De l'incertitude de nos représentations à l'autonomie de la volonté
Le premier texte philosophique que j'ai lu, encore très jeune, était la Critique de la raison pratique de Kant (empruntée à mon grand frère), qui m'avait fait une très forte impression. Les commandements de la Bible pouvaient donc être déduits par simple raison, "Agis uniquement d'après une maxime telle que tu puisses vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle", retrouvant d'ailleurs ainsi le rabbin Hillel (-110/+10!) résumant la Loi au principe : "Ce qui est détestable à tes yeux, ne le fais pas à autrui. C'est là toute la Torah, le reste n'est que commentaire". Les croyants s'imaginent qu'ils n'auraient pas de principes s'ils n'obéissaient pas à leur Dieu, que la morale est basée sur la crainte. Kant prouve le contraire, le devoir étant une conséquence de la raison, de notre pensée (on devrait dire du langage), ce qui ouvre donc bien malgré lui la voie à l'athéisme alors qu'il croyait le combattre en faisant de l'existence de Dieu un postulat de la raison pratique au même titre que le temps et l'espace pour la raison pure. Après avoir rejeté la métaphysique, empêtrée dans ses contradictions, ainsi que le Dieu des philosophes et des théologiens comme chose-en-soi inaccessible, au-delà de ce qu'on peut connaître, il permettait de concevoir que la loi morale en nous pouvait se passer de commandements divins.
L'opposition entre le dogmatisme de la critique de la raison pratique et le scepticisme de la critique de la raison pure a suscité beaucoup de perplexité, comment pouvait-on tirer des impératifs catégoriques inconditionnels de la critique des conditions de possibilités de nos savoirs, de leurs limites ? Généralement, c'est effectivement la critique de la raison pure qui est considérée comme le fondement de la philosophie moderne, la plupart du temps restreinte à sa portée épistémologique et la place donnée au sujet de la connaissance comme synthèse unifiante, les catégories et formes a priori de la pensée organisant les sensations. En fait, comme le montrera Heidegger, il ne s'agit pas seulement de connaissance mais bien de constitution de l'objet, des cadres de la perception. En tout cas, cette philosophie post-newtonienne (avec un temps et un espace absolus mais devenus subjectifs) établissait ainsi une séparation radicale de la pensée et de l'être, de la représentation et de l'être en soi, ce qui allait plutôt nourrir le subjectivisme et le relativisme des cultures ou des époques (depuis Herder jusqu'aux post-modernes et cultural studies) alors que Kant voulait tout au contraire fonder une morale universelle (qui sera celle des Droits de l'homme). Il faudrait en effet comprendre la reprise du scepticisme de Hume par Kant, limitant ce qu'on peut savoir aux conditions de possibilité de nos connaissances, comme l'équivalent du doute cartésien balayant tous les anciens dogmatismes métaphysiques, les fausses certitudes sur le monde extérieur et les choses-en-soi, mais pour atteindre à la certitude absolue de la pensée et de la liberté du sujet affirmée par la morale qui la contraint. Le contraste se veut d'autant plus frappant entre la loi morale éprouvée et les incertitudes de la représentation.
Pour Kant, en effet, le doute sur nos représentations, laisse place à la certitude d'une volonté libre ("Tu dois, donc tu peux") mais la liberté s'identifie ici au devoir rationnel d'universalité, libre car indépendant des choses comme des nécessités matérielles, détaché du corps comme de tout déterminisme, liberté cependant paradoxalement absolument contraignante, auto-nomie de la raison ne se fondant que sur soi mais qui est impératif catégorique, à l'exact opposé de l'arbitraire, du caprice ou du plaisir. "Je dormais, et rêvais que la vie était plaisir. Je me réveillais, et je vis qu'elle est devoir". A la place d'une chose-en-soi extérieure inatteignable, c'est la présence à soi de la volonté et du devoir qui incarne dès lors pour nous la chose-en-soi et l'activité effective face aux douteuses représentations subjectives (mais comme le fera remarquer Renouvier, la liberté n'échappe pas à la représentation et donc à l'illusion).
Le fait de souligner la présence de la contradiction aussi bien dans les "antinomies de la raison pure" que dans l'opposition de la raison pratique à la raison pure, le rapprocherait aussi de Pascal dont l'insistance sur les contradictions humaines et la misère de l'homme sans Dieu ne sert qu'à mieux faire apparaître la nécessité d'un Dieu sensible au coeur, personnel, bien qu'inaccessible à notre raison. C'est exactement ce que vise Kant, occasion de remarquer comme ce grand admirateur de Rousseau était bien plus proche de la philosophie française que de Leibniz et de la métaphysique allemande, même s'il était bien allemand par son protestantisme subjectiviste et rigoriste. On a du mal à réaliser comme toutes ces philosophies, y compris donc celle de Kant, sont empêtrées dans la croyance. S'il faut renoncer à prouver métaphysiquement l'existence de Dieu, c'est pour retrouver la loi morale en nous et la croyance naïve dans notre Dieu intérieur, contre l'athéisme tout autant. "La critique peut seule couper dans leurs racines le matérialisme, le fatalisme, l'athéisme, l'incrédulité des libres penseurs autant que le fanatisme, la superstition, fléaux qui peuvent devenir nuisibles à tout le monde" (Raison pure, préface 2ème édition). On a tendance à glisser aujourd'hui sur son affirmation : "J'ai supprimé la science pour rétablir la croyance" alors que c'était essentiel pour lui et ce qui fait qu'on ne peut plus être kantiens.
Ce qui est acquis, en tout cas, c'est que le Dieu intérieur ne saurait relever d'un dogme et Fichte, le Robespierre allemand, ne fait semble-t-il que prolonger Kant avec son "Essai d'une critique de toute révélation" qu'il publie en 1792 et qui lui apportera la célébrité car, paru sans mention de l'auteur, il avait été pris pour un écrit de Kant ! Très vite pourtant, avec ses "Principes de la Doctrine de la science" de 1794, il voudra dépasser son maître voire le renverser ("que l'objet soit posé et déterminé par la faculté de connaître et non la faculté de connaître par l'objet". Préface, p242) en poussant la critique épistémologique jusqu'à une prétendue science de la science, savoir absolu déduisant forme et contenu du savoir à venir par l'acte du Moi opposé au réel. Ce projet voulant tout ramener à l'autonomie de la conscience de soi devait enthousiasmer les étudiants et faire époque malgré son caractère confus, et qu'on peut même dire absurde, mais qui sera un jalon essentiel vers la philosophie de Schelling puis celle de Hegel, influençant Marx tout autant. Ses défauts expliquent qu'il reste méconnu, ce qui n'empêche pas que son activisme et ses conceptions autocentrées imprègnent notre culture (pas seulement allemande), par exemple pour le droit des peuples à l'autodétermination qui peut facilement dériver en xénophobie. Fichte lui-même ne cessera de réécrire sa doctrine de la science intenable, passant d’une philosophie du Moi et de l’agir à une philosophie de l’Être, jusqu'à lasser ses partisans et ne retrouvant un public que par ses "Discours à la nation allemande", en réaction à l'invasion napoléonienne, qui illustrent bien le passage du révolutionnaire universaliste à un national-socialisme quasiment mystique. La loi n'est plus universelle mais particulière, on passe de l'autonomie à l'affirmation de soi comme effort pour rester soi-même contre le non-Moi (ne conduisant finalement qu'à la loi du plus fort).
Fichte retient donc du kantisme la séparation de la connaissance et de la moralité. La tache théorique de la science consiste à déterminer un Non-Moi, objet de la connaissance. La tâche pratique de la morale, au contraire consiste à réduire toute division intérieure. p84
La solution fichtéenne du problème posé par le dualisme kantien consiste à se défaire de la réserve kantienne concernant la possibilité d'une connaissance métaphysique. Si l'on tient cette connaissance pour possible, on pourra reconnaître en l'homme l'intuition de la causalité nouménale. L'esprit s'apercevra lui-même, dans la conscience immédiate, qu'il agit et de ce qu'il fait en agissant. p85
Pour lui, toujours la volonté précède la pensée. Notre essence la plus intime est un vouloir, un acte et toutes nos représentations et toutes nos pensées ont pour condition cette faculté pratique qui est la racine la plus intime de notre moi. p75
Ici le devoir-être affirme sa supériorité radicale sur l'être, l'activité du sujet pensant devient puissance créatrice absolue, l'œuvre de la science paraît, comme celle de la morale, commandée par l'impératif du devoir, le moi transcendantal et le moi personne morale sont assimilés. On voit donc s'abolir toute distinction entre raison théorique et raison pratique ; mais cette assimilation loin de s'opérer, comme dans la métaphysique classique, au profit de la raison théorique, s'opère en faveur de la raison pratique. La liberté du Moi est absolue. Si elle semble limitée par l'obstacle, c'est seulement parce que l'obstacle est la condition même de la liberté. Ainsi le Moi s'oppose-t-il au Non-moi et à une Nature comme raisons d'être de son activité morale. p85-86 (Harold Höffding 1906)
Sa doctrine de la science part du fait que la caractéristique de la science serait de faire système, ce devoir-être unificateur ne pouvant procéder pour lui que du sujet, de son amour de la vérité, de ses finalités, ses visées, sa volonté (ce qu'on appellera plus tard l'intentionalité). Cet "idéalisme subjectif" faisant de la science une création humaine est assez général aujourd'hui, l'idée d'une humanité autonome se créant elle-même et surtout que sciences et techniques seraient oeuvre humaine, à notre image, alors qu'elles sont si souvent inhumaines et que nous en sommes plutôt le produit sinon le jouet. Poincaré soulignait déjà que la part de l'homme dans la science n'est que la part de l'erreur ! Les sciences procèderaient sans doute de notre liberté si leur savoir accumulé ne s'imposait à tous dans l'après-coup par son efficacité matérielle et son impersonnalité (son universalité dans tout l'univers), distinguant justement la science de nos savoirs pratiques et contredisant nos intuitions ou représentations. Les religions qui procèdent de la subjectivité ont ainsi bien du mal à accepter la théorie de l'évolution et certains prétendent encore que la science ne serait qu'une idéologie ! Mais voyons ce qu'en disait Fichte en 1794 :
La science n'est pas quelque chose qui existerait indépendamment de nous et sans notre intervention, mais elle est quelque chose qui ne doit être produit que par la liberté de notre esprit agissant dans une direction déterminée. Si une telle liberté existe, là non plus nous ne pouvons pas encore le savoir. Déterminons auparavant cette direction ; forgeons nous un clair concept de ce que notre œuvre doit être! Si nous pouvons ou non la produire, cela ne se démontrera que si nous la produisons effectivement. p37
Supposé que le Moi soit le concept suprême et qu'au Moi un Non-Moi soit opposé, il est alors clair que ce dernier ne pourrait être opposé sans être d'abord posé, et à vrai dire sans être posé dans le Moi, l'élément le plus élevé. Donc le Moi serait à considérer de deux points de vue ; comme ce dans quoi le Non-Moi est posé ; et comme ce qui serait opposé au Non-Moi.
Mais le Moi devrait être absolu et déterminé absolument par lui-même : s'il est déterminé par le Non-Moi, il ne se détermine pas lui-même, ce qui est donc absolument en contradiction avec le principe suprême promis. Pour effacer cette contradiction, nous devons admettre que le Non-Moi, qui doit déterminer la représentation, soit lui-même déterminé par le Moi qui en l'occurrence ne serait pas simplement représentant, mais aurait une causalité absolue. Une telle causalité ne peut être comprise comme supprimant complètement le Non-Moi opposé et, avec lui, la représentation qui en dépend, il faut donc qu'elle soit représentée comme hors de la représentation, comme non représentable, comme une causalité qui n'est pas une causalité. Or, le concept d'une causalité qui n'est pas causalité est le concept d'un effort. p70
Il y a trois absolus. Un Moi absolu, soumis à des lois qu'il se donne à lui-même, et qui sont représentables sous la condition d'une action du Non-Moi ; un Non-Moi absolu, indépendant de toutes nos lois et libre, représentable sous la condition qu'il exprime ces lois positivement ou négativement, mais toujours à un degré fini; et enfin une faculté absolue en nous – représentable sous la condition qu'elle distingue une action du Non-Moi d'un effet du Moi - faculté de nous déterminer absolument nous-mêmes selon la mesure de l'un et de l'autre. p71
Toute notre recherche doit viser la fin suprême de l'humanité, l'ennoblissement de l'espèce dont nous sommes les membres, et, en partant des pupilles de la science, l'humanité au sens le plus élevé du terme doit rayonner et se propager comme à partir d'un centre. Tout apport que reçoit la science, accroît les devoirs de ses serviteurs. Il sera donc toujours plus nécessaire de méditer très sérieusement les questions suivantes : quelle est la destination propre du savant, à quelle place est-il assigné dans l'ordre des choses, quelles relations les savants entretiennent-ils entre eux, avec les autres hommes en général, et notamment à l'égard des différents états, comment et par quels moyens peuvent-ils s'acquitter au mieux des devoirs qui leur sont assignés par ces relations, et comment doivent-ils se former à cette fin ? p71-72
Il ne s'agit pas tant de comprendre le cheminement tortueux de Fichte que l'introduction de ce concept d'autodéveloppement de l'histoire dans l'idéalisme allemand et la conscience occidentale, concept qu'on peut faire remonter à Herder mais qui ne va pas de soi et n'était guère pensable avant la Révolution ou le progrès des sciences et techniques. En dehors de l'histoire universelle de Kant, qui précède de 5 ans 1789 et tente déjà d'introduire la finalité dans l'histoire, les philosophies de l'histoire étaient jusque là plutôt cycliques ou théologiques. Cette tentative folle de reconstruction de la totalité du savoir part comme Descartes du sujet immédiat, du moi comme identité du sujet et de l'objet, unique certitude accessible d'une chose en soi réelle que nous sommes. C'est l'introduction du Dasein, préfigurant aussi bien la phénoménologie que l'existentialisme, d'un moi qui a à être, à s'affirmer, sauf que le moi se relève ici dans l'acte entièrement libre de son opposition au non-moi. Cette reconstruction des principes de la science à partir de l'identité comme acte posant A=A, pure auto-affirmation, se présente d'abord comme une négation de l'histoire antérieure et des savoirs accumulés (comme de tout ce qui détermine le sujet par l'extérieur), le savoir n'étant plus que le nom de la rencontre du moi et du non-moi, savoir de l'expérience vécue donc, au lieu de sa transmission dogmatique, et entièrement constitué par l'action pratique : "la conscience immédiate que j'agis et de ce que je fais dans cet agir est ce par quoi je sais quelque chose, parce que je le fais" (deuxième introduction, 1797, p132). [à rapprocher de Vico pour qui l'humanité est son oeuvre et Verum ipsum factum]
C'est pour qu'un savoir transindividuel puisse trouver à s'incarner qu'il lui faudra forger un moi historique dépassant le moi individuel de départ et qui sera d'abord les savants, puis la "communauté des saints" voire l'humanité toute entière pour finalement se réduire au peuple allemand - dont le savoir est recueilli dans la langue, son histoire se résumant à sa progressive affirmation comme peuple et prise de conscience de soi (l'Allemagne n'existait pas encore). Cette histoire, qu'elle soit vue comme rationalisation et hominisation du monde ou mission d'un peuple, élaboration de son essence au lieu d'une évolution naturelle extérieure, n'est pas si éloignée de la conscience de classe ou de la façon dont le travail sera pour Marx l'expression de notre humanité, l'objectivation de notre subjectivité au lieu de contraintes matérielles et d'une nécessité extérieure. Cette essence substantielle supposée ne peut être finalement que l'imaginarisation d'une identité qui n'est que différence puisqu'on ne se pose qu'en s'opposant. Fichte ira assez loin dans son délire patriotique, de la mission donnée au peuple allemand, peuple défini par sa prise de conscience de soi et son adhésion à cette mission, dont s'excluent ceux qui s'y dérobent...
S'il y a bien une spécificité des cultures, des institutions, des histoires, des styles de vie qui changent et se mélangent, ils ont de plus en plus de mal à s'incarner dans un peuple et, surtout, ne peuvent plus prétendre à un auto-développement. Avec les ravages de l'industrie, son productivisme mortifère, la puissance destructrice de la techno-science, les soubresauts de l'économie, c'est la figure de l'humanité elle-même qui s'efface derrière ses déterminations extérieures, humanité qui n'est plus triomphante, ramenée à son statut de créature, devenue plutôt le résultat de l'évolution technique (les populations les plus avancées remplaçant les anciennes populations, chasseurs-cueilleurs, agriculteurs, cavaliers, jusqu'à l'industrie et le numérique), occupée à en corriger les effets pervers et réduire le négatif de ses propres actions, car nos actes nous échappent surtout en leurs effets de masse.
Le plus fascinant chez Fichte est sans doute la façon dont il résout la contradiction entre déterminisme et liberté, dans la lignée de la raison pratique de Kant qui contredit la raison pure théorique où rien n'est sans cause. La défense d'une liberté métaphysique inconditionnée qui nous laisse entièrement coupables est toujours sophistique, la véritable liberté est bien plus limitée, relative, incertaine, sous influence, motivée. Au nom du fait que le moi ne se pose qu'en s'opposant, le tour de force de Fichte pour préserver son autonomie aura été de prendre ce qui résiste à la liberté comme étant tout bonnement la preuve et la condition d'une liberté. C'est ce qui prouverait que le Moi n'est pas déterminé par le Non-Moi auquel il s'oppose, et que sa liberté se confond au contraire avec son effort qui se cogne au déterminisme et le détourne, s'en sert à ses fins, affirmation d'un devoir-être supérieur à l'être (qui préfigure l'intentionalité phénoménologique). Grâce à ce tour de passe-passe, le réel extérieur n'est plus là que pour révéler un moi intérieur supposé autonome, d'autant plus libre qu'il affronte l'hostilité et peut montrer sa fermeté d'âme ("jamais aussi libres que sous l'occupation"). Il y a là certainement de quoi susciter l'enthousiasme et l'engagement dans ces périodes révolutionnaires.
J'ai la perception intime d'être absolument libre, d'être moi-même source d'une force, maître d'une activité indépendante, capable de modifier ma nature et de développer ma personne. Ma conscience n'est pas simple spectatrice de mes actes, elle les engendre. Un élan invincible de moralité et d'amour m'écarte du déterminisme et celui-ci reste pourtant le seul système capable d'expliquer mon élan. Rien n'est plus intelligible, ou personne n'est plus responsable. Faut-il abandonner la possibilité de la science ou celle de l'action morale ? Quelque soit la réponse, mon cœur protestera, car le savoir, comme l'agir, compte parmi mes aspirations. Terrible dilemme! "Alors que rien ne se contredit dans la nature, l'homme seul est-il un être contradictoire ?". p81
Fichte résout la contradiction par sa théorie de la science selon laquelle l'univers de rigoureux enchaînement, loin de s'imposer du dehors à ma liberté, n'existe pas en soi et procède de ma propre conscience. A la conscience immédiate et superficielle de ma passivité se substitue la conscience de mon activité. Elle nait de la réflexion approfondie sur mes sensations, mes perceptions et mes raisonnements, sur mes sentiments et mes vouloirs. L'intuition, à laquelle cet effort me conduit, me manifeste que ces états, que je considérais à tort comme des signes des choses, ne sont en réalité que des objectivations du moi. Il n'existe donc pas de choses en soi hors de ma pensée et, l'enchaînement déterminé n'existant que dans ma pensée, je n'ai à redouter aucune contrainte de l'extérieur. C'est l'idéalisme absolu, qui prétendrait sauver à la fois ma double exigence d'intelligibilité totale et d'autonomie personnelle. Mais si le moi lui-même n'est que le produit de la pensée, sa réalité s'évanouit en même temps que celle du monde extérieur. "Toute réalité se change en rêve merveilleux... L'intuition est un rêve et la pensée le rêve de ce rêve". p81-82
La croyance va restaurer le réel, mais un réel tout autre que celui de la nécessité extérieure qui menaçait de m'écraser. C'est le cœur, instrument de cette croyance, qui se substitue à l'intuition, trop faible, pour m'arracher au doute. Le cœur m'est témoin de ma conscience morale. Or, celle-ci me dicte mon devoir d'agir. La fin de l'action qu'elle exige est l'amélioration de ce monde, qui est le germe d'un univers supra-terrestre. Dans l'acte volontaire, je produis absolument la pensée, c'est-à-dire le concept de fin, qui sert de modèle à mon action, et je produis aussi l'être, c'est-à-dire ce qui est réalisé par l'action, conformément à ce concept. Ainsi le besoin d'agir restitue-t-il la réalité que le doute de la science avait dissipé. p84
Jean Chevalier, 1939 sur "La destination de l'homme"
La philosophie de Fichte est à la fois méconnue et le soubassement d'un subjectivisme communément partagé dont il faudrait sortir. Son importance historique est indéniable, faisant date bien qu'oublié, ce pourquoi ses concepts restent la plupart du temps incritiqués, notamment l'autonomie du moi dont Lacan se moquait (avec les sciences humaines, contre Descartes, Fichte, Sartre), mais aussi l'histoire et la science comme auto-développement de l'humanité, le peuple (la classe) comme conscience de soi agissante, le primat de la pratique (faisant de l'idéalisme la part active, le règne de la finalité et non des causes), etc. C'est en tout cas la première avant-garde (dans la suite du Sturm und Drang), modèle des philosophies révolutionnaires qui suivront, toujours au nom d'une liberté exaltée et avec la prétention de changer le réel par le changement de l'Idée ou par une réforme de l'entendement. On peut dire que cette première philosophie post-1789 retrouve la dimension politique de la philosophie mais sous un mode prophétique et identitaire, non du bon gouvernement, pur rapport de force. C'est ce qui le distingue de l'idéalisme absolu de Berkeley, qui prétendait que "Être, c'est être perçu", s’appuyant lui aussi paradoxalement sur l'empirisme de Hume pour tout réduire au subjectif. Cela le différencie plus encore d'un Schopenhauer réactionnaire dont pourtant "Le monde comme volonté et représentation" se voudra également une radicalisation de Kant mais en portant le soupçon sur nos représentations et notre conscience, et bien plus pessimiste (de la souffrance à l'ennui), sans véritable recours (sinon dans l'Art).
Dépasser Fichte, c'est redonner la primauté aux causalités extérieures, à la nature si l'on veut, et c'est bien ce qu'a voulu faire Schelling dans un premier temps en passant d'une philosophie du moi, opposé au monde, à une philosophie de la nature intégrant l'opposition en elle-même, passant ainsi de l'idéalisme subjectif à l'idéalisme objectif dont Hegel, témoin de cette dialectique en acte, montrera l'insuffisance (nuit où toutes les vaches sont noires). Même s'il n'y a pas chez lui de prétention à "réaliser la philosophie", en faisant de l'ombre à ses prédécesseurs, le monument hégélien, de l'importance d'Aristote, empêche qu'on puisse en critiquer la fragilité des fondements qu'il y a trouvé, transformant l'histoire humaine en l'histoire de l'esprit (d'un peuple) alors qu'on comprend mieux aujourd'hui qu'elle se confond amplement, sur le long terme au moins, avec l'évolution technique, dialectique contre la nature plutôt, et qui n'a pas de fin. Le devoir moral reste aussi pressant, mais le devoir-être ne se réconcilie pas avec l'être, il n'y a pas d'identité du sujet et de l'objet, la morale ne peut plus être aveugle, commandement inconditionnel, mais doit devenir conséquentialiste, attentive à ses effets réels, passant d'une éthique de conviction à une éthique de responsabilité, c'est à dire au politique comme art du possible.
Texte inclus dans ma petite histoire de la philosophie. Voir aussi L’invention des peuples de Herder à Heidegger (en passant par Fichte).
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