Il y a deux mystères, celui de l'effet extraordinaire des couleurs d'automne, laissant bouche bée, et qu'il n'en reste pratiquement rien dans les photos comme celle-là.
Il est assez clair que nous devenons de plus en plus dépendants de nos outils à mesure qu'ils se perfectionnent. Plus une voiture nous emmène loin, ce qui étend notre autonomie, et plus nous en avons besoin pour revenir, ce qui nous en rend dépendants. C'était déjà le cas de nos premiers abris, du feu, de l'agriculture et de tout progrès devenu irréversible dont il ne sert à rien de dénoncer le revers de la médaille comme on l'a toujours fait. C'est notre destin d'Homo faber, d'espèce technicienne, qui a beau tisser sa toile et construire ses villes, n'affirme pas ainsi sa liberté, ne faisant que suivre l'évolution des techniques, processus cumulatif dont personne ne décide mais l'état des connaissances, et qui modifie les modes de vie selon les époques - pas toujours pour le mieux, c'est le moins qu'on puisse dire, mais pas sans avantages non plus, dont on ne peut plus se passer.
De nos jours, c'est le numérique qui bouleverse toutes nos pratiques, ce dont les beaux esprits s'alarment dans la nostalgie des temps anciens qui n'étaient pourtant pas si brillants, et prônent pompeusement les vertus de la déconnexion comme d'une révélation de la vraie vie perdue (comédie humaine chaque fois recommencée). La déconnexion, la vraie, a bien cependant la vertu de faire sentir concrètement à quel point nous sommes devenus dépendants des réseaux numériques (y compris pour les démarches administratives, factures, compte bancaire, train, etc.), à quel point nos vies ont changé en une dizaine d'année seulement, nous faisant déjà une autre humanité dont une bonne partie de la mémoire a été externalisée et qui est habituée à trouver rapidement les réponses à toutes ses questions comme à rester proches de la famille ou des amis malgré les distances. Il s'agit bien de l'humanité toute entière, équipée si vite partout de smartphones (qui datent de 2007 seulement), jusque dans les pays les plus pauvres, jusque parfois dans la jungle la plus reculée !
Ces réseaux qui nous relient et sont devenus vitaux constituent du coup une nouvelle vulnérabilité face aux tempêtes terrestres comme aux éruptions solaires pouvant nous priver soudain de toute connexion avec l'extérieur ou d'électricité. Ainsi, après un orage assez violent, résidu d'un lointain cyclone (et subissant le peu d'empressement de Free, qui ne semble pas en mesurer l'importance, pour remplacer ma box hors d'usage), j'ai été coupé du monde une dizaine de jours. Occasion rêvée, n'est-il pas, de retrouver l'ancien temps qui n'était pas virtuel, et par dessus le marché, au moment le plus beau de l'automne avec des érables éclatants...
C'était si beau en effet pendant quelques jours qu'on aurait voulu en rendre grâce aux dieux, d'autant plus avec ces températures anormalement agréables et sans tous ces insectes qui gâchaient le plaisir... Mais au lieu de goûter ces délices divins, c'est l'inquiétude qui gagne plutôt, et en guise de plaisirs ce sont plutôt des menaces dont tout cela présage. Ah ! si les beautés de la nature suffisaient à notre bonheur, je devrais être vraiment l'homme le plus heureux de la terre. Mais ce sont des bonheurs fugaces, faits de surprises à chaque pas et qui ont la fragilité de ce qui est précaire et périssable, d'une nature brûlant ses derniers feux et annonçant déjà l'hiver plus gris que blanc, où la nature n'est plus si douce à l'homme mais nous glace les os et nous retient dans nos foyers (ce qui m'a le plus manqué était d'ailleurs la météo pour organiser mes journées en fonction de la pluie - en dehors bien sûr du retard pris sur mon travail de veille).
Malgré l'émerveillement renouvelé, on ne peut passer son temps à contempler le spectacle - préférant le raconter, poétiser, en faire un jeu d'écriture, préférant déjà le virtuel, l'irréel, le fictif, le roman à la chose même - tout comme aux longues soirées au coin du feu. Il est certain que le contact avec la nature nous fait du bien, souvenir enfoui de nos origines sauvages, mais cela ne saurait suffire à une vie d'aujourd'hui et la vie citadine, devenue majoritaire, prouve qu'on peut s'en passer. Ni suffisant, ni nécessaire, même s'il n'y a pas de raison de s'en priver quand on a l'occasion de s'y "ressourcer", comme on dit, mais s'il faut réaliser ses rêves, ne pas céder sur son désir (et si on veut vivre dans la nature, il faut y aller) c'est comme toujours pour se rendre compte que ce n'est pas ça. Après le premier moment de dépaysement, de respiration et de relâchement, ce n'est plus un gain qui est ressenti mais vite un manque dans nos activités du jour, et toutes sortes de complications. La vraie vie est ailleurs, non dans une nature fantasmée, ni la jouissance des corps ou des yeux, mais qui pour l'heure accumule les nuages sombres sur nos têtes et nous rend plus soucieux de l'avenir commun, de ce monde auquel nous relient les réseaux, plutôt qu'inciter à s'enfermer dans un repli sur soi et une fuite dans le passé, hors de son temps et de la société humaine.
Ce n'est pas le retour des saisons qui nous attend, en effet, mais, qu'on le veuille ou non, la course en avant encore des sciences et techniques, de l'intelligence artificielle et des robots, de la biologie synthétique, du bioterrorisme et de l'homme préfabriqué, du virtuel voire du quantique, en même temps que du changement climatique, de l'écologie et du féminisme. Nous découvrons les yeux écarquillés un monde qui va plus vite que nous et ne nous demande pas notre avis mais qui, livré à lui-même, fonce sur l'obstacle. Il est vital de trouver la parade mais ce ne sera pas facile et demandera d'utiliser toute cette puissance technique, de la canaliser au lieu de l'ignorer ou croire pouvoir s'en passer et s'en trouver rapidement submergé. Il ne suffit pas de le vouloir, en effet, ni de sauter comme des cabris, pour rendre l'évolution technique et le développement économique soutenables, il n'est même pas certain qu'on puisse y arriver. Croire à une révolution réglant magiquement tous les problèmes, c'est prendre ses désirs pour la réalité, vivre dans un autre monde purement imaginaire et ne servir à rien qu'à retarder l'action possible. Il faut bien se rendre compte, hélas, que le nécessaire (à long terme) n'est pas toujours possible (à court terme), du moins avant la catastrophe qui met tout le monde d'accord - mais il n'y a pas de salut personnel ni de forêt où se cacher de l'incendie.
Plutôt que le romantisme brumeux d'un retour à la nature, d'une conversion des esprits ou réforme de l'entendement, d'imaginaire social ou que sais-je, nous avons besoin de comprendre ce qui résiste matériellement (qu'il ne suffit pas d'appeler rituellement capitalisme, chargé de tous nos maux), et d'adopter toutes les mesures positives pour réduire les risques, hors de toute idéologie ou vaine utopie, mettre en place des pratiques concrètes, notamment au niveau local, au lieu de grands discours ou des rêves d'un retour à la terre général (impossible matériellement). On pourrait en désespérer face au radotage d'écologistes qui sous prétexte de se vouloir radicaux passent leur temps à taper sur les autres écologistes !
Je constate malgré tout que les idées justes progressent avec le temps et s'imposent à ceux qui prennent le problème au sérieux. Sans y avoir été pour rien, je vois plusieurs thèmes que je défendais gagner en audience mais pas encore celui d'une nécessaire société duale assumée qui est la seule façon de sortir progressivement du capitalisme au profit d'une économie locale moins productiviste, construire un autre monde, une autre organisation de la production et consommation, sans se couper du monde actuel ou de l'évolution technique, ni se contenter de prétendre détruire l'organisation marchande et pouvoir en imposer une autre à tous par simple décret. Mais pour cela, pour construire le monde de demain, il faut se connecter entre nous, entre alternatives et productions locales. Non pas s'isoler en se déconnectant de l'extérieur mais construire notre propre toile.