent, c'est justement le fait de commencer cette fois par la conscience. Comme on l'a vu, la Realphilosophie passe immédiatement aux aspects sociaux et politiques (famille, société civile, État) tandis que, dans la Phénoménologie, la dialectique est vécue du point de vue du sujet, de la conscience individuelle qui n'est pas isolée mais devient pleinement consciente d’elle-même à travers sa relation à une autre conscience, devenue ainsi conscience pour l'autre.
Le conflit des consciences et lutte pour la reconnaissance qui en découlent, dans la trompeuse dialectique du Maître et de l'Esclave (ou plutôt du serviteur) aboutit naturellement cette fois à la dialectique morale, absente auparavant et qui est donc ce que la Phénoménologie apporte de nouveau. C'est une des parties que j'admire le plus et que je trouve la plus éclairante, témoignant de l'extraordinaire puissance de la dialectique pour rendre compte de cette généalogie de la morale bien plus convaincante que celle fantasmée de Nietzsche. A partir de ce nouveau départ subjectif, il semble que le reste soit venu presque naturellement, dans un état d'excitation à croire son biographe Rosenkranz - mais dont on n'a pas de témoignage direct. Bien que des parties entières ont pu être écrites d'un même élan enivrant, quand ça marchait effectivement, Hegel parle plutôt des moments où ça coinçait avant de les surmonter, témoignant à la fois d'une conception assurée du système en même temps que de la difficulté à en formuler le détail des contradictions concrètes et de leur dépassement à chaque fois. Même si Rosenkranz insiste sur le fait que la Phénoménologie n’était pas conçue initialement comme une œuvre autonome, mais comme une introduction au système, et donc construite sur une conception préalable du système avant sa rédaction, la chose n'était pas jouée d'avance, s'élaborant dans le mouvement et se confirmant dans sa rédaction alternant fièvre intellectuelle et découragement devant l'ampleur de la tâche. La réussite finale valait preuve de la méthode et la préface n'a pu s'écrire qu'après.
Je connais par ma propre expérience cet état de l'âme, ou bien plutôt de la raison, lorsqu'elle a une fois pénétré avec intérêt, et avec ses pressentiments, dans un chaos de phénomène et que intérieurement certaine du but, elle n'a pas encore traversé ce chaos elle n'est pas encore parvenue à une vue claire et détaillée de l'ensemble. J'ai pendant quelques années souffert de cette hypocondrie jusqu'à en perdre les forces. Correspondance I, 27 mai 1810, p281
On imagine que cette saisie conceptuelle où la conjonction de multiples dialectiques fait émerger soudain leur universalité ait dû procéder d'un moment d'illumination touchant à la folie dans l'émerveillement d'éclairer ainsi toute l'histoire humaine et le vérifiant immédiatement dans sa Phénoménologie jusqu'à l'ériger en savoir absolu, y compris le savoir des limites de notre savoir historique. En tout cas, s'il n'y a pas qu'une seule source à la dialectique hégélienne qui s'élabore ainsi en partie dans la rédaction elle-même, on peut déduire qu'elle s'appuie cependant sur des expériences cardinales comme celle de l'espoir rationnel suscité par la Révolution Française mais échappant aux acteurs et sombrant dans l'Empire. De quoi devoir constater une autre rationalité, contradictoire, où l'éventuelle réussite est bien différente de l'intention initiale ("Les choses humaines ont une marche progressive, indépendante des hommes et à laquelle ils obéissent sans la connaître" B. Constant). La partie pas assez connue sur les contradictions de la morale reflète sans aucun doute ses propres préoccupations et il est aussi certain qu'il a vécu la dialectique philosophique en acte dans la succession de Kant, Fichte, Schelling. Il me semble qu'on a là l'essentiel des sources qui se sont unifiées dans ce qui devait être une introduction au système, exposé plus tard dans l'Encyclopédie et qui supposait effectivement un savoir encyclopédique dans tous les domaines d'où seul pouvait émerger l'universalité des dialectiques qui les animent. Il faudrait donc parcourir toute la phénoménologie pour lister tous les phénomènes qu'elle décrit comme sources de sa dialectique, en rappelant que lorsque Hegel a envoyé son manuscrit à l'imprimeur en pleine bataille d'Iéna, avec un grand risque qu'il soit perdu, il se sentait incapable de le reconstituer...
"Voici la moitié du manuscrit, vous aurez vendredi l'autre moitié, et après cela j'aurais fait ce que j'avais à faire. Si toutefois une partie se perdait, je ne vois pas bien comment je pourrais m'en sortir; il me serait difficile de le reconstituer, et l'ouvrage ne pourra paraître cette année." Correspondance I, p114 8 octobre 1806
"Mon ouvrage est enfin terminé. Je suis curieux de savoir ce que tu diras de l'idée de cette première partie, qui n'est à vrai dire que l'introduction car je n'ai pas encore dépassé l'introduction et ne suis pas encore parvenu in medium rem, — l'élaboration du détail a, je le sens, nuit à la vue générale de l'ensemble mais cet ensemble lui-même est, de par sa nature, un tel va-et-vient d'idées qui s'entrecroisent que, même s'il était mieux mis en valeur, il me faudrait encore beaucoup de temps pour le rendre plus clair et plus achevé. Que certaines parties aient aussi besoin d'être reprises et remaniées, c'est ce que je n'ai pas besoin de dire : tu ne t'en apercevras toi-même que trop bien. — si la forme des dernières parties laisse particulièrement à désirer, soit indulgent en considérant que j'ai terminé la rédaction dans la nuit qui a précédé la bataille d'Iéna. Dans la préface tu ne trouveras pas que j'ai été trop sévère pour la platitude qui fait tant de mal en utilisant particulièrement tes formes de pensée et qui abaisse ta science au niveau d'un pur formalisme." Correspondance I, p150 Lettre à Schelling du 1er mai 1807.
De nos jours aussi, il reste utile de sortir d'un formalisme dialectique simplificateur, et de rester attentif à la diversité et spécificités concrètes des différentes dialectiques. Il ne s'agit pas de croire à la dialectique mais de la constater et, surtout, contre les utopies morales illusoires, d'admettre qu'on n'a qu'une partie de la vérité et réapprendre la place du négatif ou du tragique de l'histoire qui nous échappe et nous trahit, toute action suscitant une réaction en retour et pouvant avoir les conséquences inverses de celles recherchées. Savoir qui limite notre savoir sans nous donner un coup d'avance.
Par contre, on peut toujours douter d'une réconciliation finale, d'une fin de l'histoire, de l'évolution et des destructions créatrices. Certes l'unification planétaire et la constitution d'un Etat universel sont un fait matériel massif mais pas forcément pour autant la fin des conflits et contradictions. Malgré les progrès du Droit universel, il est même plus probable que l'unification soit facteur de division ("Dès qu'un ensemble assez grand a pu s'unir par relative identification et n'a plus à subir de pressions externes importantes, des divisions intestines apparaissent et tendent à reconstituer de l'intérieur de nouveaux pôles de décision ou de suscitation qui détermineront de nouvelles luttes." JP Charnay). Aussi, pour finir, citons la fin de la Realphilosophie précédant tout juste la rédaction de la Phénoménologie et qui aborde déjà la question énigmatique de la fin du temps, repris de façon assez obscure à la fin de la Phénoménologie et qui l'éclaire un petit peu - bien que le texte soit difficilement compréhensible et sûrement mal traduit. Cette fin de l'histoire clôturant le système semble bien l'annuler pour revenir à la théodicée harmonieuse alors même qu'il en avait dénoncé le caractère statique, figé, dans une absence de temps historique :
La philosophie s'extériorise d'elle-même, parvient à son commencement, à la conscience immédiate qui justement est ce qui est scindé. Elle est ainsi l'homme en général., et comme est le. De l'homme ainsi est le monde, et comme elle le monde, ainsi est l'homme. Un seul coup les crée tous les deux. Qui avait-il avant ce temps ? L'autre du temps, pas un autre temps mais l'éternité, la pensée du temps: par là la question est supprimée, en effet cette question vise un autre temps. Mais ainsi l'éternité elle-même est dans le temps; elle est en avant du temps, donc elle-même un passé. Cela a été, absolument été, ce n'est pas. Le temps est le pur concept, le soit intuitionné, vide, dans son mouvement, comme l'espace les dans son repos. Auparavant, avant que le temps accomplie ne soit, le temps n'est absolument pas. L'accomplissement du temps est l'effectif qui est retourné en soi à partir du temps vide. Son acte de s'intuitionner soi-même est le temps, le non-objectif. Mais quand nous disons: avant le monde nous voulons dire en un temps sans accomplissement. La pensée du temps et justement le pensant le réfléchi en soi. Il est nécessaire de dépasser ce temps, chaque période, mais dans la pensée du temps. Ceci est la mauvaise infinité qui n'atteint jamais ce à quoi elle tend. p120
Cette scission est l'acte éternel de créer, c'est-à-dire l'acte de créer le concept de l'esprit, cette substance du concept laquelle porte et soi-même et son contraire même. L'univers est ainsi immédiatement libre de l'esprit, mais il faut qu'il retourne à l'esprit, ou plutôt chien sont le faire et ce mouvement. Il faut que l'esprit instaure pour soi l'unité, de même dans la forme de l'immédiateté, il est histoire du monde. En elle se supprime le fait que la nature et l'esprit sont seulement en soi une essence. L'esprit devient le savoir de la nature et de l'esprit. La philosophie de l'esprit de 1805, p121