Refusant la société telle qu'elle est, depuis toujours les utopistes prétendent la reconstruire entièrement sur des principes supposés anthropologiques, nous racontant des robinsonades qui non seulement n'ont aucune chance de se réaliser mais ne font souvent qu'empirer les choses - illustrant encore une fois comme l'enfer est pavé de bonnes intentions.
Si plus personne ne se réfère à Platon, la constitution d'une nouvelle société croit faussement pouvoir s'appuyer sur Aristote et Rousseau (qui parlent d'une toute autre situation) pour fonder la citoyenneté sur la philia ou le contrat. Y ajouter une idéologie de la réciprocité et du don (se réclamant de Mauss) est incontestablement bien intentionné mais ne fait qu'ajouter à la confusion. En effet, ces fictions volontaristes d'une société qu'on aurait choisi pouvaient avoir un sens dans la fondation de villes ou de colonies grecques mais n'en ont plus dans l'Empire du Droit comme elles n'en avaient déjà plus sous l'Empire d'Alexandre ou des Romains. La citoyenneté est désormais un droit.
La chose est d'importance car ces représentations ne peuvent que renforcer les prétentions à choisir qui est citoyen et rejeter ceux qu'on n'aime pas pour des raisons de race ou de religion, considérés non-réciproques. C'est au moins la justification du repli sur son cercle d'égaux au contraire d'une approche plus impersonnelle (juridique) qui ne choisit pas ses voisins mais prend la population telle qu'elle est (tout comme les dèmes regroupaient les populations par leur localisation et non par familles). Ainsi, les écologistes qui se lancent dans des alternatives sont incontestablement utiles mais se limitent en général à des convaincus, raison pour laquelle sont préférables des alternatives municipales, de la commune, à partir de tous ceux qui l'habitent (hors de la réciprocité).
L'ordre du monde nous précède, avec son Etat de Droit, tout comme les populations sont là pour des raisons historiques sans demander notre avis. La tentation est forte actuellement de remettre en cause ces évidences. C'est ce qui rend dangereux dans ce contexte d'introduire dans la république des concepts comme celui de réciprocité - même différée par le circuit du don, sans compter que le don n'est pas sans hiérarchie. Ce sont toujours les pauvres qui finissent par en être culpabilisés à la fin et à qui on va demander de rendre ce qu'ils ont reçu. L'importance de la réciprocité dans nos rapports humains n'est pas en cause, seulement son utilisation politique dans l'illusion que nous serions à l'origine de la société. Contrairement au mythe d'une démocratie comme auto-fondation sur elle-même, nous ne sommes pourtant que les gestionnaires d'un héritage local et des intérêts communs. En politique, le commun lui-même est objectif, il ne résulte pas d'une mise en commun préalable selon la volonté de chacun, pas plus que notre cohabitation résulterait d'un accord préalable.
Malgré son caractère immatériel, l'empire du Droit est on ne peut plus objectif lui aussi (c'est pour Hegel la liberté objective), il a une matérialité massive et fait partie intégrante de l'organisation du monde, de son écologie comme de sa reproduction. Admettre cette extériorité du monde, le caractère déterminant (après-coup) des processus matériels, du milieu et des rapports de force, admettre qu'il y a de l'impossible enfin est une nécessité pour ne pas laisser cours à un volontarisme dévastateur. L'histoire ne peut être balayée pour faire table rase ni comprise comme le produit de nos bonnes intentions ni même comme le produit de nos actes, sanctionnés après-coup. Ce n'est pas le déploiement de notre subjectivité mais plutôt l'intériorisation de l'extériorité.
Ainsi, non seulement la réciprocité ne peut plus fonder une société ni une république, et seulement une association, mais elle ne peut non plus fonder un revenu garanti. Celui-ci, comme les autres protections sociales, ne sera adopté durablement que s'il est avantageux pour la société, productif - non pas comme un don, pas plus qu'un progrès moral, mais un retour sur investissement, une nécessité économique assurant sa reproduction, dont le retour n'est pas un contre-don mais un gain social global (statistique). L'argument moral n'est ni nécessaire ni suffisant et sera là encore retourné contre les plus faibles. C'est même parce que le revenu garanti ne peut être qu'un élément d'un système de production qu'il doit être complété par les institutions du travail autonome et du développement humain pour faire face aux transformations du travail par le numérique. Le droit à l'existence de chacun, et donc d'un revenu, a toujours été irréfutable au regard de la simple humanité, ce qui est nouveau, c'est qu'il devient possible car devenu nécessaire (mais à condition qu'il soit complété des moyens de valoriser ses compétences et ne soit pas pure dépense à perte).
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