La situation n'est pas seulement catastrophique sur le plan écologique mais aussi sur les plans politiques et géopolitiques avec une irrésistible montée des régimes autoritaires. Il semble difficile qu'on échappe à l'éclatement des nationalismes et au retour d'une forme de fascisme, sinon à la guerre. La comparaison avec les années trente depuis la dernière crise se confirme hélas, bien que dans un tout autre contexte, ce pourquoi on peut trouver assez contestable d'appeler fascisme les tendances autoritaires actuelles qui n'ont rien à voir avec les prolongements de la guerre de 14-18 et l'époque des grandes industries de masse. Parler du retour des fachos se justifie tout de même par de nombreux thèmes similaires et la recherche de boucs émissaires mais aussi par le fait que l'existence historique du fascisme, et surtout du nazisme, avait jusqu'ici refoulé ces tendances, devenues indéfendables d'avoir mené notamment au génocide des Juifs d'Europe.
S'il y a des cycles historiques et idéologiques, c'est effectivement à cause de l'épuisement de la mémoire qui permet le retour d'un passé, qu'on pensait révolu, et des mêmes errements - ceci malgré la présence quotidienne de films sur le nazisme à la télé mais qui, justement, en se focalisant sur ses côtés les plus sombres rendent moins identifiable et plus acceptable sa version actuelle, très éloignée de ces extrémités jusqu'ici.
On peut sans doute dater de 1990 le début de la levée du refoulement avec l'apparition du Point Godwin dans l'internet naissant, disqualifiant la référence au nazisme sous prétexte qu'elle finissait immanquablement par être brandie à la fin de longues controverses - témoignant simplement par là que nos sociétés occidentales avaient depuis 1945 leur fondement dans ce rejet du nazisme (bien plus que sur les droits de l'homme). Tout comme la critique du politiquement correct, ce poing Godwin dans la gueule de celui qui osait invoquer le nazisme ouvrait petit à petit la porte à la "libération de la parole" la plus abjecte. Bien sûr, il ne s'agit pas de prétendre pour autant qu'il y aurait un retour du nazisme, on en est loin, ce pourquoi il vaut mieux parler d'un retour des fachos, plus proches de Mussolini que d'Hitler.
La haine justifiée des vainqueurs envers la barbarie nazi avait sans doute trop noirci le tableau du fascisme, jusqu'à rendre incompréhensible son succès intellectuel et populaire, assimilé à une simple brutalité. Impossible de reconnaître dans cette caricature le retour du refoulé actuel. Non seulement il faut rappeler l'adhésion enthousiaste d'une large part de la population à ces régimes totalitaires mais aussi le fait qu'ils se réclamaient d'une sorte de socialisme et du parti des travailleurs, de nombreux militants et dirigeants venant de l'extrême-gauche. Partie intégrante du fascisme, il y avait effectivement un antilibéralisme protectionniste et anticapitaliste affiché, faux nez souvent d'un antisémitisme accusant les banquiers juifs de tous les maux du capitalisme, comme on le voit avec l'opposition par le maître d'Hitler, Gottfried Feder, du capital "productif" au capital "rapace" des financiers juifs. Aujourd'hui ce genre de théories peut séduire encore nos nouveaux rouges-bruns. Il faut dire que le marxisme et les partis communistes ont servi de modèle autant que de repoussoir aux fascismes qui en sont le négatif, l'image inversée en quelque sorte, remplaçant simplement le matérialisme universaliste du marxisme par la prétendue volonté du peuple, l'idéalisme des valeurs et l'appartenance identitaire (nationaliste ou raciste).
Le marxisme étant révolu, on assiste à un effondrement de la pensée de gauche, social-démocrate ou révolutionnaire, il ne faut donc pas s'étonner que de sincères révoltés d'extrême-gauche adoptent des positions fascisantes, souverainistes, anti-immigration, voire antisémites ou complotistes, réduisant l'analyse à la critique de la démocratie, des élites corrompues, des lobbies et des Rothschild. Le matérialisme n'est plus à la mode, le réel n'existe plus, il n'y aurait plus qu'une politique souveraine, une volonté populaire toute-puissante alors même que l'économie est en complète réorganisation numérique et que nous sommes confrontés, avec le développement des pays les plus peuplés, à l'émergence de nouvelles puissances comme à leur pression démographique. Impossible de se mettre hors du monde mais la conception officielle de la démocratie comme celle d'extrême-gauche d'une souveraineté du peuple ou de son autonomie (défendue notamment par Castoriadis) ne font que nourrir ces illusions populistes et démagogues. Quoique fasse le populisme de gauche, il ne fait que renforcer son ennemi d'adopter sa rhétorique. L'impasse est totale au point qu'il devient très improbable qu'on puisse avoir un réveil de la gauche sans passer par l'expérience désastreuse de l'extrême-droite ou de pouvoirs autoritaires. On peut se rassurer par la dialectique historique que les beaux jours reviendront d'un progressisme de gauche après ces années d'hiver, mais le temps risque de nous paraître bien long.
A moins que l'Europe ne se trouve un ennemi qui l'unisse, sa fragmentation n'a rien d'impossible avec le regain du nationalisme auquel nous assistons, cette fragmentation ne pouvant que renforcer à son tour ces tendances fascisantes. Ce n'est pas drôle mais on ne voit pas ce qu'on pourrait y opposer. L'égoïsme national (pas seulement allemand) empêche tout progrès et surtout se situe dans un mouvement mondial de destruction de l'ordre d'après-guerre où l'on peut voir un dernier éclatement des institutions internationales avant la construction d'un Etat universel soudé par les enjeux écologiques, l'accélération technologique et les réseaux planétaires.
Pour l'instant, le risque de conflits mondiaux est au plus haut. On peut espérer que leur coût exorbitant finisse par l'empêcher mais il semble qu'il suffirait d'une étincelle, d'un tweet... Si le réchauffement climatique et la perte de biodiversité sont les plus grands défis de l'humanité sur le long terme, à court terme c'est donc plutôt la politique qui pourrait bien constituer notre principal problème, loin d'être la solution. L'intelligence collective n'est pas de ce monde, c'est la connerie humaine qui s'illustre à nouveau et le règne de la force, mais le plus désespérant, c'est de ne pouvoir arrêter cette course vers l'abîme et d'assister impuissant à la fascisation générale. Il n'y a personne en face en dehors de quelques illuminés. Rien ne sert de faire appel à l'amour ou à la raison. Au lieu de la réduction à l'affrontement "d'eux et nous", les populistes de gauche ne font que légitimer malgré eux l'extrême-droite, alors que les autres gauches en déroute se divisent en chapelles groupusculaires se précipitant vers leur perte. Ceci n'est certes que l'impression du moment, telle que la situation se découvre. L'histoire n'étant pas écrite d'avance, tout peut changer soudain. Il serait quand même miraculeux d'arriver à se soustraire tout-à-fait à ces développements logiques assez effrayants. L'optimisme n'est vraiment pas de mise, et pour le destin de la planète, faudra-t-il donc attendre l'après-guerre ou saurons-nous l'éviter ?
Dès la défaite de l’un des camps, les coalitions se relâchent ; dès qu’un ensemble assez grand a pu s’unir par relative identification et n’a plus à subir de pressions externes importantes, des divisions intestines apparaissent et tendent à reconstituer de l’intérieur de nouveaux pôles de décision ou de suscitation qui détermineront de nouvelles luttes.
La coexistence est troublée ainsi plus ou moins fortement par la prise de conscience des différenciations entre régimes politiques et socio-économiques ou des disparités entre classes sociales.
Jean-Paul Charnay, Essai général de stratégie
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