Du référendum et des conceptions naïves de la démocratie

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La révolte contre l'injustice et le mensonge des écotaxes, imposées de plus par celui qui apparaissait comme le président des riches, a manifesté un déficit de démocratie accaparée par les élites parisiennes. La revendication de justice fiscale s'est muée ainsi en revendication démocratique qui s'est fixée sur le référendum d'initiative citoyenne (RIC), vieille revendication qu'on retrouve de l'extrême-droite à la gauche populiste et qui semble évidente (qui pourrait être contre?) mais qui existe déjà et dépend largement de son cadre, n'étant pas l'instrument rêvé d'une démocratie directe qui serait l'expression du peuple (parmi les thèmes qu'on voudrait soumettre à référendum, on entend souvent le rétablissement de la peine de mort et la suppression du RSA, il n'est pas dit qu'ils obtiendraient la majorité mais il y a beaucoup de haine pour les plus pauvres aussi, plus que pour les riches parfois).

Comme c'est une revendication qui ne coûte rien au pouvoir, elle sera sans doute octroyée, occupant les esprits plus que les rond-points dans les mois qui viennent. On peut soutenir une forme de RIC mais il n'a pas l'importance qu'on lui donne. C'est une mauvaise réponse à l'aspiration légitime à plus de démocratie mais qui témoigne surtout de conceptions très naïves de la démocratie, s'appuyant d'ailleurs en grande partie sur l'idéologie officielle de notre république avec sa si belle proclamation des droits de l'homme et du citoyen.

Ainsi, les insurgés peuvent invoquer le récit national pour réclamer ce pouvoir du peuple promis et toujours confisqué par le parlementarisme, ce qui est en fait l'appel à un pouvoir fort et une dictature de la majorité, dont le référendum est l'instrument privilégié, alors qu'il faudrait défendre des politiques de dialogue, une démocratie des minorités et des municipalités, à l'opposé du mythe d'un peuple uniforme (qui se tourne contre les étrangers avant de se retourner contre l'ennemi intérieur). Le piège, c'est que chacun se croit majoritaire (être le peuple) mais finit par se découvrir minoritaire, la majorité ne pensant décidément pas comme nous ! Ce qui est étonnant, c'est que les intellectuels eux-même donnent foi à ces vieilles illusions unanimistes de la démocratie, toujours divisée pourtant (au moins entre droite et gauche), comme s'ils ne retenaient pas les leçons de l'histoire - la vraie, pas la reconstruite. Le démocratisme ne sort pas de la tête de quelques idéologues plus ou moins illuminés mais se nourrit de toute une littérature donnant l'impression d'une régression de la sociologie, de l'histoire et de la philosophie politique.

Reste que des référendums sont utiles parfois, comme celui de 2005 sur la constitution européenne, par contre vouloir faire croire qu'une constitution pourrait être écrite par tous au niveau national est un summum de démagogie, même si l'exercice n'est pas sans intérêt personnel. Que chacun pourrait décider du monde est une grande illusion que beaucoup se font un devoir de répandre. D'une part, c'est prétendre qu'on peut se passer de toute connaissance juridique et historique (pour se protéger des dérives, notamment du référendum), d'autre part c'est s'imaginer qu'une constitution serait arbitraire et ne serait pas le produit d'un rapport de force comme des exigences du temps, mais c'est surtout évidemment impraticable, porte ouverte à l'usurpation d'un petit groupe s'instituant les porte-paroles du peuple. Il y a incontestablement des améliorations qui peuvent être apportées à notre constitution, il ne faut pas en attendre beaucoup plus que du modèle Suisse.

De toutes façons, c'est une bêtise de croire qu'il pourrait y avoir une véritable démocratie au-delà de la démocratie locale, et qu'une prétendue volonté du peuple pourrait décider d'une organisation sociale qui est imposée par des facteurs économiques et matériels. La réalité de la politique, c'est son impuissance (le seul véritable pouvoir est de nomination, créant des réseaux d'obligés), changer la forme de la démocratie ne change pas cela et ne détermine pas son contenu. La prétendue souveraineté de la démocratie est une négation du réel et des contraintes extérieures qui ne peut mener qu'à des dictatures (comme l'étaient les prétendues "démocraties populaires"). Ce démocratisme fascisant se fonde apparemment toujours sur le même récit simpliste où tous nos malheurs viendraient des élites corrompues (comme des juifs) qui s'enrichissent sur notre dos. Dès lors, il suffirait de se débarrasser de ces parasites pour que se reconstitue l'unité supposée du peuple et l'harmonie sociale. La dénonciation des politiques et de leur corruption est aussi vieille que la démocratie. Certes, ceux qui sont élus sont rarement les meilleurs car les meilleurs n'aspirent pas au pouvoir ni surtout à tous les coups bas qu'il faut faire pour réussir. Pouvoir les révoquer est souhaitable mais ne changera rien ou presque, changement de personnel sans conséquences notables.

Le problème, c'est que la nature de nos démocraties semble ignorée de tous et bien trop idéalisée. Il est trompeur d'en faire l'héritage de la Révolution alors que la démocratie américaine l'avait précédée et que notre révolution a vite sombré dans l'Empire. Nos institutions sont plutôt héritées de la monarchie constitutionnelle (avec un président, un sénat et la séparation des pouvoirs). Cela n'a plus rien à voir avec les démocraties primitives ni avec Rousseau, ni avec presque tous les théoriciens de la démocratie, comme Aristote, qui la restreignaient à un nombre réduit de citoyens, une population limitée pouvant s'assembler sur une place. On a donc bien raison de dire que "nous ne sommes pas en démocratie" mais c'est qu'il n'y a de véritable démocratie, comportant une part de démocratie directe, qu'au niveau local, ce que Bookchin appelle une démocratie de face à face. C'est cette démocratie locale qu'il faudrait revivifier.

Notre démocratie représentative est tout autre chose et ne saurait se transformer en démocratie directe. Le prétendre est mensonger. Plus on a affaire à de grandes masses et plus s'imposent des réalités extérieures, des puissance matérielles, des contraintes économiques ou écologiques sur lesquelles la politique a peu de prise, impuissance politique qui est mise sur le dos de la trahison des élus n'arrivant pas à exécuter leur programme. La nation n'est plus de toute façon l'échelon pertinent, et c'est le monde qui va changer plus vite que nous dans les années qui viennent. On ne peut plus se distinguer tellement des autres pays, en particulier fiscalement, non seulement à cause de l'Europe mais de la mondialisation et de l'accélération technologique.

La démocratie se réduit finalement à des équilibres plus ou moins favorables à certaines catégories de la population, en fonction des élections. En tout cas, un référendum ne peut décider de ne pas payer ses dettes (comme en Grèce). Il n'y a plus de peuple ni de nation indépendante, nous sommes pris dans l'empire du Droit et un ordre mondial fait de traités et d'interdépendances. Plutôt que d'appeler démocratie notre type de régime, on devrait l'appeler une république tempérée combinant, comme Aristote le préconisait, démocratie (égalité juridique), oligarchie (prospérité publique) et aristocratie (mérite républicain ou élection). S'il faut encourager la passion de l'égalité, caractéristique des groupes en fusion, l'obstination à refuser toute hiérarchie fonctionnelle (et ses contre-pouvoirs) dérive forcément en dénégation des pouvoirs effectifs, tombant dans la manipulation, ce qui n'empêche pas que la hiérarchie produit ses propres pathologies avec ses présomptions de supériorité. L'égalité des citoyens est fondamentale, tout comme la lutte contre les inégalités sociales, mais on a toujours besoin des meilleurs dans leur domaine. On a besoin aussi de moyens financiers, toutes les sociétés développées protégeant la richesse (dans des proportions très changeantes). C'est difficile à admettre mais ce n'est pas une question morale car feindre de l'ignorer ne fait que couvrir une corruption souterraine au lieu de contrôler ou réguler au moins les puissances de l'argent dont on ne se débarrasse pas si facilement.

C'est donc un peu plus compliqué que le simplisme du complot des riches contre la démocratie intégrale et l'égalité réelle. Si la démocratie nationale ne peut pas incarner un véritable pouvoir du peuple, ni même une prétendue volonté générale, elle n'est véritablement qu'une procédure formelle de résolution des conflits par un vote majoritaire dans un Etat de Droit, non pas le régime idéal mais "le pire des régimes à l'exclusion de tous les autres". Du coup, il faut voir dans le vote, non pas tant l'expression de notre volonté qu'un outil de pacification sociale et de consentement (au résultat), ce qu'il était explicitement sous la royauté exigeant l'approbation de ses parlements par leur vote. Par contre, vouloir que tout le monde s'exprime, comme c'est la mode de l'affirmer actuellement, et depuis les "nuits debout", relève de l'absurdité au niveau national, ne pouvant déboucher sur rien sinon la frustration de ceux qui y auront cru. C'est simplement réduire la démocratie au "cause toujours" sans conséquences. Il faut le redire, on n'a guère le choix de l'organisation sociale, la longue litanie des doléances ne fait pas une politique. Il y a simplement des politiques plus ou moins justes ou efficaces (ce ne sont pas les bonnes intentions qui comptent mais le résultat). Ce dont on a besoin plus que de l'avis subjectif des citoyens, c'est d'une bonne connaissance de la situation objective, en particulier quand de tels bouleversements sont en cours. Hélas, il y a encore un manque de clairvoyance général sur le changement climatique comme sur le numérique qui rend pourtant impossible tout retour en arrière. Un grand débat national peut être malgré tout utile à condition de ne pas en attendre des miracles car il ne réduira pas la diversité des opinions, s'il peut en faire ressortir certaines ?

C'est en effet, avec la transition écologique, l'accélération technologique, le numérique et la robotisation qui vont changer le monde bien plus que la politique. Marx avait fondamentalement raison dans son matérialisme historique où c'est l'évolution technique qui détermine le système de production plus que les idéologies. Les hommes ne font l'histoire que très rarement, de même que nous ne décidons pas des guerres que nous subissons. Il ne reste qu'à s'y adapter mais cela peut être de façon plus ou moins injuste et les mouvements citoyens comme les grèves salariales restent bien indispensables pour rétablir un peu plus d'équité. Le message des gilets jaunes de l'exigence d'une justice fiscale vient donc à point nommé pour mieux orienter ces inévitables adaptations (avec notamment un revenu garanti) même s'il ne faut pas trop en attendre avec notre niveau de chômage, de prélèvements et le contexte international.

Il ne s'agit pas de médire de ce qui était une réaction saine qui devrait avoir des effets positifs. Une refondation démocratique est sans aucun doute nécessaire. Le danger, c'est que la démagogie mène au pire, la situation mondiale actuelle étant assez chaotique. Le monde semble se disloquer actuellement même s'il est matériellement de plus en plus unifié, ce qui rend d'autant plus important de se concentrer sur le local pour équilibrer cette mondialisation erratique. C'est aussi un monde où l'on est devenu transparent, de plus en plus surveillés, comme en Chine qui semble bien être notre avenir si l'Europe n'est pas en mesure de défendre nos libertés et de représenter une alternative mais se convertit aux pouvoirs forts des démocratures illibérales.

Au lieu de revenir aux vieux mythes révolutionnaires et démocratiques, les réflexions qui suivront le dernier soulèvement populaire devront plutôt servir à élaborer une pensée plus actuelle et prospective qui manque cruellement, dans la sphère politique au moins. Ce n'est pas une question de préférences individuelles ni de souveraineté du peuple mais du nécessaire et du possible. Les manifestations collectives ont le rôle irremplaçable de rendre publiques les souffrances individuelles et il est normal de se monter la tête en groupe mais c'est seulement en restreignant nos revendications au possible effectif, aux véritables brèches ouvertes, qu'elles pourront aboutir.

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