Un petit nombre de concepts fondamentaux qui vont à rebours des modes de pensée religieuses, métaphysiques ou idéologiques, suffisent à renverser la compréhension habituelle, à la fois idéaliste et subjectiviste, de notre humanité (et de la politique). Il n'y a, sur ces concepts examinés ici (information, récit, après-coup, extériorité), que du bien connu, vérifiable par tous, et il n'y aurait aucun mystère ni difficulté si les conceptions matérialistes (écologiques) n'étaient par trop vexantes et n'entraient en conflit avec nos récits, pour cela déniées ou refoulées constamment afin de sauver les fictions d'unité qui nous font vivre. On verra d'ailleurs que ces concepts fondamentaux touchent aux débats les plus sensibles de l'actualité (numérique, démocratie, identitaires, racisme, sociologie, etc).
Information
C'est le plus paradoxal qu'il y ait une telle méconnaissance générale du concept d'information, savoir considéré comme superflu alors qu'on est plongé jusqu'au cou dans "le monde de l'information" tel que je le décrivais en 2004 (avant l'iPhone). Jean-Marc Lévy-Leblond avait jugé qu'il n'y avait dans ce livre rien de vraiment nouveau, ce en quoi il n'avait sans doute pas tort, mais je ne prétendais à aucune invention de ma part, seulement à donner une compréhension précise du mode d'être de l'information qui reste très flou pour la plupart. Henri Laborit, dès 1974, puis Jacques Robin avaient déjà insisté lourdement sur l'opposition de l'ère de l'énergie industrielle (entropique) à l'ère de l'information (néguentropique) qui s'ouvrait avec le numérique, mais sans en avoir toujours une vision très claire et c'est bien cette clarification nécessaire à laquelle je me suis attelé à l'époque en rassemblant toutes les caractéristiques de l'information, son mode d'existence spécifique (ni matière, ni énergie), tout cela pour sortir de la confusion entre la matérialité de l'information et son contenu immatériel, dualisme du son et du sens, du signifiant et du signifié, du pointeur et de ce qu'il pointe (du doigt et de ce qu'il désigne).
Il ne s'agit pas de refaire ici les démonstrations du livre ni d'exposer toutes les implications d'une philosophie de l'information et d'un travail immatériel non-linéaire, qui n'est plus mesuré par le temps, seulement d'indiquer l'importance d'une bonne compréhension de ce qu'est l'information, étant au principe même de la vie. Information structure (génétique) et information circulante (perception) impliquent des supports matériels avec lesquels elles ne se confondent pas, pouvant se communiquer, se transmettre, s'inscrire sur d'autres supports matériels. Même si l'information n'est pas la matière, il n'y a pas d'esprit immatériel flottant dans l'air et agissant par opérations magiques.
Il n'y a pas non plus d'information sans incertitude et ignorance, sans sujet cherchant à réduire l'incertitude. Plus précisément, l'information est inséparable de processus d'apprentissage et d'une mémoire enregistrant le passé. C'est ce qui permet au vivant de surmonter localement l'entropie universelle, de durer et se multiplier. Reproduction, répétition de ce qui marche et réactivité à l'information opèrent un renversement du monde des causes matérielles au monde des finalités vitales (du déterminisme quantique à la liberté de mouvement, premier niveau de la liberté). Réduire l'information à l'automatisme ou à un mot d'ordre, comme le faisait Deleuze, était vraiment n'y comprendre rien...
Le concept d'information a des implications fondamentales en physique, biologie, économie, politique, philosophie et, bien sûr, en informatique. L'information étant un élément d'un système de communication, elle ne désigne pas une qualité simple mais une structure composée (d'origine biologique) qui se distingue fondamentalement du simple signal physique. La définition la plus générale de l'information c'est subjectivement "ce qu'on ne savait pas" (une information répétée n'est plus informative) et, objectivement "une différence qui fait la différence".
L'information est un élément d'un ensemble reliant émetteur et récepteur, communication entre un extérieur et un intérieur, intériorisation de l'extériorité (boucle de rétroaction) qui implique leur séparation originaire.
L'information implique une démarche plus active qu'on ne croit. Non seulement l'information est improbable, discontinue, non proportionnelle et lève une incertitude tout en restant une indication indirecte, imparfaite et temporaire, exigeant des corrections incessantes, mais surtout, il lui faut un récepteur pour lequel elle fasse sens, récepteur qui n'y soit pas indifférent, dont l'information provoque la réaction (effet qui devient cause).
On ne peut en éliminer la subjectivité, l'inquiétude qui précède l'information et constitue sa pertinence, ni sa capacité de réception limitée (trop d'information tue l'information). Il faut mobiliser l'attention du récepteur par rapport au bruit ambiant et donc qu'il soit "motivé", qu'il y trouve intérêt par rapport à ses finalités internes (on n'entend que ce qu'on attend).
La valeur de l'information est fonction de sa nouveauté mais surtout des degrés de liberté, de la totalité des choix possibles, des capacités d'agir entre lesquelles nous devons choisir. Elle est reliée objectivement à son incertitude et subjectivement à sa valeur décisive, c'est-à-dire à sa fonction anti-entropique.
L'information sur les risques futurs nous rend responsables de l'avenir. L'ère de l'information, c'est aussi l'ère de l'Ecologie et du développement humain.
Le récit
On a avec l'information, dès la cellule la plus simple, un premier niveau de subjectivité individuelle et historique mais auquel on ne peut réduire la subjectivité et la conscience humaine qui s'en distinguent essentiellement par le langage narratif faisant exister des mondes communs hors de la présence immédiate.
Si les premiers Sapiens avaient déjà un langage assez évolué, on peut penser qu'il restait un langage animal, langage phonétique et expressif, capable de désigner ou nommer et pouvant décrire avec force gestes des scènes de chasse mais guère plus. Cela reste très hypothétique mais il semble bien que les cultures humaines (de chasseurs-cueilleurs), telles que nous les connaissons par l'ethnologie, émergent avec le Paléolithique supérieur entre 65 000 ans et 45 000 ans avec notamment l'art pariétal et une diversification des cultures selon les tribus et les milieux. La langue mère (pour autant qu'elle ait existé) a pu être datée de cette époque, voire les premiers mythes. On pourrait sans doute remonter à 85 000 ans avant la sortie d'Afrique pour un petit groupe, dont nous serions issus, et se caractérisant par un régime omnivore, un développement du cerveau (semblable au notre) et la baisse de la testostérone (visible dans le menton) permettant des groupes élargis.
Cela reste très spéculatif et contesté, ce qui est sûr, c'est que le langage narratif et des groupes plus nombreux ont permis une multiplication de récits et la transmission de mythes constituant une culture et un monde commun ainsi qu'un savoir cumulatif (avant l'écriture), ce dont on ne mesure pas assez l'importance, ouvrant aux mondes fictifs tout comme à des communautés éloignées, mais aussi au récit de soi qui nous humanise, sans lequel il n'y a pas de véritable responsabilité.
Il n'est pas besoin d'identifier le langage narratif à une rupture décisive de notre préhistoire pour mesurer tout ce que le récit transforme dans nos représentations et notre être au monde, sans lequel il n'y a pas de monde justement. Le récit de ce qu'on ne voit pas nous fait entrer en effet dans le monde de l'esprit, signifié qu'on imaginera cette fois comme purement immatériel, donnant existence à ce qui n'en a pas, donnant sens à ce qui n'est que des mots, personnalisant enfin des abstractions (comme en témoigne la politique notamment). On parle de pensée symbolique alors qu'il s'agit bien de récits donnant sens à ces représentations symboliques. Ce monde fictif qui se détache de la réalité (deuxième niveau de liberté) est encore une fois le monde de la séparation, entre l'ici et l'au-delà, entre la présence et le sens, entre soi et récit de soi, entre être et devoir-être, toujours à la recherche de son unité perdue.
L'empirisme qui est l'attitude naturelle, dans l'évidence de la réalité telle qu'elle se donnerait directement à nous, fait l'impasse sur le langage et la culture, l'hallucination des mots et les préjugés du sens commun. Les "jugements synthétiques a priori" sont d'abord possibles par l'éducation, la culture, les discours courants, plus que par les formes de la sensibilité, arrivant très bien à concevoir ce qui est en dehors de l'espace et du temps (les vérités mathématiques qui existent vraiment, sinon les fantômes et les dieux qui n'existent pas). L'imaginaire est bien mal nommé qui relève plutôt du langage, de ses systèmes d'opposition (si on peut se représenter assez bien le Cheval, c'est plus problématique du Chien et impossible de l'Animal). Qu'on soit pris dans le langage s'oublie dans ce qu'on dit, tout comme la perception s'oublie dans le perçu (la noèse dans le noème) mais, justement, ce n'est plus la vision, la perception, l'expérience pratique ni même la parole authentique ou l'intersubjectivité qui structurent le monde mais bien les histoires qu'on se raconte, les savoirs et significations hérités (idéologies et religions), limites de la phénoménologie qui doit laisser place à l'ethnologie et la sociologie.
Avec le récit naît enfin le mensonge qui invoque sa vérité et tout un imaginaire (qui est donc fait de mots plus que d'images). Les fake news ne se limitent pas à de fausses informations, ce sont des récits alternatifs. Non seulement il n'y a plus d'accès direct au réel, "aux choses mêmes" recouvertes de discours (qu'il ne suffit pas de déconstruire) mais la plupart des récits nourrissent des illusions, font miroiter des bonheurs impossibles et des créatures fictives - "Chaque phrase est un fantasme" exagère un peu Julia Kristeva. Le monde des affaires a déjà compris lui l'importance du storytelling mais il faudrait mieux prendre conscience de ce que les récits impliquent de reconstruction et de refoulement, ne pas les prendre pour argent comptant, dissimulant autant qu'ils révèlent - et il n'y a pas de hors discours.
L'après-coup
Munis de cet indispensable langage narratif pour transmettre des recettes de fabrication et la mémoire de l'histoire collective, notre intelligence se trouve donc tout autant brouillée par des récits trompeurs et de fausses croyances. Il n'y a pas une transparence du réel comme l'avaient cru le rationalisme des Lumières mais une profusion de l'imaginaire des discours qui se cognent au réel - comme les hypothèses scientifiques se confrontent à l'expérience contredisant si souvent nos évidences premières. C'est pourquoi la question de la vérité des récits se pose, vérité qui ne triomphe qu'après-coup, au vu du résultat non des bonnes intentions de l'idéologie ou du volontarisme ni de notre génie.
C'est le principe de la cybernétique, ou science du gouvernement, qu'on ne peut pas tout programmer (il n'y a pas de savoir absolu), et qu'on n'atteint l'objectif que par la correction d'erreur et l'ajustement au résultat, principe du thermostat et de l'homéostasie. L'après-coup est d'autant plus décisif qu'il ne s'agit pas seulement d'approximation mais bien de dialectique où l'action entreprise se retourne en son contraire (comme pour la prohibition). Il n'y a pas d'harmonie préétablie qui nous guiderait directement vers nos fins et aucun autre moyen de rejoindre le réel que se régler sur le résultat. C'est d'ailleurs ainsi que, à la différence des pertes de qualité des copies d'enregistrements magnétiques analogiques, le numérique arrive à éliminer l'entropie des reproductions en ayant recours à la détection d'erreurs (vérification par checksum, parité, etc.) afin de les corriger. Cette capacité de surmonter l'entropie par la correction d'erreur est absolument essentielle puisqu'elle est à la base du vivant, de ses mécanismes de réparation, et de la sélection naturelle qui n'est qu'une sélection après-coup de la viabilité et de la reproductibilité des organismes.
Nous sommes nous-mêmes soumis personnellement à l'après-coup, au jugement dernier sur ce que nous aurons été, ce que nous aurons accompli, ce que nous aurons cru. L'apprentissage en général modifie notre regard sur notre ignorance précédente, aussi nous apprenons de l'avenir le sens de notre existence passée, lourde de remords et de regrets, loin de diriger souverainement notre vie, comme on le prétend, et du roman narcissique qu'on s'en fait.
L'extériorité
Toutes ces limites cognitives d'une information imparfaite, de récits fictifs et d'une sanction après-coup de nos jugements ne font qu'exprimer l'extériorité du monde, d'un réel qui nous échappe et d'une vérité qui ne se laisse pas absorber par les savoirs, réel sur lequel on se cogne et qui ramène nos délires romanesques à plus de modestie, liberté fictive soumise aux nécessités du moment. Ce réel se décline de multiples façons, dans la culture comme dans la biosphère, dans la jouissance comme dans la souffrance, dans les sciences comme dans les catastrophes naturelles, tout ce qui contrevient à l'histoire sainte d'une conscience de soi de l'Esprit et d'une réconciliation finale, belles histoires qu'on se raconte, véritables contes pour enfants au regard de la rugueuse réalité, réalité surtout changeante. Il n'y a pas en effet d'arrêt de l'évolution (ou co-évolution), de situation figée, de milieu immuable. Impossible de ramener le Ciel éternel sur la Terre mouvementée. On peut juste corriger nos erreurs et tenter d'améliorer les choses autant que faire se peut, c'est-à-dire de surmonter localement l'entropie à chaque fois en s'adaptant aux changements et en restant réactif envers nos égarements, des agressions extérieures et une nature étrangère, qui est si souvent cruelle et reste relativement imprévisible malgré tout notre attirail prévisionnel.
Renverser l'idéalisme en matérialisme de l'extériorité inverse le rapport de la subjectivité à l'objectivité où ce n'est plus le subjectif qui constitue l'objectif mais le subjectif qui est le produit de son milieu, comme le stipule la théorie de l'évolution. L'idéalisme vit dans une éternité immobile, celle de la géométrie ou de la justice, quand le monde extérieur est en transformation constante, fait irruption dans notre quotidien, dérange nos habitudes et nous précède de plusieurs coudées. Reconnaître la primauté de l'extériorité sur l'intériorité répétitive implique une philosophie écologique, où la cause vient de l'extérieur. Il ne s'agit pas seulement d'une extériorité matérielle ou biologique puisque l'évolution technique en fait tout autant partie où ce n'est pas l'humanité qui fait ses outils mais les outils qui font l'humanité, l'écologie étant indissolublement liée à l'évolution. Une philosophique écologique est tout autant une philosophie évolutionniste.
Une telle conception écologique, d'organismes sculptés par leur milieu et leur histoire, interdit de raisonner à partir d'une essence animale, une espèce de gros chien pouvant devenir baleine et ressembler à un poisson par convergence adaptative. De même on ne peut définir une essence humaine car si l'existence précède l'essence, ce n'est pas que nous sommes libres et que nous nous créons nous-mêmes, c'est que nous nous adaptons plus ou moins bien à de nouveaux milieux et notamment à leur artificialisation. Il n'y a ainsi pas trace d'une origine de l'homme mais plutôt de métissages et d'une convergence dictée par les techniques les plus évoluées et les capacités langagières. Ces adaptations ne sont pas spontanées ni faciles mais se font seulement sous la pression du milieu, de changements climatiques ou de guerres. Il est remarquable que même Sartre aura du mal à se passer d'une essence individuelle sous la forme d'un supposé "projet fondamental" qui nous prédestinerait en quelque sorte. Il y a certes pour chacun un code génétique spécifique, correspondant à une situation passée, mais qui n'empêchera pas de devoir s'adapter à de nouvelles situations que nous n'avons pas choisies et qui nous transforment. Exister n'est d'ailleurs rien d'autre que sortir de soi et de ses récits convenus pour rencontrer l'inconnu d'un réel extérieur que nous découvrons tant que nous vivons.
Ne plus supposer une essence intérieure se développant de manière autonome mais un cerveau qui se construit dans l'interaction et dans l'apprentissage d'une culture et d'une langue extérieure, rend caducs nombre de philosophies du développement personnel, de Spinoza à Nietzsche, et toute promesse de bonheur. Il n'y a pas de réalisation de l'individu pas plus qu'on ne peut "devenir ce qu'on est". L'individu lui-même se dissout dans son époque, sa génération dont les modes et les goûts sont datés. La sociologie qui l'étudie depuis plus d'un siècle paraît cependant toujours aussi inacceptable. Il est assez rare que des recherches scientifiques soient diabolisées à ce point par les politiques alors que la sociologie est constamment attaquée pour ce qu'elle dévoile de nos choix et de notre destin, pour sa culture de l'excuse et sa négation du libre-arbitre, pourtant appuyée sur des faits massifs.
Il n'y a pas que l'essence humaine qui est introuvable (pas de génome type mais des variations), il en est évidemment de même des abstractions comme une supposée essence des nations ou de la race, purs produits des récits mythiques qu'on s'en fait, de "notre histoire" dit-on, et qui mènent à des conflits identitaires aussi violents qu'absurdes. L'impossibilité de donner un contenu à ces abstractions trop vagues les réduit au narcissisme des petites différences, simples traits plus ou moins mineurs servant de marqueur à l'incompatibilité supposée des modes de vie ou de pensée. Il y a certes des différences nationales, liées aux différentes langues, religions, littératures, institutions et à leurs histoires particulières, sans pouvoir en constituer une essence génétique spécifique, encore moins immuable. Leur unité interne, recouvrant toutes leurs divisions effectives, n'est possible que par l'opposition à un ennemi commun et par le récit qu'on en fait avec l'hypothèse de sa continuité, récit auquel peuvent toujours être opposées de multiples autres récits. C'est bien l'intentionalité nationaliste qui crée entièrement cet objet vide, cherchant son unité dans un assemblage de bric et de broc, peinant à lui donner forme, oubliant que tous ces éléments résultent de causes extérieures...
L'évolution technique
Ces concepts fondamentaux permettent une compréhension plus juste de l'évolution technique et de la plus récente accélération technologique qui les illustrent parfaitement, étant emblématiques de ce paradoxe d'une production manifestement humaine qui pourtant ne dépend pas tellement d'une humanité qui s'y adapte plutôt (dès les premiers hommes dont la main s'adapte à la taille des pierres). Dès lors, même si elle a tendance à s'humaniser, s'adoucir avec le temps, comme le remarque Simondon, jusqu'à s'informatiser, la technique ne relève pas non plus d'une essence de l'homme qui ne fait que l'utiliser et s'y plier. Cette accélération technologique montre d'ailleurs très concrètement le poids de l'après-coup et qu'au lieu du développement d'une essence intérieure, nous subissons l'extériorité du monde contredisant nos fictions progressistes.
L'humanisation du monde est bien flagrante, son artificialisation de la planète avec ses ravages écologiques considérables allant jusqu'à menacer notre survie à mesure même de la surpopulation, mais c'est un processus largement autonome dont on ne peut dire qu'il soit voulu. Si le progrès technique se répand partout avec un capitalisme globalisé destructeur, ce dont on ne se prive pas d'accuser une humanité mauvaise (ou la génération précédente), cette mondialisation est au contraire le signe d'une évolution qui nous dépasse et ne tient pas à notre vouloir, sinon d'essayer d'en corriger les effets pervers après-coup.
Il y a certes de quoi heurter la conviction que les hommes seraient les acteurs de l'histoire - ce qu'on prétend depuis la Révolution française qui avait enthousiasmé l'Europe avant de tomber dans l'Empire. Il est incontestable, en effet, que les hommes agissent en fonction de leurs finalités et des histoires qu'ils se racontent, cela ne suffit pas pourtant à rendre compte d'un sens de l'histoire où Hegel voyait plutôt une ruse de la raison faisant servir des ambitions individuelles, y compris criminelles, à la rationalisation du monde et au progrès de la liberté. Ce sont rarement les meilleurs ou de grands esprits qui prennent le pouvoir même à se réclamer du peuple ou de la religion. Les récits qu'on fait de nos actions historiques ne triomphent pas plus qu'ailleurs de l'extériorité du réel. C'est l'après-coup positif ou négatif qui là encore reste déterminant bien plus que nos finalités. Ainsi, le progrès humain ne dépend pas tant des luttes syndicales, ayant pu réussir à donner une certaine sécurité sociale, que du fait qu'elle s'est révélée positive pour l'économie, tout comme la compassion et le soin des plus faibles ont été sélectionnés par l'évolution sur le long terme. L'Histoire n'échappe pas à l'évolution naturelle devenue évolution technique tout aussi aveugle.
La plupart des critiques de la technique font comme si on pouvait choisir ses techniques (douces) par décision démocratique, ramenant la technique à une idéologie, mais ni la science ni la technique ne sont démocratiques ni plus généralement politiques. La science et la technique ne dépendent pas d'un consensus, comme on voudrait nous le faire croire aujourd'hui, mais uniquement de ce qui marche. Ainsi, la relativité ou la physique quantique ont très longtemps été minoritaires contre le sens commun avant qu'elles ne prouvent abondamment leur efficacité. La part de l'homme n'est que la part de l'erreur disait à juste titre Poincaré. Le développement des mathématiques, des sciences et des techniques est à l'évidence un développement autonome, processus sans sujet de progrès cumulatif, de même que le capitalisme industriel découlait, comme système de production, du progrès scientifique, du machinisme et de l'investissement qui décuplent la productivité (le capitalisme numérique est très différent).
Certes, chacun peut choisir ses outils dans ses bricolages, jusqu'aux plus primitifs, mais au niveau mondial, les progrès techniques s'imposent tôt ou tard depuis la préhistoire sous l'autorité de l'après-coup non par l'idéologie (d'une prétendue science prolétarienne) ni les récits progressistes, mais par le réel de leur puissance effective (les guerres et les armées sont ainsi des accélérateurs de progrès encore plus que la concurrence). Réinscrire le progrès technique dans l'évolution naturelle, c'est revenir au matérialisme contre les idéologies idéalistes afin de mieux contrôler ces développements anarchiques, sans pouvoir les empêcher par de quelconques comités d'éthique. La question vitale reste celle de l'adaptation forcée aux évolutions extérieures comme aux coups du sort, embarqués dans une aventure planétaire dont on ne connaît pas la fin.
En tout cas, la technique en tant qu'elle incarne l'union de l'esprit et de la matière, ce qui relie "la théorie et la pratique, la pensée et l'action" (Kostas Axelos) marie bien l'activité subjective avec l'objectivité pratique où l'existence extérieure précède l'essence intérieure, où l'état des techniques précède leur application tout comme les récits idéologiques ou religieux précèdent nos croyances intimes, nos valeurs, nos finalités. L'évolution technique, qui finit en technologies de l'information, est la matérialisation de notre intériorisation de l'extériorité nous faisant le produit de l'adaptation au progrès cognitif sous la pression du milieu mais continuant à être ballottés d'une erreur à l'erreur contraire, dans une approche dialectique tâtonnante du réel extérieur, où le faux est sans doute un moment du vrai, jamais atteint tout-à-fait cependant, ni connu d'avance.
Assujettie à son milieu, aux contraintes matérielles comme aux croyances du moment, il reste une place vitale à notre subjectivité, qui ne peut rester passive devant les menaces et les injustices, en essayant de corriger nos erreurs et d'éviter le pire, mais notre subjectivité se trouve ainsi inscrite dans une histoire planétaire objective qui la contredit plus qu'on ne la détermine. Histoire qui n'est pas l'histoire sainte de la conscience de soi de l'Esprit où tout finit bien, ni de la production de l'homme par l'homme, mais un dur apprentissage de l'inhumanité du monde, de l'incertitude de l'avenir et de l'après-coup du jugement implacable de l'histoire, d'un futur qui déçoit toutes les attentes des récits fantastiques qu'on s'en faisait, nous laissant pourtant entièrement la responsabilité du monde en réponse à ces mauvaises nouvelles à mesure des informations que nous en recevons. Répétons-le (La répétition est la mère de l'apprentissage) : "L'ère de l'information, c'est aussi l'ère de l'Ecologie et du développement humain".
Le dernier texte de Julien Coupat faisant la promotion de prétendues "cosmotechniques" illustre parfaitement les illusions des critiques de la technique, étalant sa pauvre érudition par l'accumulation écrasante de noms d'auteurs (qu'il cite ou critique), ce rideau de fumée ne servant qu'à maintenir la foi dans l'impossible retour en arrière à l'union retrouvée avec le cosmos - promesse de salut où ce qu'il peut y avoir de vérité n'est là encore qu'un moment du faux.
Cet idéalisme quasi religieux, qui rêve d'une réconciliation finale (de "notre victoire") et pour qui la technique (son progrès) ne serait qu'idéologie, ignore les concepts d'après-coup et d'extériorité du monde, du vivant comme lutte contre l'entropie et donc de l'opposition, de la séparation, de la contradiction avec le cosmos (un se divise en deux). Où l'on voit que Lacan avait raison de dénoncer chez les gauchistes la nostalgie de l'ordre (cosmique).
L'urgence est ailleurs, de catastrophes annoncées, d'un monde fragile qu'il s'agit bien de réparer mais sans grandeur et avec tous les moyens (techniques) disponibles, juste pour limiter les dégâts loin de retrouver sa virginité première fantasmée. On a perdu la guerre depuis longtemps, il ne s'agit plus que de parer au plus pressé et limiter autant que possible les dévastations à venir, préserver le futur au lieu d'un retour chimérique au passé et aux contes de l'enfance.
https://communaux.cc/contributions/esquisse-dune-doctrine-de-politique-communiste/2/
Le développement humain est souvent perçu comme le développement individuel. Les rayons des librairies regorgent de titres sur le développement personnel. Sans négliger cet aspect, il me semble que ce qui pourrait vraiment être révolutionnant, ce serait le développement d'une culture à l'opposé de l'individualisme qui nous structure depuis la révolution, une culture coopérative, un savoir faire coopératif. Je ne vois aucune autre façon de rentrer dans une ère de l'information si nous ne sommes pas capables de métaboliser les apports informationnels de chacun d'entre nous, dans quelque collectif que ce soit.
Je crois que c'est tout l'enjeu et l'intérêt du développement du savoir faire pratique en intelligence collective qui demeure plutôt un sujet de discussion philosophique vain qu'une mise en pratique.
L'institut des territoires coopératifs fait partie de ceux qui essaient de connaître, comprendre et transmettre le savoir faire coopératif.
Le développement humain n'est pas le développement personnel, essentiellement "psychologique", c'est le développement des capacités individuelles nécessitées par les économies développés, notamment numériques, et donc par l'évolution technique. Il y a certes les capacités de collaboration qui sont importantes mais ce n'est pas un formatage, seulement des formations.
Je ne crois pas à la primauté de l'idéologie, ni à son potentiel révolutionnaire, mais à celle de l'infrastructure. Ce qui a favorisé l'individualisme, c'est l'économie de marché qui a détruit les anciennes communautés locales et généralisé l'individualisation des revenus (salaires). L'individualisme n'empêche pas les coopérations pour autant, on le voit bien aux USA à la fois les plus individualistes et connaissant une vie religieuse et locale très active avec une charité individuelle très valorisée. De même le numérique favorise la personnalisation et l'individualisation mais ce qui caractérise l'ère du numérique, ce sont les réseaux sociaux dont on constate qu'ils ne favorisent pas du tout une intelligence collective mais plutôt la propagation de rumeurs et d'effets de mode (la folie des foules) tout comme les bulles spéculatives.
Après y avoir cru au début, je désespère aujourd'hui d'une intelligence collective qui montre toutes ses limites et succombe systématiquement à la bêtise collective. La seule intelligence collective sur laquelle on peut compter, qui est construite pour cela, c'est celle de la science (le GIEC notamment) mais on constate tout autant qu'elle est minée aussi par l'idéologie et autres biais cognitifs, qu'il lui faut du temps pour arriver à dépasser, qu'elle ne détient jamais la "vérité" a priori, en dehors de l'expérience, mais seulement après-coup (trop tard?).
De toutes façons, ce sont les causes matérielles qui s'imposent et que la bêtise ne fait que retarder. Ce ne sera donc pas un changement dans l'idéologie qui pourra révolutionner la société mais la société devra s'adapter aux changements matériels. Notre actualité illustre l'étendue effarante de notre connerie et l'impuissance absolument désespérante à prendre des mesures pourtant vitales. On peut toujours espérer des progrès à l'avenir dans le traitement des fake news et plus généralement une progression du niveau d'éducation mais c'est loin d'être gagné (des guerres notamment ne sont pas à exclure, échec flagrant de la coopération exigée par la mondialisation). Le savoir-faire coopératif reste essentiel sans doute, et pas si mal mis en oeuvre dans les associations mais il ne faut pas trop en attendre.