L’apprentissage de l’ignorance

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Bien qu'on ne puisse dire que ce soit nouveau ni original puisque c'est par là que Socrate a fondé la philosophie, il est difficile de faire comprendre le sens et la nécessité d'un apprentissage de l'ignorance. Il paraît trop paradoxal que plus on en sait et plus on serait ignorant. C'est qu'il ne s'agit pas de l'ignorance crasse, ignorance qui s'ignore souvent à se persuader en savoir autant qu'un autre (revendication démocratique), mais de la docte ignorance bien moins arrogante à mieux savoir tout ce qu'on ignore. Il ne s'agit pas non plus de scepticisme, même si tout commence par une mise en cause de l'opinion établie. Les sciences se distinguent en effet à la fois du scepticisme et du dogmatisme comme savoir en progrès, soumis à l'expérience et produisant un savoir effectif mais qui ne peut être de l'ordre d'une vérité métaphysique illuminatrice, ne laissant plus rien d'inexpliqué, alors que chaque résultat soulève de nouvelles questions. La puissance de la technique donne l'illusion d'une omniscience trompeuse. C'est le dogmatisme, en général religieux, qui prétend pouvoir tout expliquer, alors que, dans leur confrontation au réel, les sciences ont affaire aux limites de nos savoirs.

L'impulsion donnée par Socrate au questionnement des réponses toutes faites aura constamment été étouffée par la volonté de reconstituer, sur les ruines des préjugés de la tradition et du sens commun, un système dogmatique et une religion qui seraient rationnels cette fois. A peine soulevé, le couvercle se referme. Cela commence avec Platon et les stoïciens, jusqu'à Spinoza, Hegel, etc. Leurs différentes grilles de lecture ont l'intérêt de manifester à la fois le pluralisme des représentations et les insuffisances de la raison, nous ramenant à notre ignorance initiale face au monde extérieur, à la dimension de pari de nos choix dans l'incertitude de l'avenir. On n'en reste pas pour autant à cette ignorance originelle, existentielle, d'information imparfaite car le progrès des sciences, non seulement détruit nos anciennes certitudes, mais constitue bien, comme on va le voir, un progrès de l'ignorance elle-même - épreuve d'humilité difficile à soutenir mais indispensable et qui ne ferait pas de mal en politique ! C'est à quoi me sert en tout cas, depuis des années, l'épreuve d'une revue des sciences mensuelle qui dépasse forcément mes compétences et m'empêche ainsi de m'y croire un peu trop.

Très explicitement, ma revue des sciences n'a pas d'autre finalité que de confronter nos représentations aux nouvelles découvertes qui les contredisent et les rejettent dans le passé, constituant notre actualité cognitive. C'est ce que je rappelle régulièrement, par exemple en 2010 : "A l'opposé de ce qu'on croit ordinairement, ce que les sciences nous apprennent, c'est l'étendue de notre ignorance et la fragilité de nos certitudes". Comme en 2016 : "C'est en tout cas l'un des objectifs de ces revues des sciences de défendre cet esprit critique et de nous plonger dans ce qui est notre situation cognitive actuelle ainsi que dans la position originelle d'interrogation du réel et de vigilance qu'invoquait l'ignorance socratique (qui n'est pas scepticisme mais incitation à la recherche)". Ce qui m'intéresse, c'est la science en train de se faire, pas du tout la science scolaire. Rien ne témoigne mieux, en effet, de tout ce qu'on ignore encore que les nouvelles théories scientifiques, parfois extravagantes, qui fleurissent sur les insuffisances des théories actuelles. On s'imagine que les physiciens "comprennent" la relativité ou la théorie quantique mais, outre qu'elles ne sont pas vraiment compatibles, il ne font qu'en utiliser les formules et sont trop conscients de tout ce qu'ils ne comprennent pas (matière noire, énergie noire, intrication, téléportation, etc). Au point qu'on peut dire qu'on n'a jamais été aussi ignorants alors qu'on croyait auparavant n'être pas loin de tout connaître ! Les scientifiques espèrent toujours que de prochaines découvertes permettront de résoudre toutes ces énigmes, mais ce sont d'autres énigmes qui surgissent...

On peut l'illustrer aussi par la biologie et la question de l'origine de la vie. L'ignorance sur le sujet nous semble à l'évidence bien plus grande avant la microbiologie et la génétique, sauf que cette ignorance était immédiatement bouchée par la religion. Si on croit que la vie est une création divine, il n'y a aucun mystère, juste un coup de baguette magique capable de donner vie à l'argile. Du coup, connaître le secret de la vie serait détenir un pouvoir divin. En fait, non. Ce qu'on sait de l'origine de la vie désormais ne nous sert qu'à essayer de recréer des cellules artificielles. Ce qu'il faut souligner, c'est qu'on ne peut pas du tout prétendre qu'on comprendrait tout de l'origine de la vie. Au contraire, chaque saut évolutif est mal expliqué mais, ce qui est remarquable, c'est que la multiplication de ces trous, des chaînons manquants, dans l'histoire du vivant n'empêche absolument pas de dessiner une trajectoire assurée qui va du monde ARN aux archées et bactéries jusqu'aux eucaryotes, multicellulaires, etc. Nos ignorances de stades importants, dont on n'avait aucun soupçon autrefois, nous assurent que nous avons affaire à un réel en devenir, pas à une idée où tout serait présent dès le départ. C'est un vrai savoir qui sait ce qu'il ne sait pas et ne savait pas avant. L'horizon recule à mesure qu'on avance et dévoile des contrées inconnues. Plus on regarde de près et plus on découvre de nouveaux phénomènes. Par dessus le marché, bien que vérifié, tout savoir scientifique peut malgré tout être reformulé autrement et réduit dans sa portée. Ce n'est pas une raison pour croire n'importe quoi ou mettre tout en doute mais il n'y a pas de place en science pour les convictions inébranlables et les théories définitives. On sait que la découverte d'un nouveau fossile peut obliger à réécrire notre préhistoire, savoirs qui restent toujours fragiles et contestables par les faits.

On est ainsi forcément limité par l'état des savoirs pour se projeter dans l'avenir tout en étant obligés de s'appuyer dessus. Il n'y a pas de quoi haranguer les foules d'une vérité révélée censée tout changer ! Avec l'expérience de la psychanalyse vient s'ajouter une nouvelle mise en cause du savoir qui ne devrait plus permettre les anciennes postures de philosophes pontifiants se donnant en modèles. Cette fois le savoir est du côté du désir et de la jouissance, donnant pouvoir sur les autres, ce dont témoignent les phénomènes de transfert qu'on retrouve dans la psychologie des foules et qui ne peuvent plus être déniées aussi naïvement que dans les temps anciens. Lacan a fort justement défini le transfert comme "sujet supposé savoir", et c'est bien ce transfert qui est l'objet de l'analyse afin de le dissoudre en prenant conscience que ce grand Autre de nos pensées n'existe pas (véritable athéisme). On peut tout-à-fait soutenir que la fin de l'analyse vise à ne plus avoir de maître - elle n'y réussit pas toujours, c'est le moins qu'on puisse dire. Il n'y a pas, en tout cas, de plus forte critique de la maîtrise et du surmoi, réfutant de toute autre façon l'idéal de sagesse (assis sur ses défenses narcissiques) et la possibilité même d'un savoir-vivre pour une vie qui serait vécue d'avance. Il ne devrait plus être question désormais de prétendre incarner ce savoir dont on a éprouvé le manque, incomplétude du désir très démocratique opposé à la suffisance du sage.

Peu de gens s'en sont aperçu semble-t-il. En tout cas, alors que tant de philosophes se font si facilement gourous assénant leurs vérités de leur chaire à une jeunesse ébahie, je me suis toujours dérobé jusqu'ici à ce théâtre du ridicule, refusant d'être le maître qu'on me demandait d'être. Ce n'est pas vraiment un choix de ma part, encore moins une ruse, mais la conscience aigüe de mes incompétences et que je n'ai vraiment pas de leçons à donner (seulement des critiques). Si je me permets d'étaler mon savoir à longueur d'articles, c'est d'abord parce que je travaille les questions, je me renseigne, cherche les informations, lis les bons auteurs, essaie de comprendre, mais surtout parce que c'est sur un blog personnel, sans aucune légitimité - ce ne serait sinon qu'imposture. Ce n'est d'ailleurs pas seulement par incapacité que j'ai décliné un poste de professeur dont je n'avais pas la qualification, c'est que je ne suis pas un enseignant, avec un contenu à transmettre, seulement un chercheur et que, ce que je cherche est au contraire de mettre en relief notre ignorance, pas tel ou tel résultat, questionner nos préjugés (que certains voudraient réhabiliter pour redonner sens au monde traditionnel!). L'enseignement a pourtant la vertu de clarifier ce qu'on comprend et très utile en cela mais mon parti pris transdisciplinaire, qui est simplement celui de ce qu'on appelait jadis un honnête homme, est aussi ce qui oblige à reconnaître son ignorance, couvrant trop de domaines pour rivaliser avec les spécialistes. Même si j'en sais plus que d'autres sur plein de sujets, je reste un amateur et, non seulement j'oublie une bonne part de ce dont je rends compte, mais je sais que je l'oublie - et je sais aussi que de nombreuses annonces seront ensuite contredites. Il n'y a donc dans la conscience de mon ignorance ni coquetterie, ni scepticisme mais simple lucidité.

S'il y a un domaine où il est mal vu d'avouer son ignorance, c'est bien la politique où, plus on est jeune ou moins on s'y connaît, et plus on est sûr de soi, de se battre pour le droit et la justice en suivant n'importe quel illuminé ou démagogue. Absurdement, les candidats aux élections doivent faire mine d'avoir réponse à tout ! C'est bien là pourtant que serait vitale la conscience de notre ignorance (que le principe de précaution a voulu inscrire dans la constitution). La question du climat pourrait y aider, concernant aussi la politique alors qu'elle comporte tant d'inconnus, sans que cela puisse servir de prétexte à ne rien faire. L'importance de reconnaître notre ignorance est bien le contraire des climato-sceptiques persuadés, eux, de détenir la vérité. Il faut dire que, moi-même, j'étais bien plus sûr de moi dans ma jeunesse, dans l'après Mai68 ou quand je me suis lancé dans l'écologie-politique. Comme tout le monde, moins j'en savais, plus je croyais savoir ce qu'il fallait faire, les choses semblent si faciles à régler pour ceux qui ne connaissent rien et croient qu'il ne s'agit que de volonté et de bons sentiments sinon de morale. La différence, c'est que je ne me suis pas payé de mots, prenant la question assez au sérieux pour m'atteler à la recherche des moyens de mise en pratique de ces bonnes intentions subversives et des raisons de leur échec.

Evidemment, ce qu'on trouve n'est jamais ce qu'on cherche. Non seulement tout ce savoir accumulé ne me permet pas de savoir quoi faire et dicter leur conduite aux gouvernements comme tant le font, mais c'est au contraire d'en savoir un peu plus qui me rend moins assuré de détenir les solutions effectives, réellement réalisables dans le contexte actuel même si elles semblent absolument nécessaires. Ce n'est pas que je n'aurais pas essayé d'élaborer l'alternative exigée par les transformations du travail à l'ère de l'écologie et du numérique (revenu garanti, coopératives municipales, monnaies locales) mais sans trop m'illusionner sur sa faisabilité immédiate, les diverses initiatives locales restant trop anecdotiques, très loin de la masse critique, et le bilan de mes années de militantisme étant plus que maigre. Etudier les faits favorise un abord plus matérialiste de l'histoire où les forces en jeu nous dépassent, les idées ne servant guère plus que d'étendard même si les intellectuels voudraient croire, par fonction, au pouvoir des idées et de leurs indignations. Le marxisme lui-même donnait encore beaucoup trop d'importance à l'idéologie, devenue dogme à l'abri de toute dialectique négatrice. Lorsqu'on a affaire au réel, on n'est plus dans l'idéalisme de la pensée magique tellement juste qu'elle pourrait convertir la terre entière ! L'ignorance se rappelle à nous quand le cognitif se cogne aux réalités matérielles et aux puissances effectives. Du coup, la question n'est pas tant, comme on s'imagine, celle de ce qu'on voudrait, ni de ce qu'il faudrait, en surestimant nos moyens, mais celle du rapport de force actuel et d'une intelligence collective manquante.

Plutôt que de mythifier la démocratie et ses citoyens ou représentants, supposés compétents en tout, il serait de meilleure politique de reconnaître l'étendue de notre ignorance (en économie notamment) afin de se guider uniquement sur le résultat. Nos savoirs nous différencient mais l'ignorance nous rassemble. Au lieu d'exalter notre puissance collective dans les meetings, il vaudrait mieux partir de l'impuissance éprouvée, si désespérante, pour avoir une chance de la dépasser. A la place, on a l'affrontement de convictions inébranlables dans une guerre des religions dont aucune n'est vraie. L'idée qu'on pourrait décider dans quel monde on vit est tenace et partout démentie. Il y a des forces opposées. On ne fait que s'adapter aux évolutions, choisir son camp, résister comme on peut en se faisant basculer de gauche à droite. La politique reste le lieu du dogmatisme le plus aveugle, les idéologies prenant la place des religions mais divisant la société entre intérêts divergents, amis et ennemis intérieurs. Comme les religions, les idéologies ont réponse à tout, promettent la lune et se font une gloire de croire à ce qui n'existe pas, véritable marqueur identitaire.

Les sciences universelles en progrès sont une exception pour des humains qui sont partout religieux et dogmatiques, depuis la lointaine préhistoire. On a mis en évidence aussi depuis quelques décennies, tous les biais cognitifs qui expliquent notre commune connerie dont on fait l'expérience quotidienne. Il n'y a pas de quoi rehausser notre intelligence qui ne brille certes pas dans notre histoire où les événements nous échappent sans cesse et trahissent nos espérances. Il ne devrait donc pas être si difficile à des intelligences artificielles d'être plus intelligentes que ces foules sentimentales ! Ce ne sera pas un mal, introduisant plus de rationalité dans nos débats. Imagine-t-on une IA religieuse et qui croirait aux miracles ? mais connaîtra-t-elle son ignorance ? sans doute si c'est justement cette imprévisibilité de l'avenir qui motive la connaissance et donne valeur à l'information comme réduction de l'incertitude dans un monde incertain. Il n'y aura jamais de savoir absolu sans reste, absorbant la totalité du réel. Cela n'empêchera pas les déclarations définitives de ceux qui sont persuadés savoir ce qu'il nous faut... mais un coup de dé jamais n'abolira le hasard de la rencontre.

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