Le devoir d'être libre
Je n'ai pas parlé d'Alain dans mon bref survol de la philosophie du XXè siècle où il s'insérait mal, c'est que, même s'il a influencé toute une génération, c'était surtout un pédagogue (à l'ancienne et se plaignant déjà des nouvelles pédagogies) plus qu'un innovateur, faisant de la philosophie une activité réflexive et ne croyant ni au progrès de l'homme ni à celui de la philosophie. Je trouve quand même très rafraîchissante la lecture de ce philosophe pour classes terminales et pour journaux populaires (dont les propos sont un peu comme des billets de blog). Quoi de plus utile quand c'est bien fait, assez au moins pour engager une véritable réflexion ? Il se trouve que j'ai été dans le même lycée que lui, le lycée Michelet de Vanves (moi en 1968!), mais le sentiment de proximité et de fraternité que peut donner sa lecture, en dépit des divergences qu'on peut avoir, me semble à rapporter surtout à son attitude de foncière honnêteté, dans la lignée de Montaigne et Rousseau, ce qui se manifeste par un souci très démocratique de clarté, de simplicité et de modestie qui nous fait sentir l'homme dans toute son humanité. Il ne faut pas s'y tromper, si l'on est modeste, c'est de raison, par lucidité voire par "colère" (p283) de n'être pas ce héros qu'on célèbre ! Cela suffit à nous préserver des vanités de l'ambition mais n'empêche pas de se prendre pour le plus grand des penseurs et de juger le monde de haut. Comment pourrait-on penser autrement puisque "personne ne peut penser pour nous" ?
On peut quand même lui rétorquer que si penser par soi-même est donc inévitable, cela ne suffit pas à philosopher pour autant, signifiant trop souvent tout au contraire soustraire ses préjugés à la critique. Il a une confiance excessive dans la clairvoyance de la pensée. Avoir des idées claires et distinctes n'assure en rien qu'elles ne sont pas fausses et simplistes comme le sont tous les partis pris et boucs émissaires. S'il y échappe par son côté socratique dans lequel je me retrouve bien, à reprendre les choses à zéro à chaque fois comme s'il n'en savait rien (p54), ce n'est pas le sort commun. "Une idée que j'ai, il faut que je la nie ; c'est ma manière de l'essayer" p34, c'est effectivement cela, philosopher alors que la plupart ne cherchent qu'à consolider leurs convictions en restant entre-soi.
Il n'appliquait pourtant pas cet esprit critique aux philosophes, ne cherchant qu'à les mieux comprendre (sauf les bergsoniens qu'il détestait pour leurs platitudes ! p91). Il estimait beaucoup Platon, Rousseau, Kant ou Hegel, s'agaçant du discrédit de celui-ci pour de bien mauvaises raisons (ce n'est donc pas nouveau) se privant bêtement ainsi des "vérités qui tombent de Hegel comme la farine du moulin" p37, sans avoir à faire grand cas de son système. Bien qu'il en parle moins, on peut dire qu'il hérite d'Aristote, et de son Ethique à Nicomaque, le coeur de sa philosophie, la valorisation de l'action ("Le plaisir s'ajoute à l'acte comme à la jeunesse sa fleur") qui détourne de la recherche du bonheur comme du bien suprême au profit de l'activité elle-même, à la poursuite donc de fins particulières. Ses deux principales références restent malgré tout Auguste Comte et Descartes. Surtout ce dernier pour son dualisme de la pensée et de la matière comme de la liberté et du déterminisme. En effet, s'il défendait volontiers, sans être socialiste pourtant, le matérialisme historique de Marx, auquel il reprochait de ne pas donner assez d'exemples concrets (p83), cela ne lui faisait pas rabaisser pour autant la haute valeur morale de la pensée et de la liberté, exactement comme le monde entièrement mécanique de l'étendue n'affectait aucunement pour Descartes le libre-arbitre de la pensée. Il me semble constituer ainsi le trait d'union trop méconnu entre Descartes et Sartre (du libre-arbitre à la mauvaise foi et l'humanisme si ce n'est la mise en littérature de la philosophie).
Alain était également un grand admirateur d'Auguste Comte et de sa théorie de la connaissance oubliée aujourd'hui alors qu'elle a tant inspiré le XIXè, et aussi bien John-Stuart Mill que Darwin. Par rapport aux nombreuses autres grandes périodisations des âges du monde menant à la science, la loi des trois états (théologique, métaphysique, positif) qui va du fétichisme à l'objectivité scientifique ne décrit pas seulement 3 états du monde mais 3 états de la pensée, toujours d'actualité, du subjectif à l'objectif. La raison pour laquelle j'ai voulu en parler ici, après une présentation très critique de l'histoire de la philosophie, c'est justement la position originale défendue par Alain en philosophie d'une positivité qui refuse les objections ("pas d'objections" était la règle dans ses classes). "Je ne suis pas porté à réfuter les autres ; et je ne réfute pas non plus les auteurs" p34.
Il faut bien dire que c'est une position de professeur de philosophie (à l'opposé de celle du philosophe comme de l'historien) essayant de faire sentir ce que chaque philosophe a de vrai (p246) au lieu de se précipiter sur sa réfutation avant d'avoir pu le comprendre (et bien que chaque philosophie soit bâtie sur la réfutation de ses prédécesseurs!). Il croit en prendre l'idée chez Hegel ("Tout est vrai dans les doctrines" p26) mais, pour lui, c'est plutôt que la vérité d'une proposition ou d'une philosophie ne serait finalement qu'une question d'interprétation : la vérité est première, c'est nous qui comprenons mal, même si "il n'y a de vérité que parce qu'on peut tout mettre en doute" p168 et qu'il faut en décider par notre propre examen pour se l'approprier. Ce n'est pas une question d'exactitude encore moins de certitude mais de signification (il insiste sur la différence que fait Platon entre la vérité et l'opinion même vraie p53). Reconnaître la vérité de chacun oblige cependant à renoncer à la cohérence d'ensemble recherchée pourtant par toutes ces philosophies, afin de ne plus s'attacher qu'à des vérités partielles, éternelles peut-être mais dans un domaine limité ("On dit souvent que rien n'est certain ; je dirais plutôt qu'il y a beaucoup de choses certaines, mais qui ne s'accordent pas aisément entre elles" p18B). Ce qui justifie en tout cas de terminer cette histoire par cet éveilleur qu'Alain a été pour ses élèves, c'est afin de laisser place pour finir au moment positif comme négation de la négation, moment nécessaire après-coup de reconsidérer un passé de l'humanité qui ne changera pas et qui nous est enseignement, pas seulement tromperie, moment de reconsidérer ce que non seulement la philosophie mais les religions mêmes ont pu produire de positif au-delà de la critique - car une négation est toujours partielle.
Si tout ce qu'on dit est vrai, s'il n'est besoin que d'y remettre la vie, et exactement de savoir ce qu'on dit, il est clair que toutes les religions sont vraies. Mais cette idée était difficile à faire entendre, et surtout par les philosophes de métier, qui ont tous la prétention de penser neuf, et d'abord de réfuter tout. p76
Avant de se lancer dans cette réhabilitation générale, on va une dernière fois appliquer notre esprit critique, auquel il n'est pas question de renoncer pour autant, afin de montrer qu'on ne peut adopter malgré tout cette positivité jusqu'au bout. Une fois qu'on en a dit tout le bien qu'on en pensait et qu'il fallait le lire, il n'y a aucune raison de trop épargner Alain dont l'influence a pu être regrettable sur quelques points et peut agacer parfois par ses parti-pris ou un bon sens un peu court. Même si Bergson s'était disqualifié en présentant la guerre de 14-18 comme la guerre de la civilisation contre la barbarie, le pacifisme d'Alain face à Hitler était indéfendable, victime de son propre dogmatisme l'empêchant de voir la différence. Contrairement à ce qu'il prétendait ce n'est pas pour entrer en guerre qu'il faut être deux, c'est pour être pacifiste qu'il faut être deux ! On peut aussi lui appliquer ses propres remèdes contre les objections qu'il faisait à la psychanalyse. Ainsi, on voit bien que, tout comme Sartre là encore, sa définition réductrice de la conscience lui fait rejeter l'inconscient comme contradictoire. On peut certes rapprocher le refoulement de la mauvaise foi qu'ils voudraient lui substituer, sauf que la différence justement, c'est d'en avoir conscience ou pas ! Ce que ce raisonnement rate, c'est ce qu'on pourrait appeler la conscience de la conscience car l'inconscient freudien n'est effectivement pas du tout sans aucune conscience, ce n'est pas l'inconscient biologique ou neuronal. C'est un savoir, et non pas le pur inconnu, mais que la conscience refuse (ou plutôt son surmoi, son narcissisme, sa conscience de soi). Pour Alain, la conscience est une, ce que je pense, c'est moi qui le pense (p130), je suis ma pensée. S'il s'obstine dans cette tautologie qui fait l'impasse sur ce qui vient de l'autre dans notre pensée (comme Rimbaud l'avait bien compris, "Je est un Autre") et n'admettant de division qu'entre soi et soi (la conscience et le soi), c'est qu'il prétend que "toute conscience est d’ordre moral" p53. Bien qu'il en dénie l'origine sociologique et veuille en faire une question de respect de soi, qu'est-ce donc que cette dimension morale et réflexive qu'il ajoute à l'intentionalité sinon le surmoi lui-même et le jugement des autres, le monde du langage ? Certes il ne s'agit pas d'un jugement extérieur mais intériorisé et... inconscient ! "C’est la volonté qui juge et pense", affirme-t-il, toute conscience étant volonté. Fort bien, mais c'est justement pour cela même que cette volonté (sous le regard de la conscience) refoule au nom de l'idéal du moi ou du narcissisme ce qui la gêne, ce qu'elle ne peut pas assumer, ce qui lui fait honte !
La question de la liberté est d'actualité, sous la forme de ce qu'on appelle pompeusement souveraineté. Cela justifie d'examiner d'un peu plus près la façon dont la conception particulière qu'avait Alain de la pensée pouvait le mener, par devoir moral, à l'affirmation d'une liberté considérée comme totale malgré le déterminisme intégral du monde matériel. Il s’agit toujours de faire, plutôt que de subir (d'Aristote aux stoïciens comme de Gentile à Lukàcs ou Debord), morale de Maître mais, exactement comme pour Sartre (ou Descartes), ce libre-arbitre s'exerce bien pourtant dans une situation que nous n'avons pas choisie, ce que Heidegger appelait l'être-jeté. "Dans le moment que l'on va choisir, on découvre que le choix est déjà fait. Car le monde n'attend pas que nous entrions en scène ; nous y sommes, et déportés d'instant en instant" p208. C'est une liberté singulièrement limitée ! "La volonté ne choisit jamais, mais s'affirme ou bien cède" p29B. La définition est très précise d'une liberté dont il faut souligner à quel point c'est le contraire de l'arbitraire et de la licence, s'identifiant comme pour Kant au devoir moral, à l'impératif catégorique ("Tu dois donc tu peux"). Ainsi, qu'elle soit entièrement contrainte n'entame pas une liberté qui est un devoir moral et ne peut se prouver mais seulement se vouloir. "Le premier et principal devoir est de me croire libre" p162.
On ne peut contester que ce soit effectivement la responsabilité qu'on attend de ses interlocuteurs (y compris des "suites imprévisibles de nos actions, donc ce qu'on n'a pas voulu" p96B), impossible de s'y dérober en invoquant ses propres excuses, l'autre n'y étant pour rien. Même s'il n'y a jamais de véritable dialogue (ce qu'Alain soulignait), on ne peut discuter non plus qu'à l'affirmer possible malgré tout. Il semble donc bien que notre rapport aux autres comme à nous-même soit basé sur une dénégation, celle de nos déterminations, pourtant bien réelles. Considérer l'autre comme une machine, c'est l'insulter, et se croire déterminé définit la mauvaise foi d'une irresponsabilité qui s'affranchit de la morale. La contradiction pourrait cependant être levée me semble-t-il à remarquer que "penser", c'est ne pas savoir quoi faire, et déjà une suspension d'un déterminisme qui n'est pas mécanique justement, nécessité plutôt d'un arbitrage entre différents déterminismes, différentes valeurs dont on a hérité. C'est ce qui fait que penser, c'est forcément se penser libre de choisir, sans avoir à supposer une liberté métaphysique (pour Norbert Elias, c'est même la multiplication des contraintes et des choix à faire qui nous donne l'illusion de la liberté).
"La faute des fautes est de s’accepter soi-même comme une machine qui ne peut être autre" p165-166. "On ne se connaît point si on ne se condamne, ce qui est se diviser de soi, et en même temps se reconnaître" p266. "La générosité consiste dans la ferme résolution de ne jamais manquer de libre-arbitre" p265, ce qui veut dire d'aller contre l'animal et tous nos déterminismes, négativité de l'esprit qui dit non et ne va certainement pas du côté des plaisirs ou d'un bonheur égoïste (qui est privation du bonheur d'être libre et de la vertu, bonheur de l'effort et de pouvoir être fier de soi). En se référant à Kant, il dira d'ailleurs (p86B) que cela ne peut pas être de l'ordre du devoir et de la soumission alors que c'est juste savoir où est notre bien ("La volonté libre est le bien" p92B). Il ne s'agit jamais finalement que de se gouverner soi-même, tenir sa place (notamment à l'armée), ne pas céder à la facilité (Lacan dira, lui, qu'il ne faut pas céder sur son désir, ce qui est déjà autre chose). "C'est le divin dans l'homme, l'immatériel, l'immortel" (p80B) qui doit commander. Aristote disait "se savoir mortel et vivre en immortel". L'homme est ce qui est au-dessus de l'homme et lui donne sens (avec le risque cependant de mettre la barre trop haut pour nous et se sentir un sous-homme au regard de cette exigence).
Cette injonction, qui nous dit "tu es libre", est assurément encourageante et libératrice, la solution semblant à portée de main, on en sort regonflé comme après un sermon enflammé mais reconnaître le devoir moral d'être libre en toute situation ne dit rien de la liberté effective (c'est le fameux "Jamais nous n'avons été aussi libres que sous l'occupation allemande" de Sartre). De plus, on ne peut cacher qu'une certaine reprise de ce moralisme du dépassement de soi avait été discrédité par le pétainisme qui s'en était réclamé (comme les autres fascismes, et les communistes n'étaient pas en reste là-dessus). Il y a aussi une contradiction manifeste à parler d'un devoir d'être libre alors que "si je ne suis pas libre, il n'y a pas de devoir" (p56B). La liberté se dénonce comme simple devoir de faire son devoir (d'être un être de raison responsable). Cette morale de maître ou de soldat (l'expérience de la guerre l'a fortement marqué) a participé en tout cas à la culpabilisation des déprimés accusés bêtement de manquer de volonté et de démoraliser les troupes ! Il reste malgré tout vrai qu'on doit aux autres de faire bonne figure, encore faut-il le pouvoir... En fait, en bon prof, il s'acharne surtout sur les paresseux, la paresse étant pour lui la faute suprême, de subir passivement alors que le plaisir vient de l'activité, de l'effort et du travail. Il ne suffit pas, hélas, de croire à la volonté pourtant. On sait trop bien comme nos croyances peuvent nous égarer et que la volonté elle-même peut faire défaut. Comme dit saint Augustin, conforme en cela au Charmide, la volonté ne peut se vouloir elle-même (et saint Paul : "Je ne fais pas le bien que je veux faire et je fais le mal que je ne veux pas"). Pour que la volonté soit effective, il faudrait aimer dit-il dans ses Confessions, seul l'amour étant assez fort pour faire plier la volonté. Mais on retrouve le même paradoxe : s'il n'y a pas d'amour sans liberté, comme nous l'assure Alain - et qui nierait qu'on ne voudrait pas d'un amour contraint, n'étant plus désir de désir - peut-on soutenir qu'on serait libre d'aimer pour autant ? Le désir serait-il sans cause ? Il faudrait parler de spontanéité tout au plus mais, là encore, Alain veut ne voir que la volonté, cette fois volonté d'être heureux avec l'autre. On frôle le sophisme même s'il n'y a sans doute pas d'amour durable sans le vouloir et que "l'amour se fortifie par les obstacles", mais qui voudrait de cet amour raisonnable et dépouillé de toute passion ?
Il est clair que, un peu comme Fichte pour qui la conscience de soi est devoir-être, effort contre le non-moi, Alain cultive dans la volonté surtout le désir de se dépasser, au-delà de la maîtrise de soi, en particulier grâce à l'identification à des hommes exceptionnels - alors qu'il ne croit pas du tout à l'homme nouveau des utopistes ni aux théories critiques, tellement à la mode aujourd'hui, dénonçant férocement l'homme aliéné : "Qu'ont-ils fait, sinon jeter le soupçon de falsification et de mensonge sur les hommes ?" (p285). L'aliénation pour lui, c'est de se laisser aller comme on l'a vu, rester passif, mais cela ne devrait justifier que le mépris de soi, pas celui des autres pauvres aliénés, ni de se prendre pour l'homme total qui saurait bien vivre, aurait atteint le but et plus rien à apprendre. Ainsi, individuellement, l'homme dépasse l'homme mais l'humanité reste toujours la même (à 2500 ans de distance, Platon et Aristote suffisent à nous en assurer). Il y a juste quelques modèles à suivre.
Car toute conscience est d'ordre moral, puisqu'elle oppose toujours ce qui devrait être à ce qui est. Et même dans la perception toute simple, ce qui nous réveille de la coutume c'est toujours une sorte de scandale, et une énergique résistance au simple fait. Toute connaissance, ainsi que je m'en aperçus, commence et se continue par des refus indignés, au nom même de l'honneur de penser. Car la conscience suppose une séparation de moi avec moi, en même temps qu'une reprise de ce que l'on juge insuffisant, qu'il faut pourtant sauver. Toutes les apparences de la perception sont ainsi niées et conservées ; et c'est par cette opposition intime que l'on se réveille. D'où j'ai tiré tout courant que, sans la haute idée d'une mission de l'homme et sans le devoir de se redresser d'après un modèle, l'homme n'aurait pas plus de conscience que le chien ou la mouche. p77
C'est cette leçon d'admiration qu'on va essayer de retenir pour un dernier retour rapide sur l'histoire de l'esprit, laissant la critique cette fois pour y reconnaître les éclairs de vérité qui l'ont illuminée car il n'y a pas eu seulement violences et tromperies mais aussi de longues élaborations et quelques trouvailles.
La pagination renvoie à "Histoire de mes pensées" ou (avec un B) aux esquisses sur le bonheur.
Article intégré à une petite histoire de la philosophie.
Il faut signaler aussi la récente découverte de l'antisémitisme honteux d'Alain dans son journal...
Lacan a fait le constat de la supériorité de la religion sur la psychanalyse parcequ'à travers les soubresauts de l'Histoire de l'Humanité, c'est elle qui revient toujours, tôt ou tard, comme figure de proue de la Liberté. Ce n'est pas "croyable" et si on nous impose que ce le soit, c'est arbitraire. Alors je finis par me demander si notre liberté n'est qu'illusoire malgré une aspiration bien réelle à être libre quand nous sommes prisonniers ou oppressés.
Tout dépend de ce qu'on appelle liberté qui peut effectivement se définir simplement par rapport à l'esclavage comme le fait de décider par soi-même de ce qu'on fait. J'ai cependant déjà souligné que cette autonomie sert habituellement à faire le nécessaire (notamment dans le travail même sans subordination).
Pour Alain (comme Descartes, Kant, Fichte) la liberté est morale, contrainte intérieure s'opposant aux contraintes extérieures. Ce n'est pas non plus une liberté absolue. On n'est certainement pas libre de choisir les valeurs auxquelles on tient ni de devenir un autre mais on est libre d'agir selon nos valeurs.
Il est absurde de dire que la liberté est complètement illusoire puisqu'on réfléchit lorsqu'on ne sait pas quoi faire avant d'en décider mais il est exact qu'on ne pense pas la même chose et qu'on n'a pas les mêmes combats en 1968, dans les années 80 ou aujourd'hui avec la montée des nationalismes, et ça, l'époque qui nous produit, on ne la choisit pas (alors qu'on s'imagine que c'est là qu'on choisit le plus fondamentalement).
Les religions et autres sectes font appel à une liberté supposée entière de choisir entre le bien et le mal, la bonne foi et la mauvaise foi, mais c'est pour la supprimer immédiatement comme le procureur reconnaît la liberté du malfrat pour l'en priver. En effet, la conversion est bien un acte de liberté mais qui est engagement dans un dogme qu'on n'est plus libre de critiquer. Le devoir n'est plus libre (sauf à réitérer la conversion initiale), la causalité étant renvoyée sur un Autre nous allégeant ainsi de la responsabilité du monde et de notre liberté de jugement.
C'est le problème de la soumission librement consentie, syndrome plus ou moins adaptatif de Stockholm qui ne fait que remettre en cause le principe de toujours vingt fois sur le métier remettre l’ouvrage, ou du zen, tomber 7 fois se relever 8.
Je n'aime pas du tout l'idée de "servitude volontaire" de La Boétie (ou Montaigne) qui séduit tant de gens alors que cela me semble d'une rare idiotie faisant croire qu'il suffirait d'abattre le pouvoir pour être libres, sans qu'un autre pouvoir se reconstitue immédiatement, il suffirait de se libérer de ses chaînes, d'ouvrir la porte de la prison qui nous enferme pour entrer dans le royaume de la liberté. Kant raconte que l'oiseau aimerait se libérer de la résistance de l'air sans laquelle pourtant il ne pourrait voler. Le seul royaume de la liberté est celui du détachement qui revient à se retirer de l'existence sinon il y a tout au plus une comédie de la liberté, un rôle qu'on se donne et nous enferme, interdit d'être un autre.
En fait, on peut dire que toute liberté est soumission volontaire (seule une liberté peut être soumise et il n'y a pas de liberté sans pouvoir qui la contraint comme l'a montré Foucault). D'ailleurs Alain montre que tout le monde se soumet à l'ordre établi, y compris le révolutionnaire ou le criminel qui ne le contestent que sur un point et acceptent tout le reste dans leur vie. J'ai même rarement vu autant de soumission volontaire que dans les groupes radicaux (même Julien Coupat s'en moque dans "A nos amis").
Le problème n'est donc pas vraiment de la soumission librement consentie mais que la promesse de libération, d'une liberté enfin totale, produit une soumission totale (au groupe, au libérateur, aux codes transgressifs, etc). Ne pas admettre les limites de la liberté mène, par décision libre, à supprimer la liberté elle-même. La liberté se prouve en se supprimant. C'est la logique du djihad comme du suicide.
Lorsque Kojève notamment fait de la religion le parti de la liberté contre le déterminisme des causes philosophiques, il faut voir de quelle liberté on parle, celle du pur arbitraire divin (qu'il relie à l'arbitraire du signe). Lorsqu'on dit que les Grecs n'avaient pas notion de la liberté, c'est un peu fort car ils l'avaient en opposition à l'esclavage au moins et aucune philosophie n'a de sens si on n'est pas libre. Il n'avaient juste pas la notion d'une liberté arbitraire et sans cause, d'une liberté qui soit autre chose qu'une responsabilité face aux autres (comme elle l'est pour Alain).
Nous sommes en interaction, avec les autres, avec les différents éléments de notre milieu avec lequel nous n'avons d'autre choix que de composer avec nos moyens limités. Toutefois, la servitude volontaire existe aussi. C'est une façon de rationaliser nos soumissions, celles liées au groupe, mais aussi toutes les autres soumissions.
Le thème de l'émancipation donne lieu à un travail sur soi (psychanalyse) et à un travail collectif (la recherche de structures et de procédures moins aliénantes (la recherche de plus d'intelligence collective). Ce qui ne signifie quand même pas qu'il suffirait de s'affranchir de ces soumissions pour être absolument libre. Nous continuerions bien d'être en interaction avec les autres et notre milieu.
Un travail peut être moins aliénant qu'un autre, laisser plus de liberté, mais on choisit relativement rarement son travail, ce qu'il faudrait favoriser. Il y a des milieux, des relations aliénantes dont on peut sortir mais là encore il faut avoir le choix, si c'était si facile, s'il n'y avait pas des liens et des contraintes, on n'en parlerait même pas. En dehors de ces rares moments de rupture qui peuvent être violents, il n'y a que soumission volontaire (la liberté est rare).
Ma propre expérience, c'est que l'effort d'émancipation n'est la plupart du temps qu'une aliénation redoublée. Si je me suis émancipé de la religion, c'est sans le vouloir, de ne plus pouvoir y croire malgré la pression du groupe alors qu'ensuite, lorsque j'ai voulu cette fois m'émanciper, je n'ai fait que tomber sous le conformisme d'un autre groupe (transgressif). Il faut voir que dans les religions, les monastères, on ne parle tout autant que de se libérer pour mieux se soumettre au groupe. La psychanalyse est tout autre chose en principe mais est démentie par ses effets de groupe et ses réseaux transférentiels.
Alain est rafraichissant à se moquer des théories de l'aliénation pour ne prêter attention qu'à la liberté en acte, réalité ponctuelle qui tient plus du risque et du devoir que de la libération ou de la licence, que d'une sorte d'avant-garde éclairée de l'humanité libérée d'un passé trompeur et qui relève de l'identification à l'homme idéal. Identification qui peut amener à se dépasser, ce qui est sans doute positif mais relève plus de la soumission au but fixé, aux règles qu'on se donne que d'une nouvelle liberté.
LA liberté est vraiment un sujet philo compliqué et même intordable. Parfois je le pose de cette façon très concrète qui met en avant la compétence comme composante de la liberté: si je suis au bord d'un lac et que je sais nager, j'ai la liberté de m'y baigner, de le traverser..., à condition que je ne fasse pas partie d'un groupe qui m'imposerait de ne pas me baigner, ou l'inverse!
Cette question de la liberté renvoie à celle du sens, aussi compliqué. 1) Le sens est-il le produit de notre action ?(sens-produit)
2) Le sens est-il une donnée, préexiste-t-il ?(sens-donné)
Ces deux formulations ne sont d’ailleurs pas incompatibles. Elles nous renvoient au débat immémorial sur la liberté, absolue, concrète ou nulle. Pour répondre à la question la plus facile, la liberté nulle, ou comment prouver que la liberté existe, Fernando Savater nous propose une méthode amusante : « Si quelqu’un s’obstine à dire que les hommes ne sont pas libres, je te conseille de lui appliquer le test du philosophe romain. Dans l’antiquité, un philosophe romain discutait avec un ami qui niait la liberté humaine et assurait que les hommes n’ont pas d’autre choix que de faire ce qu’ils font. Le philosophe prit sa canne et se mit à le frapper de toutes ses forces. « arrête de frapper, ça suffit, arrête de frapper » criait l’autre. Mais le philosophe, sans cesser la bastonnade, continuait d’argumenter : « n’as-tu pas dit que je ne suis pas libre, et que je n’ai pas le choix de faire autre chose que ce que je fais ? Alors, ne gaspille pas ta salive en me demandant d’arrêter : je suis un automate ». Et le philosophe ne suspendit sa raclée que lorsque l’ami eut reconnu que le philosophe pouvait librement cesser de le battre. Le test est valable, mais je te conseille de ne l’utiliser qu’en
dernier recours, et toujours avec des amis qui ne pratiquent pas les arts martiaux… ». C’est
simple et efficace. J’en déduis qu’il existe du sens que nous produisons, du « sens-produit »
dont nous sommes responsables, puisque dire l’inverse reviendrait à nier la liberté. Le nonsens
peut donc aussi avoir sa source dans l’action humaine.
Le « sens-donné », par opposition, concerne tout ce qui échappe à notre volonté, aujourd’hui et pour toujours. Le passé, les lois de la physique suffisent à fonder cette catégorie. Le non-sens ne peut être issu de cette catégorie.
Que reste-t-il ? La volonté de Dieu ? Peut-être, qui sait ? Mais l’affirmer revient à créer du sens, à entrer dans la catégorie du sens-produit, que Dieu existe ou non.
En résumé, je peux produire du sens, et si je coordonne mon action avec d’autres personnes, je vais pouvoir créer du sens dont nous serons collectivement responsables. Un
orchestre de musique permet ainsi de transcender l’action de chacun des musiciens.
Toutefois, cette création de sens, individuelle ou collective restera limitée par nos capacités
concrètes qui ne sont jamais infinies, même en cas d’entraînement intensif.
Moi, je ne trouve pas que la question de la liberté soit si compliquée, elle ne l'est que parce qu'on introduit des absurdités d'origine théologique, d'une liberté inconditionnée et sans excuses sociologiques, familiales ou autres.
Notre liberté est effectivement essentiellement une responsabilité par rapport aux autres et donc, la liberté de battre ou ne pas battre fait partie de la relation à l'autre (il y a bien des cas où l'on est obligé de battre, la plupart du temps de ne pas battre). C'est toujours une liberté dans des limites étroites qui dépendent de notre position et de la situation. Les jeux sont basés là-dessus (sans liberté pas de jeu mais sans règles non plus). Il n'y a de problèmes qu'à vouloir fonder métaphysiquement ce qui n'est qu'une autonomie de décision et surtout la liberté de tromper (ou dissimuler).
Il y a effectivement l'idée d'une liberté qui dépend de l'information, de la perception, de la compétence au sens où cela amène des possibilités supplémentaires et meilleures, ce qui dépend aussi des possibilités objectives. Il vaut mieux être dehors qu'en prison mais même en prison on a une liberté de mouvement, simplement très très réduite.
Le sens comme représentation globale et engagement dans l'action précède toujours le choix à faire, on est toujours déjà engagé. Le sens n'est pas inventé, il est soit social, hérité, soit rationnel, universel. Il n'y a certainement aucune liberté pensable du sens qui est la signification qui nous motive. Ne croit pas qui veut, on ne choisit pas ce qu'on pense. Je renvoie à nouveau aux différentes façons de penser, aux sens très différents de Mai68 par rapport à aujourd'hui (ou d'autres époques). Si Dieu n'existe pas, la société existe, la culture, le langage, le sens (qui rencontre l'absurde du non sens sur lequel il se cogne). Nous ne produisons pas du sens, nous nous y positionnons par rapport aux autres, affirmons notre parti-pris, par exemple de prouver sa liberté en tirant sur la foule. Si nous avons bien à donner sens à une existence qui n'en a pas, ce n'est pas en l'inventant mais à partir des discours du moment.
Nier la liberté est aussi idiot que de s'en faire tout un plat, la réalité de notre existence étant de n'être pas tellement libre, prise dans la répétition, l'habitude, l'identité, la nécessité sans que cela empêche de devoir faire des choix sans arrêt. Nous sommes un organisme cognitif autonome dont on n'a pas tellement de raisons de penser que ce serait si différent d'une intelligence artificielle soumise à un deep learning intensif et qui doit évaluer le meilleur choix. Un robot peut avoir une certaine liberté dans le choix de stratégies, notamment lorsqu'il ne peut choisir automatiquement mais doit rechercher de nouvelles informations. Même si ce n'est pas le même rapport qu'avec un humain, il n'est pas impossible de parler d'une certaine liberté dans ce cas, ne pas faire de la liberté une existence abstraite et transcendantale.
Une façon de sortir des sophismes sur la liberté, c'est d'en distinguer différents modes, comme je l'avais fait au moment de mon café philosophique sur le modèle des 4 causes : indépendance, efficacité, engagement, projet. A chaque fois, c'est concret, on n'est pas dans l'inconditionné ni l'arbitraire.
Oui, la liberté concrète n'est pas une question si compliquée dès lors qu'elle n'est pas embrouillée avec LA Liberté dans une acception absolue. Mais implicitement, il me semble que notre culture trimballe avec elle ce parasitage et qu'il est donc nécessaire de clarifier de quoi on parle, c'est ça qui est compliqué.
Ce que vous dites du sens m'interpelle "Il n'y a certainement aucune liberté pensable du sens qui est la signification qui nous motive." C'est sur le "aucune" que je bloque. Il me semble que nous co-construisons/produisons une part du sens, aussi limitée que puisse être notre contribution. ça me semble indissociable de la notion même de liberté.
Oui, nous co-construisons assurément le sens puisque personne ne peut penser pour nous et que nous avons une autonomie cognitive, mais nous ne faisons pas exprès. Nous ne créons pas les règle de la logique qui nous contraignent dans nos raisonnements. C'est parce que nous choisissons en fonction du sens que nous ne choisissons pas le sens mais cela n'empêche pas qu'on ait ses propres représentations et qu'on fasse des contre-sens, qu'on comprenne de travers, et même, pourquoi pas, qu'à se tromper on crée un sens nouveau mais sans le vouloir (un peu comme le mythe des premiers chrétiens a motivé un christianisme régénéré ou comme le mythe de la république romaine a influencé la révolution française).
On peut aussi défendre un sens qui nous est propre, qu'on se serait formé tout seul à partir des discours ambiants. Cela ne vaut rien en général, sauf exceptions, mais là encore, on ne choisit pas le sens auquel on s'identifie et qui nous a tellement convaincu qu'on s'en fait l'instrument.
Il faut du moins distinguer ce qui relève du fondement, le sens qui nous motive, et des sens secondaires entre lesquels on hésite. On ne peut être cause de soi-même, on est toujours causé par les discours, les autres, l'époque. Cela ne nous empêche pas de causer à notre tour, d'exercer notre liberté qui, simplement, n'est pas entière ni inconditionnée mais s'inscrit dans un discours préalable, un milieu social très codifié.
Rien à ajouter...pour le moment.