Il faut sauver la liberté

Temps de lecture : 24 minutes

La liberté subjective

Comme le dénonçait Francis Bacon, la plupart des prétendues démonstrations philosophiques sont contestables et pur sophismes. C'est le cas notamment sur la liberté. Ainsi, contre les postulats de la philosophie, on a vu qu'être déterminés ne supprime pas le sentiment de notre liberté et de notre part de responsabilité, ce qui veut dire aussi qu'il n'y a pas besoin de se croire absolument libre pour être moral (même une IA générative peut l'être par pure raison ou convention). Pareillement, que nous importe que "la liberté humaine que tous se vantent de posséder consiste en cela seul que les hommes ont conscience de leurs appétits et ignorent les causes qui les déterminent" lorsque, justement, on ne sait pas quoi faire (ce qui n'est pas du tout une "liberté d'indifférence" comme pour l'âne de Buridan) ? Toutes ces fausses évidences logiques nous égarent et nous détournent de l'expérience pratique. Ainsi, le plus souvent, il ne s'agit pas tellement d'ignorance des causes mais de ce qui nous attend, et ce n'est pas forcément quand on agit en connaissance de cause qu'on se sent le plus libre !

En réalité, que la liberté soit toujours déterminée ne diminue en rien notre soif de liberté et de libération de nos chaînes, qui ne se manifeste pas seulement dans la prise d'indépendance de l'adolescence et implique par exemple, en dépit du commandement, la liberté de mentir protégeant son intériorité. La liberté ici n'est pas du tout un libre-arbitre métaphysique et sans causes mais simplement de ne plus dépendre d'une autorité, nous laissant libres de nos mouvements et de nos choix, sans devoir pour cela s'imaginer agir parfaitement (sans droit à l'erreur), ni en dehors de toute détermination. Dans ce sens, on peut même dire, qu'à l'opposé de la sagesse d'un libre-arbitre souverain, d'une liberté à l'image de celle de Dieu, nous sommes plutôt possédés par notre passion de la liberté, presque animale, qui s'impose à nous, ruant dans les brancards d'une domestication toujours plus poussée par la civilisation et l'explosion démographique. Cette indépendance farouche est ainsi toujours très relative, soumise aux innombrables contraintes de la vie en société. Il ne faut pas trop en attendre (la fin de l'esclavage n'était pas la fin de l'exploitation) mais chaque période de libération est source de progrès comme des plus grandes joies de l'existence - certes au risque de dérives et d'effets pervers (qui apparaissent parfois très tardivement) devant être corrigés. C'est en partie le prix de "l'indéterminisme" et de l'imprévisibilité qui sont produits cette fois par les libertés elles-mêmes.

En tout cas, y compris dans les pires circonstances obligeant à les restreindre ou en corriger les excès, et malgré nos déterminations sociales ou les risques de l'émancipation, nous sommes prêts à tout pour défendre nos libertés (ou ce qui peut l'être), avec lucidité et "détermination", en s'appuyant sur son énergie et son efficience. Car les libertés ont effectivement besoin d'être défendues contre les tentations régressives et autoritaires toujours présentes - et qui peuvent même prétendre supprimer nos libertés au nom de leur propre liberté souveraine contre celle des autres (d'où l'intérêt de tenter d'éclaircir une fois de plus la question).

Le progrès des libertés

Cette aspiration subjective à la liberté, qui nous fait partie prenante de notre libération, se heurte effectivement à de multiples oppressions et dominations qui la contrarient. Sartre peut bien dire que "Nous sommes condamnés à être libres" mais le constat de Rousseau est sans appel : "L'homme est né libre, et partout il est dans les fers". Aujourd'hui encore, la plupart des régimes restent dictatoriaux alors que les démocraties, qui sont dans une phase de recul, sont les seules à nous laisser la plus grande partie de cette liberté "naturelle" dont nous avons eu la chance de pouvoir jouir jusqu'ici. Le mouvement de libération historique n'est pas aussi irrésistible à court terme qu'on a pu le penser. D'un point de vue matérialiste, il ne peut déboucher, en effet, qu'à profiter des opportunités de l'époque ouvertes par les déterminations matérielles (notamment économiques et techniques). Plus que notre propre désir, il faut se persuader que ce sont bien ces puissances matérielles qui exigent cette libération, ou au minimum la rendent possible en rendant obsolètes les oppressions du passé (bien qu'elles puissent en produire d'autres...).

Au lieu d'une liberté ontologique immuable, ses conditions sociales donnent à la liberté humaine une histoire, avec notamment celle du Droit, se dégageant difficilement des obscurantismes traditionnels, des tabous et de la violence tribale ou religieuse, au gré des événements et de l'évolution des sociétés. Cette évolution s'est clairement accélérée depuis l'ère industrielle et scientifique avec l'avènement des démocraties modernes. Ce n'est pas cependant un mouvement uniforme (la liberté n'est pas une, comme on le proclame) mais diversifié en fonction des circonstances, se déclinant en multiples domaines ou occasions : liberté politique, économique ou de moeurs. La liberté n'est pas ici une question abstraite, conceptuelle, métaphysique, ni purement théorique, mais éminemment concrète et pratique, sa réalisation concrète procédant à chaque fois, répétons-le, de sa nécessité et productivité plus que de notre bon vouloir. Ce n'est donc pas autant qu'on le croit une question de valeur subjective. L'effectivité de l'autonomie individuelle dérive directement de l'autonomie des organismes vivants et de la pression évolutive, plus décisive que notre propre idée de liberté ou même que notre effort pour nous libérer de nos chaînes (l'esclavage n'a pas été aboli par la révolte des esclaves allant au massacre mais quand le salariat l'a supplanté, plus adapté au capitalisme industriel).

Liberté et cognition

Si l'on en croit la "Déclaration des droits de l'Homme", les libertés politiques, liberté d'opinion et d'expression, seraient des "droits naturels, inaliénables et sacrés" mais si on peut soutenir que "La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme", il est douteux que cela suffise à impressionner les pouvoirs, comme le prouvent les censures permanentes des dictatures. Il faut que cette liberté apporte un gain social objectif pour perdurer, un avantage économique, politique et militaire afin d'avoir une chance de surpasser les régimes autoritaires qui ont montré leur redoutable efficacité dans le passé. L'avantage politique de la démocratie est "indiscutable", c'est de régler les conflits par la discussion, les votes et le Droit, au lieu de la violence. Cela en fait un facteur de paix sociale très précieux mais qu'il ne faut pas surévaluer, ne permettant pas pour autant à une société divisée de se reconnaître dans une prétendue "volonté du peuple" ni même une "volonté générale" - comme le voulait Rousseau mais pour une démocratie municipale de face à face. Par conséquent, cela en fait plutôt un pouvoir faible et un régime instable, basculant facilement en pouvoir autoritaire lors de crises ou de guerres.

Pour John-Stuart Mill, la liberté politique procéderait surtout d'une nécessité cognitive, nécessité de confrontation de la diversité des opinions en l'absence d'une autorité infaillible et d'un savoir incontestable (argument des anti-papistes). Ce serait donc la débilité de notre jugement (dénoncée déjà par Francis Bacon), tout comme l'étendue de notre ignorance (interrogée bien avant par Socrate), qui obligerait à des débats ouverts et une presse libre faisant de la démocratie un régime de discussion, alors que toute censure nous enferre dans l'erreur. A l'heure des réseaux sociaux, il est cependant plus difficile d'idéaliser cette liberté d'expression, ce qui a été d'ailleurs très enthousiasmant pendant les premières années des forums internet, notamment pour la recherche, avant de sombrer dans l'obscurantisme, les rumeurs, le complotisme et une violence verbale déchaînée. On a vu aussi une caricature de liberté d'expression avec le mouvement des occupations ou les inénarrables "nuits debout" donnant l'illusion d'une parole libre alors qu'ils ne faisaient que donner une tribune à la propagande de quelques idéologues marginaux et de leurs adeptes, sans produire aucune idée nouvelle. Il y a bien toujours un intérêt dans la pratique à la liberté de la presse, comme à recueillir les avis des participants pour en délibérer. C'est utile, voire indispensable souvent, mais, pas plus que la concorde attendue de l'élection, il ne faudrait surestimer cet avantage cognitif indéniable. Ce n'est hélas pas suffisant pour échapper à notre connerie constitutive, aussi bien religieuse que politique.

On en a la preuve tous les jours et, justement, les IA génératives des Grands Modèles de Langage ont achevé de nous convaincre, après l'ethnologie et la sociologie, qu'on ne pense jamais par soi-même. Dès lors, les convictions individuelles ne sont pas un fondement cognitif aussi pertinent qu'il y paraît, supposées posséder chacune une part de vérité alors qu'elles ne font que colporter la pensée de groupe et les rumeurs à la mode. Cela sans compter que la discussion peut rarement nous faire changer d'avis, et difficilement mener à un accord. Il n'y a pas non plus comme on le voudrait de "vérité des opprimés" contre le "mensonge des oppresseurs", même s'il y a des intérêts conflictuels menant à des idéologies opposées et que le pouvoir de l'argent manipule l'opinion. La connerie n'épargne aucun bord et il n'y a véritablement que rapport de force avec, malgré les élections, une violence que les extrêmes opposés font monter. Surtout, l'échec cognitif touche tout le spectre politique et mène à la concurrence de positions irréalistes qui se cognent aux faits, produisant ainsi quelque désastre les exposant inévitablement à une violente dialectique inverse, passant d'une idéologie fautive à l'erreur contraire.

C'est là qu'on a besoin des sciences pour dépasser nos limitations, sciences dont le diagnostic ne peut être réduit à une simple opinion, la vérité n'étant pas immanente à l'esprit humain, au supposé bon sens du citoyen, mais se construisant de l'expérience (que les IA génératives ne font que recueillir comme nous). Si le débat démocratique suffisait pour faire émerger la vérité, on n'aurait nul besoin des sciences qui sont certes démocratiques en s'adressant à tous (ceux qui veulent faire l'effort de suivre) et ne pouvant se passer de la liberté d'expression la plus large, mais ne sont pas du tout des démocraties soumises à la majorité, seulement à l'expérience, souvent contrariante. Que tout véritable savoir soit un pouvoir (technique) compense mieux notre débilité mentale que les disputes idéologiques d'une démocratie délibérative livrée à l'opinion majoritaire (comme disait Mao "Pas de droit à la parole sans enquête préalable", principe des conventions citoyennes aussi). Face à l'urgence climatique, il n'y a pas débat démocratique entre scientifiques du Giec et climato-sceptiques ignorants, ce qui ne veut pas dire qu'une dictature scientifique serait viable (et une dictature écologiste est une contradiction dans les termes). En tout cas, qu'on le veuille ou non, la démocratie ne peut décider de tout en ignorant le réel effectif.

Libéralisme et production

En bon utilitariste libéral, Mill défend aussi la liberté individuelle comme élément essentiel du bien-être social et du progrès personnel, mais cette liberté laissée à la diversité des modes de vie est plus contingente, se heurtant aux pratiques majoritaires et à l'organisation sociale. Apparemment, en tout cas, on n'est plus dans une liberté d'expression exigée par nos limites cognitives mais seulement par nos préférences personnelles cette fois. Sauf que, derrière ces beaux idéaux désintéressés, c'est encore l'avantage cognitif de l'expression de nos choix et ses bénéfices économiques qui en soutient matériellement le principe, et ce qui rapproche la démocratie libérale du marché. La sanction du marché a incontestablement l'avantage de valider ce qui marche, d'ajuster l'offre à la demande, d'en donner une évaluation - démonstration de l'efficience statistique des libertés individuelles. Mais on sait aussi qu'un marché sans règles ne marche pas. Il y faut la garantie des droits et la confiance dans une autorité des marchés. Néanmoins, pas plus que les votes n'assurent des bonnes décisions et la paix sociale, même si les marchés se révèlent irremplaçables quand ils sont régulés, ils sont loin d'être parfaits et de mener à l'harmonie escomptée d'un "équilibre général".

Ce n'est pas tant, en effet, notre connaissance effective ou nos désirs, la "faculté exclusive qu'a chaque individu de connaître ses intérêts mieux que tout autre", invoquée par Turgot, qui justifiait pour Hayek de laisser faire l'ordre spontané du marché, mais bien plutôt notre information imparfaite. A l'opposé des économistes néoclassiques raisonnant sur une concurrence pure et une information parfaite menant à un équilibre général optimum (un accord cognitif), Hayek s'appuie, lui, sur sa théorie de la perception biaisée des prix pour réfuter cette utopie d'un savoir absolu, impossible pour des systèmes complexes, et dont toute tentative de les maîtriser serait contre-productive, voire la route de la servitude ! Sa théorie cognitive connexionniste rejoint les réseaux neuronaux actuels, s'opposant aux anciens modèles experts computationnels, interprétant les connexions entre agents comme leur coordination locale, ce qu'on appellera auto-organisation. La liberté des individus est effectivement indispensable pour l'auto-organisation de ses éléments imbriqués, leur capacité de coller au terrain, leur adaptabilité aux imprévus, voire pour l'innovation. Le rôle de la "liberté" des agents (même des esclaves) et de leur auto-organisation collective est indubitable, pas seulement pour les marchés, donc. C'est un acquis mais n'empêche pas que le néolibéralisme qui s'en réclame a beaucoup trop idéologisé l'auto-organisation, lui donnant une place démesurée et surtout prétendue contradictoire avec toute (auto)gestion ou planification. Pourtant, les entreprises ne sont pas auto-organisées, qu'on sache, et planifient bien leur production et leurs investissements à long terme pour le marché futur. On a là l'exemple typique d'une dialectique cognitive corrigeant d'abord le caractère trop unilatéral de l'organisation (la planification) pour tomber dans une auto-organisation trop unilatérale elle aussi et qu'il faut dépasser !

Bien sûr, il ne faut pas confondre le fait de laisser le maximum d'autonomie aux travailleurs et une absence totale d'organisation ou un fonctionnement interne des entreprises qui se calquerait sur celui d'un marché (cela a été théorisé et tenté!). Prétendre que l'économie et les entreprises se structureraient simplement à partir de la base et des subjectivités est juste contraire à l'observation. On ne peut faire comme s'il n'y avait que des dynamiques bottom-up excluant toute intervention top-down, comme s'il n'y avait pas de phénomène global et surtout comme si le réel extérieur n'imposait pas sa loi au-delà des interactions sociales. Il faut vraiment complexifier cette idéologie de la complexité qui n'est qu'un scepticisme dogmatique avec une vision complètement unilatérale qu'on peut dire hémiplégique, excluant explicitement tout rationalisme. Il se trouve qu'au moment où Hayek développait son idéologie néolibérale individualiste (avant d'admettre à la fin de sa vie la prédominance de la sélection de groupe), la théorie des systèmes réfutait cet individualisme méthodologique en montrant comment les systèmes se structuraient dans leurs échanges avec leur milieu autour de circuits globaux (d'énergie, de matière et d'information) se rebouclant sur eux-mêmes et déterminant largement leurs éléments (emportés par le courant), au lieu que ce soit le contraire - les constituant ainsi en totalités. Là aussi, il ne faut pas tout confondre mais bien distinguer entre 1) une entreprise, une organisation, un organisme, systèmes "fermés" et centralisés, assurant leur homéostasie dans leurs interactions avec l'extérieur, très différents 2) d'un écosystème ouvert comme un marché d'individus isolés au comportement plus erratique et avec des régulations plus brutales (Krach, épidémies, etc).

Dans un cas comme dans l'autre, la cybernétique livrait enfin la solution effective pour régler son action en dépit d'une information imparfaite inévitable, de l'imprévisibilité et de l'incalculabilité du futur : la solution naturelle, c'est de corriger ses erreurs en se réglant sur le résultat - tout comme un thermostat. Cela n'a l'air de rien mais c'est la révolution du vivant, introduisant par le feed-back les causes finales dans la chaîne des causes, feed-back qui ne se résume pas aux prix mais permet ce qu'on appelle une "direction par objectif", plutôt qu'une planification rigide. Les finalités résultent elles-mêmes de l'apprentissage (répétition et reproduction) mais il faut savoir ce que l'on cherche, se donner un but, poursuivre sa proie et non pas agir à l'aveugle ou juste laisser-faire. Les sciences ne font pas autrement en se réglant sur l'expérience. Il n'empêche que, dans un second temps, cette "science du gouvernement" (sens de cybernétique) a dû faire la place à une auto-organisation inévitable des systèmes observants (apprenants, réflexifs, auto-référentiels), auto-organisation soumise à une sélection locale (un peu comme l'épigénétique pour la génétique) dans ce qui s'est appelée la "cybernétique de second ordre" (qui s'y est un peu embourbée). Ce n'est pas l'un sans l'autre mais bien leur dialectique.

Dialectique de l'organisation et de l'auto-organisation

Ce qu'il faut retenir, c'est que la liberté individuelle, même très imparfaite et aléatoire, constitue une ressource qu'on ne peut négliger, même si cela ne condamne pas, heureusement, les politiques économiques et sociales ni la planification des entreprises, mais à condition qu'elles laissent la plus grande autonomie aux acteurs et surtout tiennent compte de leurs résultats effectifs, sans attendre pour se réformer, au lieu de s'imaginer toutes puissantes, hors du réel - comme peut l'être tout autant l'idéologie folle de l'auto-organisation. La vérité, c'est qu'on a besoin de l'autonomie des individus au service de l'organisation collective et de ses objectifs, sans attendre que tout s'arrange par la magie d'un ordre venu d'en haut (ce pourquoi on ne peut réduire en esclavage qu'un être "libre"). Il est encore plus absurde de s'imaginer qu'on pourrait attendre un ordre naturel d'une foule atomisée laissée à elle-même (c'est-à-dire aux bulles spéculatives comme au loup dans la bergerie). Ni auto-organisation sauvage, ni planification totalitaire, mais seulement leur dialectique dans une boucle de rétroaction qui les fait évoluer. Où l'on voit encore une fois qu'on ne rencontre pas une supériorité infinie de la liberté sur la planification, comme les libertariens se l'illusionnent, mais seulement de leur combinaison judicieuse, la liberté restant essentielle, même à être toujours encadrée, pour assurer son effectivité, tout comme il est essentiel de définir les résultats attendus. Hegel avait bien montré cette dialectique où c'est seulement le Droit, aliénant sa liberté subjective, qui permet la liberté objective de l'individu dans le monde, l'existence d'une vie (propriété) privée, tout comme le développement de l'économie. Ainsi, il ne s'agit jamais de "se savoir libre" mais d'évaluer notre marge de liberté et ce qu'on peut faire.

Plus un système vivant est autonome, plus il est dépendant. Plus il s'enrichit en complexité et entretient par là même des relations multiples avec son environnement, plus il accroît son autonomie en se créant une multiplicité de dépendances. L'autonomie est à la mesure de la dépendance. (Jacques Robin, Changer d'ère, p204)

Fichte avait raison de dire que, ce qui définit la liberté (d'un Moi), c'est forcément de s'opposer à un déterminisme (du Non-Moi) mais ce n'est pas seulement que la liberté n'exclut pas tout déterminisme, c'est qu'il n'y aurait pas de liberté possible sans déterminisme, condition d'une action déterminante, pouvant atteindre son objectif. C'est pourquoi, contrairement aux idéologies simplistes, il y a toujours une dialectique entre liberté et déterminisme, tout comme entre liberté individuelle et organisation collective qui rencontrent l'une et l'autre leurs limites réciproques. Il n'y a pas à s'en étonner, comme si les deux étaient complètement incompatibles, ni à désespérer quand la dialectique nous est défavorable et semble se retourner contre les acquis précédents (ou leurs excès) car, sur le long terme la Droite finit presque toujours par consolider les acquis de la Gauche, mais, si l'on peut sans doute se fier aux avantages matériels décisifs de la liberté à l'époque du numérique pour prophétiser un retournement futur vers de nouvelles libérations, le plus imprévisible est la durée du cycle à chaque fois, pouvant varier considérablement...

Liberté des moeurs

A priori, la liberté sexuelle est d'un tout autre ordre que la liberté politique (et des libertariens peuvent s'y opposer) mais elle s'y articule au moins par le Droit et l'égalité des sexes, l'ordre sexuel étant au fondement des sociétés, de leur reproduction. Comme toujours le Droit procède de l'organisation sociale et du système de production. La fin du patriarcat et la libération des femmes reflètent les nouvelles conditions de vie et de production dans les sociétés développées où la domination masculine a perdu toute justification avec sa base matérielle archaïque (en dehors des guerres). Du coup, cela rend les inégalités de genre insupportables au regard du Droit, et même scandaleuses. La libération résulte ici d'une perte des anciennes contraintes matérielles de la maternité, ainsi qu'au coût social de vouloir garder les rôles traditionnels (en se privant de la participation des femmes dans l'économie). L'unification du monde et la généralisation des migrations sont aussi un facteur important poussant à l'acceptation de la diversité des moeurs même si, paradoxalement, cela se traduit d'abord par un recul de l'émancipation sous la pression de l'immigration issue de populations arriérées patriarcales. On peut dire que la libération des moeurs venant de nos mélanges a des causes purement entropiques (que Lévi-Strauss déplorait) mais s'y ajoute la réduction du nombre d'enfants par femme qu'on appelle la transition démographique des pays en développement, libérant de plus en plus les mères de leurs anciennes servitudes et les ouvrant à d'autres modes de vie. Evolution là aussi très matérielle.

Il faut le redire, pour être bien réelle, cette libération ne dépend pas vraiment de la volonté individuelle d'émancipation, bien qu'elle soit très communément partagée et que notre participation soit requise. Le paradoxe, c'est même que l'autonomie donnée aux individus, parfois autonomie subie, tout comme la liberté démultipliée de leurs choix dans une société de marché ou la charge d'un parcours qui n'est plus tracé d'avance, tout cela soit devenu assez pesant à certains pour qu'ils se réfugient dans la religion ou dans l'armée - cherchant à se délester du fardeau de leur propre jugement dans une "société structurée" qui leur intime ce qu'ils doivent faire. Cette nostalgie de règles sociales strictes et d'autorité, de certitudes, d'appartenances, d'identité enfin, s'exprime à grand bruit aujourd'hui - on peut dire en bonne dialectique. Ce qui précède signifie pourtant que l'angoisse devant la liberté d'un effondrement subjectif ne doit pas masquer sa nécessité vitale dans nos sociétés développés, étendues à l'échelle planétaire.

Il ne faut pas trop se fier à ce moment dialectique d'illibéralisme et de retour de bâton de la libération sexuelle, moment sans doute nécessaire de clarification et de rectification des excès précédents, mais qui ne devrait pas constituer un retour en arrière durable. Ainsi, la dénonciation de la domination masculine et de la culture du viol ne peut être ramenée au retour de la morale sexuelle mais doit être considérée au contraire comme la continuation de la libération sexuelle, débarrassée enfin de son moralisme inversé, d'une injonction à jouir et se laisser faire au nom d'une surévaluation de rapports sexuels qui se sont avérés plus problématiques qu'ils n'étaient supposés, et pas si naturels...

Se projeter sur le temps d'après est certainement prématuré et paraîtra ridicule si la conjonction de toutes les menaces actuelles mènent à un effondrement durable qui n'a rien d'impossible. On peut quand même faire l'hypothèse qu'il y aura un après-guerre et une chute des dictateurs, comme cela a toujours fini par arriver. La paix retrouvée devrait libérer alors l'énergie de la jeunesse comme à la fin de la seconde guerre mondiale avec la vogue de l'existentialisme et du jazz, inaugurant le mouvement de libération des moeurs qui devait aboutir à Mai68. C'est du moins ce qu'on peut espérer pour oublier la guerre et affronter un avenir sombre qui dépend de nous planétairement : de nouveaux mouvements de libération, plus vastes (notamment la libération des femmes dans le monde) et tournés vers l'écologie, libération plus responsable que la première mais retrouvant l'exaltation de la liberté, son énergie joyeuse qui vaut mieux que les fureurs identitaires, avec de nouveaux progrès du Droit, de son universalisation, libération qui ne sera pas sans difficultés et débordements ni oppositions, la liberté dénigrée étant toujours à défendre et menacée.

Le parallèle historique avec le rôle qu'elle a joué après-guerre attire l'attention sur l'importance qu'a eu la philosophie de Sartre et le caractère précieux d'une philosophie qui défend la liberté contre tout ce qui la renie - ceci au-delà d'une métaphysique contestable avec ses fausses démonstrations mais dont les descriptions phénoménologiques, plus littéraires étaient aussi plus convaincantes. (à suivre...)

132 vues