Les contradictions au sein du peuple

Temps de lecture : 5 minutes

Ce qui fait événement dans l'histoire est toujours sa relative imprévisibilité, la surprise d'un élément déclencheur souvent dérisoire par rapport à l'étendue de ses conséquences, illustrant comme nous subissons l'histoire plus que nous la faisons, même à participer activement aux troubles. Personne ne sait à l'avance où cela aboutira.

On a bien du mal à déchiffrer le sens de l'événement qu'on découvre au fil du temps, prenant de l'ampleur, faisant ressortir de vieilles rancoeurs accumulées, agrégeant de toutes autres revendications et catégories de population qui recréent du collectif, suscitant l'enthousiasme des foules et l'emballement des propositions de toutes sortes, dans une sorte de bulle spéculative qui décolle des réalités avant l'inévitable krach des illusions créées (comme pour les révolutions arabes ou "de couleur"). A la fin, ce sont toujours les causes matérielles qui sont déterminantes, pas les bonnes intentions.

Il faut comprendre d'abord ce qu'a d'inédit le mouvement des gilets jaunes et qui tient entièrement à l'environnement technologique, puisqu'on peut dire que c'est le produit de la conjonction de Facebook et BFM : le réseau permettant la constitution d'un mouvement inorganisé et contradictoire alors que les chaînes d'information continue donnent une grande visibilité à des mobilisations pourtant assez faibles, leur apportant le soutien d'une grande majorité de la population - c'est cela le plus étonnant, malgré les violences, avec l'alliance des extrêmes.

Que sa forme soit nouvelle et déroutante, spécifique de l'époque, ne disqualifie aucunement cette protestation informelle qui n'est pas du tout sans cause réelle et sérieuse. J'ai rappelé immédiatement mes anciennes dénonciations de la logique des écotaxes, de leur injustice et de leur inutilité sans offrir d'alternatives - ce que les Verts ne voulaient pas entendre mais que la réalité rattrape. Ce qui est immédiatement apparu à ceux qui devaient la payer, c'est le mensonge sur la motivation écologique, voyant bien que cela ne pouvait modifier leur utilisation de la voiture et ne servait qu'à leur prendre dans les poches pour compenser les cadeaux faits aux riches. Il ne faudrait pas nous prendre pour des cons. Ce qui a renforcé la colère, par dessus le marché, c'est de ressentir le mépris de classe du président des riches, s'ajoutant au mensonge et à l'injustice.

Les raisons de la colère sont donc justes, pas forcément les réponses qu'on y donne et il y a bien une contradiction évidente entre un côté poujadiste de refus de l'impôt pour certains et la demande de services publics, de protections sociales et de justice fiscale pour les autres. Il faudra choisir. La présence de l'extrême-droite est indéniable et gênante, même très minoritaire. Elle pourrait facilement être noyée par la mobilisation de la gauche, si la gauche n'était en si mauvais état et que le moment politique n'était plutôt favorable aux extrême-droites et au retour des pouvoirs autoritaires (mais on a bien fait 1936 quand le fascisme gagnait partout).

Le remarquable soutien général rappelle comme l'inflation pouvait fédérer les luttes salariales au niveau national, ce qui a été perdu pendant la période de désinflation et de chômage de masse où les situations étaient plus éclatées et la convergence des luttes difficile à obtenir. Cela ne veut pas dire que l'inflation serait un remède miracle (il faut aussi le plein emploi) mais qu'on a un mécanisme semblable avec une taxe touchant presque toute la population en dépit de grandes différences de classe ou de condition. Ce n'est pas une raison pour surestimer l'unité populaire et sa capacité à modifier les grands équilibres et les divisions politiques.

Au-delà des justes protestations, à soutenir et qui ont déjà été suivies d'effets, il est frappant de retrouver, comme avec nuit debout, un très grand irréalisme, chacun se prenant pour la voix du peuple et recyclant les solutions imaginaires qui traînaient sur les réseaux sociaux, ce qu'on peut appeler une politique du semblant, bien que la violence y donne cette fois beaucoup plus de sérieux. Effectivement souvent la violence (relayée par les médias), et comme parfois la grève, rend possible ce qui n'était pas possible avant. Il ne faut quand même pas trop rêver (vraie démocratie, abolition de la misère!), il y a beaucoup trop de délires de l'extrême-gauche à l'extrême-droite putschiste, l'une comme l'autre croyant que son heure est arrivée, mais, ce qui est sûr, c'est que la période n'est pas à la lucidité.

En tout cas, à l'heure actuelle, on ne prédirait pas un grand avenir à ce mouvement contradictoire et sans débouchés politiques, qui devrait logiquement s'essouffler dans le froid et les fêtes, s'il ne pouvait malgré tout mener à un certain chaos avant le retour de bâton et de nouvelles élections qui sifflent la fin de la récréation ?

1 590 vues

Les commentaires sont fermés.