
Nous voilà de nouveau spectateurs d'un avenir qui nous échappe complètement et d'une redistribution des cartes sur laquelle nous n'avons aucune prise. Depuis la pandémie nous avons quitté le monde prévisible de l'économie par l'intrusion d'un réel extérieur qui met un terme au cours normal des affaires - tout comme maintenant, nous voilà rattrapés par l'Histoire, c'est-à-dire la guerre.
Impossible de prévoir la suite mais c'est justement sur cet impossible qu'il faut insister et sur l'engrenage implacable commencé d'ailleurs en 2014 avec l'annexion de la Crimée à laquelle l'Occident n'avait répliqué que par des sanctions économiques déjà, certes moins sévères que celle envisagées actuellement mais une victoire éclair des Russes en quelques jours rebattra encore les cartes. Il ne s'agit pas de prendre parti dans le conflit en diabolisant l'adversaire mais d'essayer de comprendre le mécanisme implacable nous ayant mené là, c'est-à-dire le fonctionnement effectif du jeu de puissances au-delà des condamnations morales et des utopies démocratiques ou d'une prétendue auto-organisation de base.
La riposte militaire serait trop aventureuse - une folie entre puissances nucléaires bien que toujours possible au moindre dérapage - ce qui se joue serait plutôt la confrontation de la puissance économique à la puissance militaire et donc sur la durée (pas sûr qu'on puisse tenir si longtemps). La logique historique voudrait que ce soit l'économie, le capitalisme, qui finisse par gagner avec tous les ressorts de la technologie mais pas forcément du premier coup. Cette guerre paraît effectivement à la fois anachronique dans la globalisation marchande et numérique, où l'appartenance à un pays ou un autre perd beaucoup de son importance, en même temps qu'elle pourrait être hyper-moderne dans les armes, première véritable guerre du 3ème millénaire si les USA s'en mêlent, utilisant de nouvelles armes, la cyberguerre ou la guerre électronique jusqu'au spatial voire au nucléaire (ce n'est hélas pas totalement exclu), éprouvant leur potentiel ou leurs limites. On ne sait à quel point on sera touché mais on en subira sûrement des conséquences plus ou moins terribles. Il y a de quoi paniquer.
Alors même qu'on s'offusque au nom de la souveraineté nationale, il apparaît clairement au contraire que les souverainismes trouvent comme toujours leurs limites dans la guerre qui forme les empires et de nouveaux équilibres dans la confrontation entre ancien et nouveau, entre le Droit et le fait. L'issue finale semble inévitablement une nouvel ordre mondial renforcé, comme après la seconde guerre mondiale, d'autant plus qu'il sera aux prises avec les cataclysmes climatiques - mais dans combien de temps et avec combien de morts, ayant perdu un temps précieux dans des affrontements destructeurs high-tech ? La tension pourrait retomber, ce n'est pas le plus probable. A court terme, c'est loin d'être gagné avec un adversaire qu'on a trop sous-estimé, et pourrait même conduire à la fin de l'ONU voire bien pire encore ?
Les interprétations psychologiques de l'engrenage menant à la guerre sont en tout cas ridicules car sous la contingence apparente des causes immédiates, comme en 1914, ce sont bien des causes matérielles et géopolitiques qui sont décisives : tout simplement quand on a une puissance militaire, on s'en sert un jour ou l'autre, sinon on s'écrase devant plus fort que soi. La guerre aurait donc effectivement pu être évitée si, juste après la chute de l'URSS, l'OTAN avait été dissoute, devenue sans objet et nous laissant en compagnie d'une Turquie infréquentable. Si la dissolution n'a pas été prononcée c'est pour diverses raisons conjoncturelles et, surtout, parce que les européens étaient réticents à la constitution d'une armée européenne, mais c'est cet OTAN en mort cérébrale qui a constitué le casus belli d'une Russie pour laquelle l'adhésion de l'Ukraine constituait sans ambiguïté une menace à sa porte.
Que les Occidentaux n'aient pas voulu céder sur l'élargissement, pourtant exclu par un précédent traité, ne va pas de soi (même s'il ne pouvait sans doute en être autrement), manifestant le mépris total de ceux qui se croient supérieurs moralement, démocratiquement et militairement. Or, c'est sur ce dernier point que les Occidentaux ont sous-estimé la Russie, provoquée à montrer qu'elle a les moyens militaires d'imposer ses vues. Le calcul est certes crédible, mené de main de maître, mais pas complètement assuré pour autant et, en tout cas, très dangereux, livré au jugement de Dieu d'où sortira une nouvelle hiérarchie et de nouveaux rapports de force.
Il n'est pas impossible cependant, on peut l'espérer avec une certaine plausibilité, que ce retour de l'histoire sur la scène européenne soit le dernier (la Der des Ders) débouchant une nouvelle fois sur un nouvel ordre mondial et l'achèvement de l'Europe comme de l'Etat universel nécessaires aux enjeux écologiques, épidémiques, économiques dans une planète unifiée ? Ce serait sans doute trop beau. Peut-être ne peut-on se passer des guerres pour remettre les compteurs à zéro, renverser les anciennes hiérarchies, faire l'épreuve du réel et revenir à la raison ?
La guerre est le père de toutes choses... Les uns elle les faits esclaves, les autres libres. Héraclite 129 B53
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