Les causes matérielles : écologie, économie, technique

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Depuis l'enthousiasme suscité par la Révolution Française, la conviction que c'est "l'Homme" qui fait l'histoire est profondément ancrée en nous, il est même très mal vu de prétendre le contraire. Notre destin est du coup l'enjeu de luttes sanglantes entre différentes visions de la société, différentes valeurs, différentes croyances. Si le sort du monde est entre nos mains et que ce ne serait qu'une question de volonté, il n'y a pas à lésiner sur les moyens, en effet. L'expérience est pourtant que ce volontarisme non seulement n'atteint pas son but mais qu'il mène au pire notamment dans la répression de ses oppositions et l'acharnement dans la négation d'un réel qui lui résiste.

La politique constitue une grande part de nos problèmes plus que des solutions qu'elle pourrait apporter. Ce règne du discours et des grandes généralités favorise les surenchères et les promesses intenables. La première chose serait de faire descendre la politique de son piédestal et ne plus idéaliser une démocratie toujours gangrenée par les ambitions, la corruption, la manipulation, l'ignorance ou les passions. La critique de la politique est le préalable pour ne pas trop en attendre et reconnaître que les déterminations ne sont pas idéologiques mais largement matérielles, la part de l'idéologie étant de nous rendre aveugles à ces contraintes, de nous enferrer dans l'erreur en surestimant notre pouvoir et nos moyens de créer un monde à notre image. Car, bien sûr, à l'évidence ce monde est inacceptable, ce n'est pas notre monde, il y a disjonction entre la pensée et l'être, mais si changer le monde serait bien nécessaire, cela ne signifie pas que ce soit possible.

Cette critique de la politique par les écologistes est d'autant plus urgente que nous avons absolument besoin de politiques publiques, mais des politiques réalistes, ayant assez d'humilité pour coller au réel et se remettre en cause. Il faudrait surtout revaloriser l'action locale trop délaissée par rapport aux grandes mesures étatiques et rêves de grands chambardements. L'idéalisme des intellectuels ne nous sera d'aucun secours, leurs appels tonitruants, leurs subtilités argumentatives, leurs déconstructions voulant nous persuader après tant de prophètes que l'impossible devient enfin possible, que ce n'est qu'une question de représentation, d'une vérité alternative. Au lieu de croire à la conversion de l'humanité entière à une autre vie et des valeurs plus hautes (toujours espérée, toujours déçue), ce sont les contraintes matérielles effectives qu'il nous faut prendre en compte ainsi que le peu de moyens que nous avons d'y intervenir. Plutôt qu'une bataille des idées, ce sont nos actions locales qui peuvent convaincre et se multiplier. Tous les extrémistes ne font qu'ajouter à notre impuissance quand on a besoin de militants résolus, pas de donneurs de leçons. Pour l'écologie, ne pas se préoccuper de l'efficacité de nos actions ou la surévaluer, c'est être irresponsable et participer au désastre.

Les causalités matérielles ne sont pas immédiatement déterminantes, elles laissent une certaine marge de manoeuvre à court terme, nourrissant l'illusion de notre liberté, mais c'est à plus long terme qu'elles s'imposent, après-coup, selon différentes temporalités. Ainsi, l'écologie est certainement la contrainte la plus fondamentale mais celle qui s'exerce avec le plus de retard. Ce n'est pas l'amour de la nature qui rend l'écologie si indispensable mais bien la destruction de nos conditions de vie. Il faut hélas beaucoup de temps pour que ces nécessités deviennent incontournables mais il n'y a pas moyen de s'y soustraire, ce n'est pas parce qu'on ne s'en préoccupe pas que les problèmes écologiques disparaissent. C'est ce qui a fini par décider de la réduction des émissions de gaz à effet de serre et de la transition énergétique, loin de toute idéologie écolo. La prise de conscience écologique est à la fois trop tardive à chaque fois et inévitable malgré tout car il ne s'agit pas d'idées, de hautes valeurs, mais de la dure réalité matérielle que les plus anti-écolos sont bien obligés de reconnaître. Il ne sert à rien apparemment d'en rajouter dans le catastrophisme avant que la menace ne se fasse sentir concrètement à tous. On a pu croire que la conscience écologique conduirait à une autre société, un autre rapport au monde, mais ce n'est pas du tout ce qui se passe ni ce qui motive les mesures prises.

La causalité économique se fait sentir plus rapidement sans doute, en tout cas, elle est bien déterminante en dernière instance. Il est curieux qu'on veuille continuer à le nier dans une société dominée si manifestement par l'économie et les chiffres de la croissance. Le reconnaître serait faire preuve d'économicisme, voir d'un matérialisme mécaniste, mais c'est pour y opposer des alternatives imaginaires. On a trop négligé que ce qui faisait tenir la conception marxiste, c'est que le collectivisme était supposé plus productif, plus efficace qu'un capitalisme chaotique, destructeur et régulièrement en crise. C'est pourtant bien l'échec économique du collectivisme qui a provoqué sa chute, conformément à cette détermination par l'économie. On a beau dénoncer l'utilitarisme, la marchandisation, le productivisme - on l'a fait depuis toujours - cela n'empêchera pas que le plus puissant économiquement finira par l'emporter. Le capitalisme américain a dominé le monde parce que c'était tout simplement l'économie la plus puissante, que cela nous plaise ou non, ce qui lui a dès lors donné la suprématie militaire. On n'est pas dans les belles idées mais dans le résultat effectif et des puissances matérielles. Malgré tous les économistes, s'il y a bien un domaine où l'on ne fait pas ce qu'on veut, c'est bien l'économie qu'on a toujours beaucoup de mal à maîtriser. L'étatisme s'y est cassé les dents, ce qui est sans doute désespérant mais qu'on est bien obligé d'admettre et de comprendre. Le libéralisme n'est pas basé sur des dogmes arbitraires ni sur un choix de société ni même sur la domination des riches mais sur la croissance effective des sociétés libérales (de marché). La croissance n'est certes pas une idéologie, comme voudraient s'en persuader les décroissancistes, mais un gain effectif de puissance. Pour combattre le libéralisme, le canaliser, le corriger, il faut comprendre sa dynamique, les ressorts de son productivisme et de sa domination, la positivité de la liberté en même temps que ses effets pervers contre lesquels les condamnations morales ne servent à rien.

La troisième causalité matérielle est devenue plus sensible à notre époque avec l'accélération technologique qui s'impose de plus en plus rapidement même si les innovations sont toujours critiquées d'abord comme inutiles (puisqu'elles n'existaient pas jusqu'ici) et accusées de tous les maux, de nous faire perdre notre âme, avant de finir par les adopter comme si elles avaient toujours existé... Il y a certainement des techniques préférables à d'autres, il y en a qui sont effrayantes, mais la réalité, c'est qu'on ne les choisit pas comme les écologistes ont pu le croire, prétendre le contraire, c'est nier l'expérience actuelle. Vouloir défendre une cause mène à croire orgueilleusement à des contre-vérités manifestes, vérités alternatives auxquelles seuls les militants ont accès ! Le plus étrange, c'est d'avoir voulu contester l'efficacité des techniques. Certes, Illich pouvait donner des exemples de contre-productivité mais il est incontestable que l'évolution des techniques est un perfectionnement tout comme les sciences progressent inévitablement, la puissance des techno-sciences est non seulement bien réelle mais elle est même terrifiante (trop de puissance pour notre folie, de la bombe atomique au bioterrorisme). Les tentatives de les arrêter ne manquent pas mais elles ne peuvent qu'échouer car nous ne décidons pas d'une évolution cognitive et technique dont nous sommes plutôt les sujets historiques. Ce n'est pas parce que les techniques nous donnent une maîtrise de la matière que nous pouvons maîtriser les techniques elles-mêmes. Il serait idiot d'être technophile en voulant ignorer les risques encourus mais la critique de la technique est non seulement inutile, elle est très prétentieuse de vouloir dicter sa loi, donner des limites au savoir, arrêter l'évolution technique alors que c'est plutôt cette évolution subie qui nous transforme et certes, nous entraîne vers l'inconnu. Ce qui pouvait paraître discutable il y a quelques dizaines d'années est d'ailleurs devenu une évidence pour tous. En fait, cette accélération technologique qui est aussi une mondialisation des techniques constitue un puissant facteur d'unification planétaire qui entre en résonance avec la constitution d'une conscience écologique planétaire. Sartre pouvait encore identifier une nation à ses techniques (p595), différentes d'un pays à l'autre. Ce n'est plus du tout le cas aujourd'hui avec les réseaux numériques.

Une fois qu'on a fait le constat de ces trois causalités matérielles qui s'imposent à nous, il faut construire une stratégie qui en tient compte et ne surestime pas le pouvoir politique. Au lieu de ne servir à rien (à vouloir trop, au-delà des possibilités politiques), il nous faut nous organiser pour obtenir les mesures les plus efficaces, en particulier localement. Une fois qu'on a compris que ce n'est pas l'homme qui fait l'histoire, déployant son essence supposée, mais des causes extérieures, des puissances matérielles comme l'évolution technique, la question qui se pose n'est plus celle de l'utopie, du monde dans lequel nous voudrions vivre, mais bien de faire de la prospective et d'apprendre comment vivre dans ce monde technologique en évolution rapide, comment empêcher qu'il ne courre à sa destruction. Ce n'est pas gagné mais on a besoin d'écologistes intelligents, de politiques efficaces et d'un réalisme qui doit mener à reconnaître les limites des politiques étatiques pour revaloriser les alternatives locales qui sont seules à notre portée, base indispensable d'une nouvelle économie plus écologique mêlant les nouvelles potentialités numériques à une relocalisation de l'économie.

Ce qu'il faut arrêter, c'est de ne rien faire au niveau local au nom de grandes idées ! Le moment n'est pas au laisser-faire ni à se contenter de discours écolos, de grandes déclarations ou de pétitions mais de se confronter concrètement, c'est-à-dire localement, à la prééminence des causes matérielles que ce soit pour l'écologie, l'économie ou l'évolution technologique. Ce qui semble trop minuscule face à l'énormité des problèmes est pourtant la seule véritable voie, il n'y a pas d'écologie sans prise en charge de son environnement, nécessité matérielle qui finira par s'imposer et qu'on ne peut que devancer un peu mais, là encore, que ce soit nécessaire n'implique pas que ce soit possible partout.

Je répète depuis longtemps que la condition pour que ces alternatives ne soient pas réservées aux militants et marginaux, ce serait de les municipaliser mais c'est aussi ce qui ajoute à la difficulté qu'il faudra bien arriver à surmonter. On aurait donc besoin d'une écologie municipale et alternative, d'une relocalisation active plus que de grands ministères - mais quels écologistes pour la soutenir ?

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