L'entropie est l'un des concepts les plus fondamentaux de la physique. Il est cependant mal assuré. Qu'on songe que le minimum d'entropie peut être aussi bien attribué au zéro absolu qui fige tout mouvement dans une mort thermique qu'à la chaleur maximale du Big Bang avant son inflation la dispersant dans l'univers. Le problème vient du fait que, pas plus que la chaleur, l'entropie n'est une caractéristique individuelle mais qu'elle est toujours holiste, relative à un système et un point de vue sur celui-ci, exprimant le rapport entre deux états d'une évolution temporelle. On peut ainsi relier l'entropie à l'ordre, la différenciation, aux probabilités, donnant lieu, en dehors de la thermodynamique, à de multiples usages plus ou moins légitimes mais dont il faut être conscient des limites. De plus, il faut tenir compte de l'inversion locale de l'entropie qui est cette fois à la base de la biologie (et de l'information), exception qui confirme la règle. Ce n'est donc pas si simple. Si l'entropie est bien notre problème vital et qu'il nous faudrait passer de l'entropie à l'écologie dans de nombreux domaines (en corrigeant les déséquilibres que nous avons provoqués et en intégrant toutes sortes de régulations pour préserver nos conditions de vie), cela ne fait pas pour autant d'un tel concept quantitatif trop globalisant un concept politique opérant - pas plus que de tout ramener à l'énergie que beaucoup identifient un peu trop rapidement à l'entropie.
Il y a eu, en effet, tout un courant d'écologie énergétique, encore très influent chez ceux qui nous annoncent une apocalypse pétrole et un épuisement des énergies fossiles alors que notre problème est qu'il y en a bien trop et qu'il faudrait arrêter de les extraire sans attendre qu'ils s'épuisent pour limiter le réchauffement ! Le concept d'émergie a même été forgé, supposé exprimer la véritable valeur des marchandises par l'énergie qu'elles ont nécessitée pour être produites. On voit que cette tentative de tout réduire à une mesure quantitative était guidée par un souci économique qui est cependant assez paradoxal pour une écologie basée sur la diversité du vivant et le qualitatif. Ce qu'on appelle l'énergie ici ne renvoie pas au concept physique d'énergie, qui se conserve toujours (rien ne se perd, rien ne se crée), c'est même sa définition équilibrant les équations. L'énergie thermodynamique du second principe contredit le premier en parlant d'une forme d'énergie utilisable qui se perd dans sa consommation (l'énergie transformée étant bien conservée mais devenue inutilisable). C'est ce qui a mené au concept d'entropie signifiant que tout est périssable et que ce qui est perdu est perdu, qu'on ne peut revenir en arrière (c'est le sens du mot entropie). On ne saurait en dénier l'importance puisque l'entropie ne pouvant qu'augmenter suffit à orienter la flèche du temps qui était pourtant supposée réversible en mécanique. Si on le pouvait, inverser le temps, c'est-à-dire les trajectoires, n'inverserait pas l'entropie qui ne ferait toujours qu'augmenter, le dentifrice ne pouvant rentrer dans le tube, ni le verre cassé se reconstituer, ni les morts revivre, ni l'improbable devenir le plus probable. L'inversion n'est pas si facile que le feraient croire les chiffres d'une approche "mécanique" purement quantitative.
On ne s'étonnera donc pas que ce soit un économiste et mathématicien, Nicholas Georgescu-Roegen, qui tentera d'appliquer à l'écologie "les lois de l'entropie" au-delà de la question purement énergétique, introduisant notamment une entropie matérielle devant nous conduire à un épuisement de toutes les ressources, pas seulement énergétiques. Comme tous les concepts simples, ils se présentent sous la forme d'une évidence incontournable. Le seul problème, c'est que ce physicalisme qui nous promet une mort certaine, ne rend pas compte du vivant qui se caractérise cette fois réellement par son inversion de l'entropie contredisant le deuxième principe grâce à l'homéostasie et la reproduction (donc l'information) ! Si tout se réduisait à l'entropie rien ne pourrait exister. Certes, on peut dire que toute inversion ou réduction de l'entropie (forces qui s'opposent à la mort) est toujours locale et se paie la plupart du temps d'une augmentation globale de l'entropie, comme l'utilisation d'un moteur à combustion augmente la température extérieure. Apparemment, les gaz à effet de serre illustrent parfaitement cette conséquence délétère de notre industrie. C'est malgré tout aller un peu vite en besogne à vouloir tout réduire à un concept totalisant alors qu'il y a bien des exceptions à cette loi, que la biosphère n'épuise pas la planète qu'elle exploite et que le désordre mesuré par l'entropie peut être lui-même créateur d'ordre localement.
D'abord, il faut relativiser l'entropie elle-même, dont Maxwell remarquait déjà qu'elle dépendait de l'échelle envisagée et de notre connaissance. De plus il faut tenir compte du fait que plusieurs phénomènes de renforcement comme la gravitation amplifient les différences de concentration, au lieu de les diluer entropiquement. C'est ce qui permet à la matière de se complexifier dans les étoiles avant de diffuser par leur explosion les éléments différenciés indispensables à la vie. Tout réduire à l'entropie est donc absurde et la mort thermique de l’univers n'est pas du tout assurée, l'hypothèse d'un rebond étant envisagée désormais, nouveau Big Bang à partir de la concentration finale de l'univers en trou noir colossal. Ce n'est certes pas une raison pour nier l'importance de l'entropie et sa quasi universalité mais devrait inciter à moins de simplisme. Ainsi, on sait bien comme l'énergie solaire est nécessaire à la vie mais prétendre que son utilisation augmenterait l'entropie ne va pas de soi. L'utilisation d'énergie qui est perdue sinon dans l'espace permet au contraire de réduire réellement l'entropie de systèmes ouverts. C'est le cas aussi de la plupart des optimisations, comme de boucher une fuite - même si des améliorations techniques peuvent aboutir à un "effet rebond" qui en annule les gains au niveau global. Le moins qu'on puisse faire est d'en relever les contradictions car vouloir réduire la vie à une accélération de l'entropie et de la consommation d'énergie est absurde, prenant le problème à l'envers, de même qu'assimiler l'Anthropocène à un Entropocène (comme Bernard Stiegler entre autres), ce qu'on pourrait déduire de mon article cité plus haut, est beaucoup trop unilatéral, négligeant toute la production organisationnelle de la civilisation humaine et sa reproduction galopante même s'il faut effectivement réduire notre accélération de l'entropie des milieux notamment grâce à l'information et la correction de nos erreurs (ce que faisait déjà l'agriculture refertilisant les sols par des jachères comme par l'apport d'engrais animaux).
Contrairement à l'énergie, il n'est pas évident non plus qu'on puisse dresser un bilan entropique discriminant activités destructrices et constructives. Cela n'a aucun sens, sauf exceptions, de vouloir soustraire d'une entropie énergétique une inversion de l'entropie organisationnelle. L'entropie n'est tout simplement pas le bon concept pour juger de ce qui est bon ou mauvais pour nous, toute action ou réaction d'un vivant étant anti-entropique par nature, peut-on dire, y compris la destruction d'une construction menaçante. La véritable entropie, c'est le laisser-faire, dès qu'on intervient, on oriente les processus vers nos finalités et notre perpétuation. Encore faut-il que ce soit possible et dans notre rayon d'action, mais c'est ce qui nous permet d'être vivants et d'avoir colonisé la planète entière. Cette capacité de réaction absolument vitale est requise désormais au niveau planétaire, une inversion de l'entropie et du réchauffement qui n'est pas gagnée et justifie qu'on parle d'entropie et de politique, pas de les confondre en voulant tout interpréter en terme d'entropie quand on a besoin de mesures très concrètes à prendre, pas de rêves théoriques inaccessibles.
S'en prendre de façon trop globale à l'entropie elle-même (comme au capitalisme, au libéralisme, au marché, à l'égoïsme, l'individualisme, etc.) est de l'ordre de l'incantation magique alors qu'une réaction informée est toujours spécifique et locale. Bien sûr, répétons-le, comprendre l'entropie et en tenir compte (probabilité de retour à l'état le plus probable) est absolument incontournable, mais trop d'intellectuels ou physiciens ont déjà prétendu au nom de la science tout ramener à l'entropie, nuit où toutes les vaches sont noires. C'est sans doute reposant de pouvoir s'appuyer sur un concept à tout faire en s'épargnant la complexité du réel avec ses différents niveaux et ses contradictions mais cet aveuglement ne peut mener qu'à leur négation plus ou moins brutale dans la bonne conscience inébranlable des croyants ayant eu la révélation suprême du principe unificateur. L'introduction d'un concept unifiant de l'entropie en politique paraît donc non seulement absurde mais dangereux, occultant justement les enjeux politiques, et croire que l'emploi d'un signifiant maître nous donnerait un pouvoir sur les choses relève bien de la pensée magique, vieille illusion que tout se jouerait dans notre pensée et que cela nous donnerait prise sur l'économie et son évolution alors que nous en sommes plutôt les sujets comme nous le sommes de l'évolution biologique et technique. C'est une illusion tenace en effet, bien que tout le démente depuis toujours, qu'il nous incomberait de "créer une activité économique nouvelle", comme si nous étions les premiers à y penser et que nous en avions le pouvoir sous prétexte de s'imaginer la fonder sur la lutte contre l’entropie. La leçon de l'écologie est tout au contraire d'une détermination par l'extériorité à laquelle on est forcé de répondre, de s'y adapter, mais dont nous ne sommes pas du tout les auteurs.
Enfin, les dangers d'une approche confusionnelle trop globale et quantitative de l'entropie s'aperçoivent mieux quand on l'applique à l'entropie humaine. L'entropie s'applique effectivement tout autant aux civilisations humaines et leur globalisation marchande comme aux populations ou classes qui se mélangent, aboutissant inéluctablement à l'Etat universel et homogène de Kojève, en train de se constituer. Or vouloir s'opposer à cette évolution naturelle (mondialiste) comme à l'immigration est plus que problématique. L'idéologie entropiste pourrait mener assez légitimement à l'opposition aux réductions des inégalités au nom du prétendu nivellement dénoncé par les snobs. On peut tout aussi bien, au nom de l'entropie et de la diversité, tomber dans le racisme, le nationalisme, le culturalisme, attisant les conflits. Cela n'empêche pas de pouvoir regretter une certaine uniformisation ou la perte de langues et la disparition de populations (qu'il faudrait mieux protéger) mais l'entropie n'est tout simplement pas le concept pertinent pour nous guider sur ces questions exigeant une approche différenciée.
Dans notre situation, on a tout à gagner à se débarrasser de cet inutile baratin, qui n'a que l'apparence scientifique, pour se concentrer sur les véritables problèmes dégagés par la recherche et leurs solutions disponibles, qui sont celles d'un Green New Deal et d'une relocalisation de nos économies, loin de grandes déclarations théoriques. Au lieu de se monter la tête à se prendre pour les maîtres du monde et s'imaginer pouvoir le reconfigurer à notre guise, inventer ses propres solutions ou attendre une idée miraculeuse qui nous sauve, ce qu'il nous faut, c'est juste, comme à chaque fois, faire le nécessaire dans l'urgence, face aux menaces vitales, et ce que les événements extérieurs nous dictent sans nous demander notre avis.
Voir mes autres écrits sur l'entropie.
Les commentaires sont fermés.